Interviews de M. Philippe Douste-Blazy, ministre de la culture, dans "Le Monde" du 15 octobre 1996 et du 31 octobre 1996, sur les manifestations culturelles en faveur du livre et de la lecture, la mission des bibliothèques publiques pour garantir le pluralisme, le projet de loi sur l'audiovisuel, le contrôle des pratiques anticoncurrentielles, le projet de fusion de Arte et La Cinquième.

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Média : Emission la politique de la France dans le monde - Le Monde

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Le Monde : 15 octobre 1996

Le Monde : Qu'attendez-vous de cette troisième édition du Temps des livres ?

Philippe Douste-Blazy : Avec 4000 manifestations – contre 3 500 en 1995 –, le Temps des livres s'enracine non seulement en France, mais dans plus de 60 pays. C'est l'initiative qui a le plus d'impact dans les zones rurales et les petites villes. Ce succès est très lié au réseau que forment nos 2 500 bibliothèques et nos 20 000 librairies. En passant du week-end de la Fureur de lire aux deux semaines du Temps des livres, les manifestations ont pu prendre une « respiration » et toucher ainsi un public plus nombreux avec plus de trois millions de personnes en 1995.

Le Monde : Mais dans certains pays étrangers, la demande de culture française est plus importante qu'on ne le dit, et pourtant la France est curieusement absente…

Philippe Douste-Blazy : C'est vrai. On a trop souvent confondu langue française et francophonie. Or, c'est un ensemble. Il faut, certes, se battre pour que le français ne « s'abîme » pas. Mais il faut être présents et offensifs, ne pas laisser passer l'ère du numérique, ne pas laisser les Américano-Australiens déverser partout leurs programmes. Ce n'est pas uniquement un problème de langue, c'est un problème de dynamisme culturel.

Le Monde : Mais comment faire, dans un pays qui possède à part égale un fort chauvinisme et une bizarre haine de soi, de sa culture ?

Philippe Douste-Blazy : Certes, nous avons là un effort à faire. J'ai mis en place des aides. J'ai rencontré des éditeurs afin que nous soyons plus actifs à l'étranger. Mais il n'en reste pas moins que, si nous ne croyons pas nous mêmes à notre propre littérature, les étrangers y croiront encore moins. Le Temps des livres, pour moi, vise à expliquer à tous les adolescents, à tous les adultes, qu'ils sont eux-mêmes des acteurs de l'écrit.

Le Monde : Le Temps des livres inclut un « Dimanche des libraires ». Comment votre souci de soutenir les librairies se traduit-il concrètement ?

Philippe Douste-Blazy : Depuis les débuts des années 70, la situation économique des librairies est fragile. Une étude menée en 1993 a montré que leur rentabilité moyenne était de 0,5 % du chiffre d'affaires, ce qui prouve que, si l'on ne fait rien, les librairies risquent de subir le même sort que les disquaires. C'est pourquoi je demeure favorable à une évolution législative pour plafonner les rabais sur les prix des livres consentis aux collectivités. Encore faut-il que tous nos autres partenaires, y compris ministériels, soient d'accord. Je sais que vous aimeriez que je dise : « Je vais présenter un projet de loi ». Je dis seulement : « Je suis, moi, pour une modification législative, mais je ne suis pas le seul à décider. »

Le Monde : La Cour des comptes vient de sévèrement mettre en cause le manque de netteté dans les attributions de différents services de votre ministère. Allez-vous assainir la situation ?

Philippe Douste-Blazy : Je constate d'abord que la Cour reconnaît la légitimité d'une politique du livre. Mais nous devons veiller à ce qu'elle soit cohérente et efficace. Je vois trois conditions à la cohérence : que la politique soit guidée par des valeurs communes que l'on pourrait résumer par le mot de diversité ; qu'elle agisse en faveur de l'ensemble de la chaîne du livre ; que les différents outils de l'action-publique soient adaptés aux besoins d'intervention.

