Interviews de M. Jean-Claude Gaudin, ministre de l'aménagement du territoire de la ville et de l'intégration, dans "La Tribune Desfossés" du 3 octobre 1996 et dans "Le Monde" du 18, sur le schéma national d'aménagement du territoire, sur le projet de schéma de développement de l'espace communautaire (SDEC) et la mise en place de la zone franche en Corse.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : Emission la politique de la France dans le monde - La Tribune Desfossés - Le Monde

Texte intégral

La Tribune Desfossés - 3 octobre 1996

La Tribune : Le débat qui a précédé l’adoption de la loi d’orientation de développement et d’aménagement du territoire a suscité un immense espoir parmi l’ensemble des acteurs concernés. Depuis février 1995 toutefois, l’action du gouvernement a principalement porté sur le pacte de relance pour la ville, avec ses « zones franches » et aujourd’hui ses « emplois-ville », au point que nombre d’élus, y compris au sein de votre propre majorité, déplorent la lenteur de la mise en œuvre de la loi, et parlent même à propos de celle-ci d’une « cathédrale vide ». Comment expliquez-vous ce ressentiment ?

Jean-Claude Gaudin : Il est inexact de prétendre qu’il y a des retards dans la mise en œuvre de la loi. Dès février 1996, la plupart des mesures d’application directe étaient en vigueur : une vingtaine de décrets étaient déjà pris. Il faut « tordre le cou » de cette rumeur. Si déception il y a, elle ne vient pas de là.

J'Y vois pour ma part une autre explication : beaucoup de nos concitoyens perçoivent l'aménagement du territoire comme une réponse à leurs difficultés quotidiennes et à leurs inquiétudes pour eux-mêmes et leurs enfants. Le débat qui a précédé le vote de la loi a donc fait naître beaucoup d'espoirs d'améliorations à court terme. Dans le même temps, on n'a pas suffisamment souligné que les politiques d'aménagement du territoire ne produisent pas d'effets immédiats. Comment s’étonner, dans ces conditions, que, un an et demi après le vote de la loi, certains soient déçus ? Par ailleurs, il n’est pas pertinent d’opposer politique d’aménagement du territoire et politique de la ville et de laisser à penser que l’une souffrirait des soins apportés à l’autre. La politique de la ville n'est qu'un des volets d'une politique globale d'aménagement du territoire.

Je rappelle en outre que, au moment où le pacte de relance pour la ville était annoncé, j’ai fait prendre, après des discussions serrées avec Bruxelles, le décret délimitant les zones de revitalisation rurale qui couvrent 40 % du territoire et dans lesquelles s’appliquent de mesures très fortes en faveur du développement économique.

La Tribune : La politique poursuivie aujourd’hui apparaît à beaucoup davantage comme une politique curative que préventive. Votre action n’a-t-elle comme vocation qu’à s’exercer en termes d’urgence ?

Jean-Claude Gaudin : Bien évidemment non ! Mais lorsque le nécessaire n’a pas été fait, c’est-à-dire lorsque les politiques préventives n’ont pas été menées on est bien obligé de commencer par s’occuper des situations les plus préoccupantes. Nos prédécesseurs ont pensé que la décentralisation allait tout régler, qu’il suffisait de donner de nouveaux pouvoirs aux collectivités locales pour que le territoire se développe de manière équilibrée. Ce fut une grave erreur dont ils conviennent aujourd'hui. De plus, ce n'est pas parce que le gouvernement a pris des mesures curatives à court terme, nécessairement spectaculaires, qu'il a délaissé les actions à long terme. Depuis 1995, une vaste réflexion a été engagée pour préparer le schéma national d'aménagement et de développement du territoire. Ce schéma véritable clé de voûte de la politique d'aménagement du territoire qui doit fixer les grandes orientations de l'aménagement de notre pays à l’horizon 2015, est une des illustrations de l’action préventive que nous menons en concertation avec les collectivités locales.

La Tribune : Le prochain comité interministériel d’aménagement du territoire (CIAT) examinera le projet de loi sur le développement rural et ce projet de schéma national d’aménagement du territoire. Que faut-il attendre de véritablement nouveau en faveur du monde rural, et quelles sont les grandes orientations que vous souhaitez dégager dans le cadre du schéma national ?

Jean-Claude Gaudin : Ecoutez, il faut être réaliste. Personne ne peut prétendre posséder le remède miracle qui serait susceptible d’inverser les tendances à l’œuvre dans certaines parties du monde rural. D'autre part, il faut cesser d'appréhender le monde rural comme un « problème » et de le considérer comme un ensemble uniforme. L’existence de vastes espaces diversifiés faiblement peuplés, et d’un réseau de petites villes est une caractéristique essentielle de notre territoire qui participe de l’identité nationale. Le plan que je prépare vise à conforter cet atout et accompagner cette évolution. Il comporte quatre thèmes principaux : la diversification des activités et le soutien des entreprises ; le développement d’une offre de logements privilégiant la réhabilitation ; l’amélioration des services collectifs ; enfin le renforcement du réseau des petites villes et des bourgs et l’amélioration des solidarités réciproques entre villes et campagnes.

