Article de M. Bernard Kouchner, président délégué de Radical et ancien ministre de la santé, dans "Le Monde" le 4 juillet 1996, sur le statut des médecins dans la nouvelle organisation de la Sécurité sociale, intitulé "Santé : une réforme en quête de sens".

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  • Bernard Kouchner - Président délégué de Radical et ancien ministre de la santé

Média : Emission la politique de la France dans le monde - Le Monde

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Cinquante milliards ! Malgré le plan Juppé, voilà encore un drame financier pour l’assurance-maladie. Les comptes nationaux de la santé pour 1995 qui viennent d’être publiés n’incitent pas non plus à l’optimisme.

L’abîme de dettes supplémentaires dans lequel s’effondre la vieille maison de la Sécurité sociale n’a pas amélioré en proportion la santé publique. Il faut construire un construire un système neuf et viable de l’assurance-maladie. Les trois ordonnances du gouvernement adoptées le 26 avril en modèlent la maquette, mais l’ensemble manque de sens.

Le projet, même s’il présente des aspects positifs, tourne autour d’une fausse bonne idée, reçue de tous les politiciens : faire du médecin généraliste le centre du système de santé. Non, le centre ne doit pas être le médecin, mais le malade. Et surtout avant qu’il ne soit malade. Voilà qui changerait tout et donnerait à l’œuvre une signification.

Le pays doit débattre, sereinement mais avec lucidité, des objectifs que la collectivité s’assigne, et discuter encore pour affecter à ce but commun, en toute connaissance de cause, les moyens nécessaires. Le coût n’est pas seulement financier. Une vraie politique de santé publique, souci nouveau, doit commencer par la mise en place d’un ministère de la santé fort et autonome, comportant en tutelle l’assurance-maladie. Une vraie politique de santé doit substituer l’utilité publique au gaspillage et au libéralisme débridé. Elle doit avoir pour objectif, en une dimension retrouvée, la qualité de la vie : prise en charge médicale de proximité, si possible de jour, évitement de l’hospitalisation classique autant que faire se peut.

Le Gouvernement veut encadrer les dépenses de la médecine de ville – les dépenses hospitalières l’étant déjà depuis 1983. La réforme imposée réussit ce paradoxe d’apparaître, sur ce point, à la fois trop coercitive et pas assez contraignante. Pression des syndicats de médecins libéraux ? Division dans la majorité ? Pusillanimité après les manifestations de l’hiver ? Le choix s’est porté sur le contrôle a posteriori des dépenses. Pour être efficace, la maîtrise des dépenses doit s’exercer a priori. L’exemple de l’Allemagne nous le démontre. Le paiement à l’acte induit l’inflation des dépenses. Une partie de sa rémunération doit donc être versée directement au médecin par la caisse d’assurance-maladie. Un quart, un tiers, nous verrons avec les syndicats.

En découplant partiellement le prix la prescription du revenu du prescripteur, on pratiquerait une forme saine de contrôle des dépenses de santé du pays. Les économies financières préalables reposent aussi dans l’énorme gisement de la prévention. Le garde-fou coûte moins cher à la collectivité que l’accident, et le vaccin moins que l’épidémie.

Pourquoi ne pas expérimenter, avec quelques jeunes médecins volontaires, un système de rémunération différent, où ils pourraient suivre la santé des gens plutôt que leurs maux ? En les salariant, en leur offrant un forfait par famille, tout en maintenant toujours l’offre de médecine libérale. Pour que la prévention triomphe enfin sur la maladie, méditons cette antique méthode chinoise, où l’on payait son médecin tant que l’on n’était pas malade.

Au lieu de cela, nous allons partir dans un programme compliqué de sanctions tardives. Les médecins ne méritent pas qu’on les punisse, ils sont dignes qu’on les convainque. Ce ne sont pas les opérateurs, c’est le système qui est pervers, parce qu’il n’a pas de sens. Il est temps de lui en donner un.

Les ordonnances du gouvernement pèchent par carence et par manque d’audace. Voilà enfin reconnue l’importance de la formation continue obligatoire pour les médecins. Mais comment se fait-il qu’on passe sous silence la transformation nécessaire des études médicales ?

Si l’on veut vraiment revaloriser la médecine générale autrement que par des mots, je propose que les remboursements de la consultation du généraliste et du spécialiste soient les mêmes. Puisque l’acte intellectuel est le même et qu’il me paraît plus facile de savoir tout sur une partie que tout sur l’ensemble. Voilà qui serait salutaire et donnerait un sens au carnet de santé et à l’informatisation qu’on nous promet et dont la mise en place est tellement laborieuse.

Le débat sur la santé publique n’est pas seulement nécessaire. Il est inévitable. La réforme de la Sécurité sociale suppose en effet chez les citoyens un changement profond de mentalité. Il faut le leur dire. Changement pour les maladies : ils devront admettre que tout ne leur est pas dû, qu’ils ont eux aussi leurs responsabilités à prendre. Ils devront comprendre que les méthodes modernes de soins, si elles sont performantes, sont parfois risquées et que la médecine n’est pas une science exacte. Hélas, manque d’audace toujours, ce gouvernement refuse comme les précédents une loi sur le risque thérapeutique avec fonds d’indemnisation.

Changement de mentalité des médecins : ils devront admettre qu’ils peuvent soigner aussi bien en dépensant moins. Ils devront accepter de s’organiser en réseaux de soins, où chacun trouvera sa place logique et reconnue. Ils devront renoncer à la notion flatteuse, mais fausse, de hiérarchie des compétences. Changement aussi pour les responsables hospitaliers, appelés à travailler en réseaux et, surtout, à évaluer la qualité des soins. Changement de mentalité encore pour les gestionnaires des caisses d’assurance-maladie, qui devront admettre que leur autonomie s’intègre dans la politique nationale de santé. Changement enfin pour tous si on admettait que, pour être accueillis, examinés, traités, hospitalisés, suivis de façon égale, les Français devraient payer de façon inégale, en fonction de leurs revenus. Pour le ticket modérateur et le forfait hospitalier en particulier.

Une telle mutation des habitudes nécessite beaucoup d’explications, de concertation. La tentative de coercition tardive des médecins la vouera sans doute à l’échec. Il fallait l’appui des Français. Il y avait là un vrai sujet de référendum.

Le premier changement de mentalité que cette réforme appelle, en réalité, c’est au gouvernement qu’il doit se produire. Il doit nous dire le sens de son action en matière de santé publique, où il veut nous mener, et à quels prix, matériel et moral.