En ce qui concerne l'efficacité, il faut savoir que les aides du ministère de la culture ne représentent que 270 millions de francs (le chiffre d'affaires global de l'édition est de 23 milliards). On doit continuer à aider ce qui sert la pensée et qui est menacé. Mais il faut être sûr que les prêts ne se transforment pas en dons. J'ai demandé à la direction du Livre et de la lecture que les subventions aillent à des projets culturels, pas à des entreprises en difficulté. Les subventions du Centre national du livre (CNL) ne sont pas faites pour cela, sinon nous serions dans un système de plus en plus étatisé. Or, l'État est là pour servir l'art, non pour le diriger. C'est Malraux qui l'a dit, il avait raison.

Le Monde : Cet équilibre entre « servir » et « diriger » renvoie à un cas qui vous réoccupe depuis qu'à Orange le maire Front national a fait retirer un certain nombre d'ouvrages de la bibliothèque municipale. Vous venez d'annoncer un Forum de l'écrit, à Orange, en mai ou juin 1997.

Philippe Douste-Blazy : L'objectif de ce Forum, dont le thème sera « Écrit et pluralisme », est de montrer que le seul garant d'une civilisation, c'est l'ouverture aux autres. C'est symboliquement que j'ai choisi la seule municipale en France qui, depuis la décentralisation, a remplacé dans sa bibliothèque des ouvrages sur la deuxième guerre mondiale, des bandes dessinées dont les protagonistes ne sont pas des Blancs, par des publications prônant l'intolérance. Par ailleurs, cette affaire d'Orange a montré la nécessité d'empêcher toute atteinte à la mission des bibliothèques publiques, qui est de diffuser le plus largement l'ensemble de la production éditoriale. C'est pourquoi je suis favorable à une loi sur le pluralisme des bibliothèques publiques. Celle-ci garantirait, plus que les textes actuels, la présence de professionnels à la tête de ces établissements, et permettrait à l'État de prendre des sanctions effectives contre ceux qui s'autoriseraient des actes de censure. Ce projet de loi est compliqué à élaborer car il doit être parfaitement compatible avec la décentralisation. Mais j'espère pouvoir le présenter d'ici à la fin du premier semestre 1997.

Le Monde : Parallèlement à ces dispositions législatives, vous insistez sur la nécessité que la culture soit un « moteur psychologique » de la lutte contre l'exclusion. Quelle est la place du livre dans ce domaine ?

Philippe Douste-Blazy : Parmi les vingt-neuf projets qui font participer des habitants de quartiers « difficiles » à un processus de création culturelle et artistique conduit par un artiste, j'en évoquerai deux, en raison du haut niveau d'exigence avec lequel ils ont été conduits. À Lorient, dans le quartier de Kervanec, le projet s'est articulé autour de la réalisation collective d'un livre par une quinzaine de personnes en grande difficulté d'insertion, bénéficiant d'un contrat emploi-solidarité. Leur texte est un roman policier que Gallimard va publier dans la « Série noire ». Le deuxième projet est une opération « livre et cinéma » réalisée dans le quartier des Coteaux à Mulhouse. Le film, Zone franche, sortira le 25 novembre.

Le Monde : L'accès au livre, dites-vous, doit être favorisé de toutes les manières. Pourquoi alors est-il de plus en plus absent des chaînes publiques de télévision ?

Philippe Douste-Blazy : Un Français passe en moyenne trois heures par jour devant la télévision. Pour un enfant, ce chiffre est plus élevé. Il est donc nécessaire que la télévision renvoie sur le livre. Le président de France-Télévision montre, dans ce domaine, une réelle ambition, traduite dans la programmation. Sur France 3, outre « Qu'est-ce qu'elle dit Zazie ? », qui devient hebdomadaire, « Soir 3 » présente chaque jour un « Livre de chevet ». Enfin, un magazine philosophique mensuel sera proposé, à partir de la fin de cette année.