Concernant le schéma national d'aménagement du territoire, il doit avant tout, dans un contexte de compétition économique exacerbée, privilégier le développement. Il faut consacrer l'essentiel de nos efforts, moins à une redistribution qu'à un rééquilibrage « par le haut », en tirant pleinement parti du potentiel de chaque territoire.

Ce schéma doit aussi proposer une meilleure organisation du territoire. Car au moment où les ressources sont comptées, c'est dans une meilleure organisation de tous les acteurs que l’on sera plus efficaces et plus économes des deniers publics. Nous ne pouvons plus admettre les dysfonctionnements et les concurrences coûteuses. Il faut engager les réformes institutionnelles et fiscales qui permettront de mieux gérer les agglomérations et les espaces ruraux sans augmenter la fiscalité locale et en préservant le cadre de vie.

Enfin, troisième orientation indispensable dans le cadre de la mondialisation, il faut placer la France au cœur des échanges internationaux en multipliant les points de connexion avec l'économie mondiale que sont les grandes métropoles. Paris et l'Île-de-France ne doivent pas être seuls à assumer ce rôle car cela diminue nos chances.

La Tribune : Comment votre action s’inscrit-elle en harmonie avec la politique d’aménagement du territoire esquissée par l’Union européenne ?

Jean-Claude Gaudin : Je vois dans l'aménagement du territoire européen un double enjeu pour la France. Nous partageons avec nos voisins la particularité de vivre sur un territoire irrigué par un réseau de villes grandes, moyennes et petites, harmonieusement réparties sur un espace rural depuis longtemps façonné par l'homme. La France doit donc être attentive à ce que l'Europe conduise des politiques qui préservent ce modèle car il est le fondement de nos sociétés. La politique d'aménagement du territoire du gouvernement, de même que l'action qu'il mène à Bruxelles sur certains dossiers, comme par exemple les services publics, s'inscrivent parfaitement dans ce premier objectif. La France doit aussi, et c'est le deuxième enjeu, penser l'aménagement de son territoire de façon à ne pas rester à l'écart des grands courants de développement. C'est tout l’enjeu du futur schéma national qui doit servir de base aux positions que notre pays défendra au plan européen.

La Tribune : L’Europe intervient pour l’heure essentiellement à travers les fonds structurels et les programmes d’initiative communautaire. Les conditions d’intervention de l’Europe vous donnent-elles aujourd’hui satisfaction ?

Jean-Claude Gaudin : L’Europe est devenue incontournable pour l’aménagement du territoire avec une intervention moyenne de 10,6 milliards de francs par an pour notre pays. Ce montant représente le quart du budget annuel des contrats de plan Etat-régions. Les fonds structurels sont victimes de leur succès, ce qui conduit souvent à reprocher à l'Europe la complexité de la procédure d'attribution des crédits. Il est vrai que la multiplication des programmes d'initiative communautaire et les contraintes de gestion des fonds sont souvent perçues comme les blocages. Mais je n'ai encore trouvé personne pour m'apporter la preuve que les contraintes de gestion des crédits nationaux sont moins fortes et que l’État est un meilleur payeur que l’Europe ! Pour autant, des évolutions sont nécessaires. La construction européenne a abouti à deux démarches qu'il faut, à mon sens, rapprocher : les fonds structurels qui reposent sur un ensemble de principes et de règles hérités de plus de vingt ans de pratique. Et l'esquisse d'une politique européenne d'aménagement du territoire. Il faut sans doute mettre un peu de la souplesse et de la créativité de la seconde de ces démarches dans la première et un peu de l’argent de la première dans la seconde.

La Tribune : L’aménagement du territoire est parfois apprécié à l’aune de la réalisation de grandes infrastructures. Sur ce plan, le projet de politique communautaire dite des « grands travaux » a rencontré un cuisant échec auprès des pays membres. Leur concrétisation ne serait-elle pourtant pas un message fort de l’Europe à l’égard de ses ressortissants ?

Jean-Claude Gaudin : En France, nous avons volontiers une vision grandiose de notre avenir, un peu comme si la grandeur de notre pays se mesurait à celle de ses grands projets. Le rôle des petits projets est parfois tout aussi capital. Ainsi, les fonds structurels interviennent plus volontiers pour les projets modestes que pour de grandes infrastructures. Il n'est donc guère étonnant que le projet de politique communautaire des grands travaux est reçu un accueil réservé. Pourtant, à mon sens, la question d'un financement européen pour des projets d'infrastructures transnationales est justifiée, ne serait-ce qu'au nom du principe de subsidiarité. Je ne peux préjuger bien sûr de la mise en place d'un nouvel outil spécifique de financement des grands travaux d'ici 1999. Mais elle devra être à nouveau posée lors de la prochaine réforme des fonds structurels. Le fait que la France se soit montrée défavorable à une augmentation des fonds communautaires réservés aux grandes infrastructures, ce qui aurait entraîné une augmentation de la contribution des Etats, ne signifie pas que notre pays soit hostile à l'utilisation des crédits d'ores et déjà mobilisés pour ces grands travaux. Bien au contraire.

