Texte intégral
Bonsoir, Lionel Jospin. Vous inaugurez avec nous ce nouveau décor. Vous faites aussi votre rentrée télévisée. Vous allez donner votre avis sur les mesures annoncées par Alain Juppé et avancer vos propositions pour résoudre les problèmes des Français et les sujets qui les préoccupent.
Depuis huit jours, votre ton s’est – tout le monde l’a noté – considérablement musclé. Vous n’y aviez même pas été de main morte, si j’ose dire, avec le président de la République et avec le Premier ministre. Si j’en crois le calendrier, ce n’est tout de même que dans 18 mois les élections législatives. Vous êtes déjà en campagne ?
M. Jospin : Non, ce qui m’a frappé, c’est que personne n’a trouvé que j’avais eu la main dure ou que je m’étais exprimé avec violence. Moi, j’ai tellement ressenti la profondeur du malaise qui existe dans le pays, le blocage qui saisit tout le monde, la peur, qu’il me semblait que dans cette rentrée je devais m’exprimer avec une voix assez forte, assez profonde en tout cas.
Mme Sinclair : C’est le ton qui change ? Ou ce sont les propositions qui vont bousculer les idées reçues ?
M. Jospin : C’est ce que nous allons montrer ensemble.
Mme Sinclair : Ah ! bon, dès ce soir les propositions !
M. Jospin : Commencer.
Mme Sinclair : Tout de suite, le sujet majeur de la semaine : nos impôts. Claire Auberger, Alain Badia et, bien sûr, le Premier ministre.
Baisse des impôts :
M. Juppé : Bonsoir. Je viens vous parler aujourd’hui de la baisse des impôts…
Journaliste : ... Tout sourire, détendu, Alain Juppé nous apporte la bonne nouvelle, l’impôt sur le revenu va baisser de 25 milliards en 1997 et de 75 milliards sur 5 ans. Tous les contribuables, c’est-à-dire 1 Français sur 2, devraient en profiter.
À Gauche, on doute sérieusement des effets de cette réforme que l’on juge injuste puisqu’elle ne profite qu’aux contribuables alors que la hausse de la TVA, l’an dernier, a pénalisé tous les Français.
À Droite, le satisfecit est général, mais pas enthousiaste. Les balladuriens trouvent la réforme modeste tandis qu’Alain Madelin rêve d’une autre politique.
Ce week-end, Alain Juppé a donc fait la navette entre les universités d’été du RPR et de l’UDF pour rappeler à tous leur devoir d’union à un an et demi des législatives.
Mme Sinclair : Lionel Jospin, c’est tout de même la première bonne nouvelle annoncée aux Français depuis longtemps ?
M. Jospin : En tout cas, nous avons trop reproché au Gouvernement d’avoir surchargé les Français et l’économie d’impôts et de prélèvements depuis un an pour lui reprocher maintenant d’aller dans le sens d’un allègement d’impôts.
Mme Sinclair : Donc, vous dites : « C’est plutôt bien » ?
M. Jospin : Aller dans le sens de l’allègement des impôts est plutôt bien. Maintenant, il reste à voir ce qui a été pris, ce qui est rendu. À voir comment ce qui est rendu est donné à qui ? Savoir si c’est juste ? Mais à s’interroger pour savoir si ce sera efficace économiquement ?
Qu’est-ce qui avait été pris ? 120 milliards. Une somme énorme…
Mme Sinclair : ... Fantaisiste, dit le Premier ministre. Et beaucoup discutent, mais on ne va pas entrer dans les détails. On tourne plutôt autour de 100.
M. Jospin : C’est cela. Je crois qu’on se mettra d’accord en disant qu’il y avait certainement 15 milliards sur les entreprises et donc à peu près 105 sur les ménages. Disons donc 105. On a pris 105, on rend 25. Du moins, on donne l’impression qu’on rend 25. C’est un premier problème de méthode qui fait qu’on peut avoir difficilement confiance tout de même dans le Gouvernement qui envoie le Premier ministre, à la télévision, dire : « Vous paierez 25 milliards d’impôts » et, ensuite, discrètement, le lendemain matin, le ministre de l’économie, des finances et du budget, dire : « En fait, comme on va augmenter la taxe sur les tabacs, Ia taxe sur les produits pétroliers, élargir l’assise de la CSG, il faut retirer… », moi, je dis : « on va retirer 14 milliards ». 25 – 14, l’abaissement de prélèvements pour les Français, en 1997, sera donc de 11 milliards et non pas de 25 milliards.