De plus, je souhaite faire aboutir le projet « 3615 LIVRE » : je veux qu'à l'occasion du plus grand nombre d'émissions possibles, documentaires mais aussi fictions, un bandeau renvoie le spectateur vers une base bibliographique de 350 000 titres. Ainsi, par exemple, un téléspectateur qui vient de voir L'Adieu aux armes pourra prendre connaissance de tous les livres disponibles en librairie de et sur Hemingway, la guerre d'Espagne, les Brigades internationales, Malraux…


Le Monde : 31 octobre 1996

Le Monde : Pourquoi renforcer les pouvoirs du CSA ?

Philippe Douste-Blazy : Avec le développement des bouquets de programmes par satellite, il devenait urgent d'organiser un rapprochement entre les législations régissant le câble et le satellite. Il fallait les aligner. Les chaînes du câble et du satellite feront donc l'objet de conventions avec le CSA qui sera placé au cœur de la régulation éditoriale de l'ensemble des services de radiodiffusion.

Le projet de loi vise aussi à contrôler les pratiques anticoncurrentielles. Il contraint par exemple quelqu'un, qui développe un décodeur, de le rendre accessible à ses concurrents. Le texte prévoit surtout l'obligation pour tout bouquet numérique de consacrer au moins 20 % de son espace à des chaînes indépendantes des opérateurs. Si l'on ne fait pas ça, on se retrouvera dans la situation du cinéma. C'est le rôle de l'État de mettre des garde-fous, sinon ce sera le système du tout-argent et cela veut dire que l'on sera tous américains ou australo-américains.

Le Monde : La fusion Arte-La Cinquième est-elle inéluctable ?

Philippe Douste-Blazy : Nous souhaitions rationaliser les structures de l'audiovisuel public. Nous sommes le seul pays à avoir quatre chaînes publiques. Je suis contre la privatisation d'une chaîne de France Télévision, comme France 2. Mais il était logique de faire une même structure d'Arte et de La Cinquième, pour créer un grand pôle public de la connaissance, du savoir et de l'éducation. Un pôle qui ne se contente plus d'une audience de 2 % à 3 % mais qui puisse atteindre 10 %. Cela permet de consolider ces chaînes et de les mettre à l'abri de tout risque de remise en question budgétaire par des parlementaires. Et aussi de leur éviter de devenir à terme des chaînes réservées au câble ou au satellite. Il s'agit d'une chaîne de culture, indispensable, donc accessible à tous en hertzien.

Un jour, j'espère qu'on fera un grand pôle audiovisuel extérieur français, en accord avec le Quai d'Orsay. Je pense à une BBC World à la française, adossée à des services publics, plutôt qu'à une télévision de type CNN. Il est important que l'image et la voix de ce pays puissent exister ailleurs.

Le Monde : Est-il normal que France Télévision participe au financement d'un bouquet numérique privé comme Télévision par satellite ?

Philippe Douste-Blazy : Est-ce que le service public doit participer ou non à la révolution numérique ? Il y a deux bouquets. L'un demande à France Télévision d'y participer. Fallait-il refuser ? Tôt ou tard, les deux bouquets doivent s'entendre. Il faut que le service public soit présent et accessible à tous.

Le Monde : Certains arguent que les présidents de chaîne publique doivent être nommés par le gouvernement et non plus par le CSA. Qu'en pensez-vous ?

Philippe Douste-Blazy : Il y a une ambiguïté entre les organes de presse et de communication et les pouvoirs politiques. Il est nécessaire, pour que le système soit crédible, que les pouvoirs publics acceptent son indépendance. Il faut que les rédactions et les journalistes fassent pareil, ils ont la responsabilité d'être objectifs. Le système est arrivé à maturité : lors de l'élection présidentielle, il n'y a pas eu de polémique sur les temps de parole des candidats. Une vraie démocratie, c'est une démocratie où un ministère comme celui-là s'occupe des industries de la communication, des grands enjeux et ne passe pas de coup de fil pour exprimer son mécontentement.