La Tribune : Qu’attendez-vous de la mise en œuvre du Schéma de développement de l'espace communautaire (SDEC) ?

Jean-Claude Gaudin : Il doit aboutir au premier semestre de 1997 à une vision commune aux quinze Etats membres des forces et faiblesses et des potentialités de notre territoire pour les années à venir. Inutile de préciser que, en France, la préparation de ce schéma est intimement liée à celle du schéma national d'aménagement du territoire. Je souhaite que, de cette vision commune, émergent les objectifs d'intérêt européen qui nous serviront de fil directeur pour la réforme des fonds structurels. Cela dit, nous avons déjà suffisamment de mal à mener notre politique d'aménagement du territoire sur le sol national sans aller épouser les contraintes sur le reste de l'Europe. Nous essayons de tirer le meilleur parti de l'Europe par l'utilisation de ses crédits et des fonds européens. Mais nous n’élaborons pas un schéma par rapport à des directives européennes. Il faut être clair, il n'y a pas particulièrement de politique européenne d'aménagement du territoire. Il y a une politique nationale. Je mets en marche la loi Pasqua avec toutes les difficultés que cela peut comporter et, en même temps, je me bats à Bruxelles pour obtenir le maximum de crédits, avec un équilibre entre zones urbaines et France rurale. Voilà la ligne directrice.

 

Le Monde - 18 octobre 1996

Le Monde : Etes-vous satisfait du feu vert de Bruxelles pour la zone franche en Corse ?

Jean-Claude Gaudin : Depuis que le premier ministre a lancé l'idée d'une zone franche pour la Corse, les efforts d'Alain Lamassoure et les miens ont été souvent salués par des ricanements. En définitive, nous avons obtenu de Bruxelles la quasi-totalité des choses que nous demandions. Les ministres de l'intérieur et de la justice ont leurs responsabilités politiques propres et je suis naturellement solidaire de leur action. Mon rôle à moi a été d'arracher le maximum d'avantages pour que la quasi-totalité des Corses, qui restent attachés à l'unité de la République française, sachent que le gouvernement connaît leurs difficultés et a obtenu pour eux un dispositif qui représente des sommes très impressionnantes. Pour ma part, je dirai : mission accomplie.

Le Monde : Le gouvernement est-il susceptible d'intervenir de nouveau sur les contours de cette zone franche ?

Jean-Claude Gaudin : La zone franche, par ses dispositions sociales et fiscales, est d'ordre législatif. Son entrée en vigueur au 1er janvier 1997 impose de l'inclure dans la loi de finances rectificative soumise au conseil des ministres du 13 novembre. L’Assemblée de Corse sera saisie pour avis d'ici la fin de la semaine. Sur le fond, le gouvernement n'a pas l'intention de modifier son contenu : d'abord parce que cela impliquerait de nouvelles négociations avec Bruxelles, qui est allé, à mon avis, au bout de ses possibilités de concessions ; ensuite parce que ce contenu à déjà fait l'objet d'une très large concertation. Le projet de loi tient d'ailleurs compte des nombreux avis et suggestions sur son contenu, émanant des milieux les plus divers, ce qui prouve la mobilisation des Corses pour la réussite de cette zone franche.

Le Monde : Quel sera le coût de cette zone franche ?

Jean-Claude Gaudin : Son coût est en partie fonction du développement de l'économie corse qu'elle va entraîner. Il faut donc souhaiter qu'il soit le plus élevé possible : si ça marche, ça coûte ; si ça ne marche pas, ça ne coûte pas ! Pour la première année, sur la base de l'activité économique actuelle dans l'île, ce coût est évalué à 540 millions de francs, soit 3 milliards sur les cinq ans.
Pour les Corses, cet avantage est du même ordre que la dotation de continuité territoriale ou les avantages fiscaux dont ils jouissent depuis deux siècles et auxquels ils sont très attachés.

Le Monde : De multiples critiques ont été émises, notamment sur ses risques de dérives ou l’absence de volet social.

Jean-Claude Gaudin : L'objectif de la zone franche est de conforter et de développer l'activité économique de l'île. C'est pourquoi toute mesure qui n'aurait eu qu'un effet d'aubaine a été écartée. C'est le cas des baisses supplémentaires de TVA, qui ont une efficacité économique discutable et pour lesquelles il aurait été très difficile d'obtenir une autorisation de la Commission. Des précautions ont été prises contre les risques de développement d'une économie fictive, destinée uniquement à tirer profit des avantages fiscaux. Cette préoccupation a été constante chez nos interlocuteurs corses : « Pas de Macao ! » Certaines activités, comme les jeux de hasard et d'argent, sont exclues de la zone franche. L'ensemble de ces dispositions permettra d'éviter tout risque d’économie-casino. »