Mme Sinclair : 14, parce que vous dites : « il y a 7 % de CSG ».
M. Jospin : Je dis : « Élargissement de la base de la CSG : 7 milliards ». Je dis : « taxe sur les produits pétroliers, environ 3 milliards ». Je dis « prélèvement sur les tabacs, taxe sur les tabacs » que je ne critique pour les domaines de santé, mais en tout cas le montant : de 4 à 5 milliards. En gros, cela fait 14. 25-14=11.
Mme Sinclair : Mais c’est tout de même une tendance qui s’inverse. Vous faites la fine bouche, là, mais quand même c’est la première fois, depuis tant d’années, que – vous le disiez tout à l’heure – c’est un premier pas. Et les petits contribuables y trouvent leur compte aussi.
M. Jospin : Ce n’est pas à proprement parler la première fois puisque je me souviens que dans les années 84-85, François Mitterrand avait imposé d’une certaine façon, avait fait d’une décision politique une baisse des prélèvements obligatoires. Effectivement, cela avait baissé.
Mais pour rester dans l’actualité, le problème – on l’a déjà dit – est que ces allègements sont injustes. Alors, évidemment, à première vue, quand on réagit comme ça, par un raisonnement de bon sens, on dit : « À partir du moment où on allège les impôts, c’est normal que ceux qui ne paient pas d’impôt ne voient pas le leur allégé ». Oui, sauf que ceux qui ne paient pas d’impôt – 14 à 15 millions de Français – parce qu’ils sont en-dessous, ils ne le paient pas parce qu’ils ne gagnent pas assez pour qu’on les imposent et ceux-là ont payé les 105 milliards dont on parlait tout à l’heure. Parce que ce n’était pas sur l’impôt sur le revenu, c’était sur les impôts indirects ou les prélèvements sociaux.
Et puis, là, au moment où on rend de l’argent, on ne le rend qu’à ceux qui sont imposables, c’est-à-dire à une partie des Français et souvent à ceux d’ailleurs qui consomment le moins.
Mme Sinclair : On le rend aussi à un certain nombre de contribuables aujourd’hui, 1,5 million de familles, qui, dans cinq ans, ne paieront plus.
M. Jospin : On a vu la campagne de Jacques Chirac à l’élection présidentielle. On a vu annoncer une politique économique qui est tians rapport avec celle qui est menée par le Gouvernement. Honnêtement, les promesses sur cinq ans, je crois qu’on ne peut pas les considérer comme sérieuses. D’ailleurs, il y a une chose qui m’a frappé, c’est qu’on dit : « 25 milliards en 1997, 75 milliards sur cinq ans », cela veut dire que c’est 25 tout de suite, mais après, pendant 4 ans, ce n’est plus que 75. Donc, ce n’est pas 25, 25, 25.
Mme Sinclair : Oui, mais c’est tout de même une promesse de Jacques Chirac, vous le notiez – chose promise, chose faite – et les socialistes, eux -vous le disiez : « Ils ont un peu baissé les impôts » – n’en avaient pas fait ni la promesse, ni l’engagement. Je prolonge ma question : cela veut-il dire que les socialistes aujourd’hui ou les socialistes demain au pouvoir ne baisseraient pas les impôts ou ces impôts-là ?
M. Jospin : Une promesse de Jacques Chirac qui aurait été tenue aurait consisté, en 1995-1996, en arrivant à l’Élysée et à Matignon, de baisser les impôts. On ne peut pas dire qu’une promesse est tenue lorsqu’on augmente les impôts de 105 milliards, puis qu’on les baisse de 25 – 14, c’est-à-dire de 11. Cela est pour la promesse.
En ce qui concerne l’efficacité économique maintenant, d’accord, il vaut mieux baisser, donc cela va plutôt dans le bon sens. Mais regardez, 11 milliards de baisse des impôts en 1997, la richesse totale, la production annuelle, disons, des Français, c’est 6 500 milliards, presque 7 000 milliards. 11 milliards sur 6 500 milliards, du point de vue de l’impact économique, c’est rien, pratiquement.
Maintenant, nous…
Mme Sinclair : ... Oui, vous, c’est ça. Est-ce que les socialistes, dans la situation actuelle, ne les auraient pas baissés ? Ou, demain, refusent de baisser les impôts des contribuables ? Et troisième question : c’était lesquels qu’il fallait baisser ? Tout de suite, la TVA ? C’est cela que vous dites au fond ?
M. Jospin : Je suis content que vous vous intéressiez à ce que nous pouvons proposer…
Mme Sinclair : … Oui, vous êtes là pour ça. Vous m’avez dit que vous alliez dire.
M. Jospin : Absolument, je suis là pour ça. C’est tellement une antienne de dire : « Ils ne proposent pas ». Alors, voyons voir, si nous étions aux responsabilités maintenant, nous n’aurions pas pris les mêmes mesures. Ça, c’est clair. Mais disons : « maintenant, ne chipotons pas ». Moi, j’agirais sur la TVA, c’est-à-dire que je baisserais la TVA.
Que les Français se rappellent qu’en faisant passer la TVA de 18,6 à 20,6, c’est 60 milliards qu’on a pris aux Français l’année dernière. Donc, je ferais baisser la TVA…
Mme Sinclair : ... De combien ?
M. Jospin : Je ne veux pas entrer dans un programme fiscal direct, je donne les directions dans lesquelles nous irions. Ensuite, c’est simplement aux responsabilités qu’on peut voir, devant le déficit, devant le taux de croissance, devant le chômage, ce que l’on fait. Mais j’agirais sur la TVA. Pourquoi ? Parce que cela concerne directement la consommation, qu’on a un problème de consommation, et parce que cela toucherait tous les Français.
Ensuite, deuxième direction : il faudrait mettre les prélèvements sur les plus-values, sur les revenus des plus-values au même niveau que les prélèvements sur le salaire. Égaliser, si vous voulez, le revenu du capital et le revenu du travail. Deuxième direction.
Il faudrait réformer la taxe professionnelle, passer de la position actuelle à la valeur ajoutée, non plus partir, là encore, sur le travail. Il faudrait, quatrièmement, réformer la taxe d’habitation, plus les valeurs locatives, mais le revenu des Français. Donc, là encore, la réalité, la justice. Puis, je pense, sur ce point, par la mesure de transfert de cotisations sociales sur la CSG.
Mme Sinclair : Vous êtes d’accord avec ça ?
M. Jospin : Sur ce point, j’allais le dire, le Gouvernement va dans un sens que nous avions préconisé. D’ailleurs, la CSG, c’est qui nous l’avons créée tout de même, c’est Michel Rocard. C’est-à-dire d’alléger le coût du travail. Nous irions dans ce sens, mais je pense que nous irions plus loin. En tout état de cause, la fiscalité n’est qu’un des moyens de la politique économique et la crise dans laquelle nous sommes aujourd’hui ou plutôt le malaise dans lequel nous sommes relève de moyens beaucoup plus puissants et vastes.
En somme, je pense que cette mesure est plutôt une mesure politique et peut-être électorale. Elle a d’ailleurs été annoncée – ce qui prouve que même Freud agite les pensées des hommes politiques – à la majorité en même temps qu’ils annonçaient la réforme du mode de scrutin. L’inconscient ne pouvait pas parler plus clairement.
Mme Sinclair : Nous allons regarder la tonalité de cette rentrée, de cette rentrée morose puisque c’est le mot à la mode. Nous allons regarder la tonalité de cette semaine, une semaine qui a commencé dès mardi avec la vraie rentrée, la rentrée scolaire.
La rentrée
Journaliste : À peine rentrés, déjà de mauvaise humeur. Pas les élèves, bien sûr, qu’on imagine plein de bonnes résolutions, mais les enseignants, très remontés contre les 2 300 suppressions de postes programmées en 1997. Au point que l’ensemble de leurs syndicats, à l’exception notable de FO, ont réussi à s’entendre pour faire une grève unitaire le 30 septembre prochain.
Ce mouvement annonce-t-il un rentrée sociale chaude, comme le prédisent, chaque année, les syndicats ? Les Français en tout le cas le redoutent. Pessimistes dans leur majorité, ils réclament un vrai changement de politique économique. Pas seulement une baisse d’impôts, mais aussi une réduction des charges sociales et du temps de travail. Alors, aussi populaires soient-elles, les mesures annoncées par Alain Juppé vont-elles suffire à redonner confiance aux Français ?
Mme Sinclair : Promenade en barque pour le Premier ministre, mais surtout il a…
M. Jospin : ... Je crois qu’un Premier ministre a droit à des promenades en barque parce qu’honnêtement ce n’est pas un métier facile.
Mme Sinclair : Vous lui reconnaissez au moins ça.
Trois Français sur quatre, on l’a vu, sont pessimistes et pensent que la situation se détériore. En faites-vous partie ?
M. Jospin : Oui, je le constate. À l’évidence, ce n’est pas l’opposition qui crée la réalité. Ce n’est pas non plus l’opposition qui crée le climat dans lequel les Français baignent et ce qu’ils pensent. Mais les multiples contacts que j’ai eu pendant ma période de vacances, de repos, qui a été un peu aussi consacrée à la réflexion et au travail, les contacts multiples que j’ai repris depuis maintenant plus de trois semaines me montrent qu’il y a un climat dans le pays qui est détestable, une situation économique difficile et un climat déplorable. Mon sentiment est que quand un malaise est si profond, c’est qu’il exprime quelque chose de grave dans le pays.
Il y a une chose qui m’a frappé, j’y repensais, ce mouvement social de novembre-décembre de l’année dernière, vous vous souvenez, c’est pratiquement sans précédent, c’est rarissime qu’un mouvement social se produise dans un pays alors qu’une élection a été gagnée. Les gens vont dans le sens de l’homme qu’ils ont élu ou de la femme qu’ils ont élue. Ils l’accompagnent ou ils le regardent. Là, il y a eu ce mouvement profond. Et s’il y a ce climat un an après, un peu de désabusement, parfois même de désespérance, eh bien, c’est que les Français veulent exprimer quelque chose de profond.
Alors, sans doute, y a-t-il chez eux l’expression très claire du sentiment qu’ils ont été trahis par rapport aux promesses de Jacques Chirac dans la campagne présidentielle ? Et, ça, je dirais : « C’est le péché originel de ce pouvoir et cela concerne la droite ». Mais je pense qu’il y a une interrogation plus profond et qui concerne la droite, sans doute au pouvoir, mais aussi la gauche dans l’opposition, qui est que les Français pensent qu’ils veulent qu’on soit au terme d’une période historique, d’une période de l’économie européenne et française où le chômage a été trop fort, la croissance trop faible, et qu’ils aspirent et qu’ils disent, prêts à se battre d’ailleurs, mais autour d’un projet : « la confiance est morte. L’espérance n’est pas là. Il n’y a pas de projet ». C’est cela qu’ils demandent à mon avis et c’est cela qui s’exprime dans ce malaise.
Mme Sinclair : Le rôle d’un homme politique, Lionel Jospin – je vous entends là, en effet, analyser le climat de morosité des Français et expliquer pourquoi, à votre avis, les Français sont désabusés – n’est-il pas ce que fait Jacques Chirac ou Alain Juppé qui est d’essayer de leur redonner du moral, de ne pas leur seriner que tout va mal ? D’essayer de leur montrer les atouts de la France ? Eux ne sont-ils pas dans leur rôle et n’êtes-vous pas le docteur « tant pis », là ?
M. Jospin : Non, pas du tout, parce que ce que je veux dire aux Français, au contraire, c’est qu’il n’y a pas de fatalité. C’est que les problèmes qu’on présente comme non solubles le sont. Qu’on peut trouver des solutions aux problèmes. Je ne crois pas qu’il y ait des lois de l’économie, par exemple, comme il y aurait des lois de la physique qui s’imposeraient. Je ne crois pas que l’économie soit extérieure aux hommes. Je pense que l’économie est faite par les hommes. C’est donc une question de volonté, d’état d’esprit et de diagnostic juste.
Mme Sinclair : La volonté, le Premier ministre l’a. Il dit : « Je ne changerai pas de cap » – il l’a expliqué à ses ministres – « on continue la même politique ». Toute la question qui se pose, vous parliez de projet tout à l’heure : « vous, en avez-vous une autre ? ».
M. Jospin : Tout d’abord, ce qui me distingue du Premier ministre, très clairement, et sans doute du président de la République, mais qu’on entend peu sur ces sujets, c’est que lui dit : « Ça ne va pas bien, je garde le cap ». Moi, je dis : « Ça ne va pas bien, il faut changer de cap » et je propose une autre politique.
Mme Sinclair : C’est quoi ?
M. Jospin : Tout d’abord, cela suppose de ne pas se tromper sur le diagnostic. On continue à agir en Europe et particulièrement en France, et plus en France que dans certains autres pays européens, comme si le danger principal restait l’inflation, d’une part, la hausse des prix et, d’autre part, le déficit du commerce extérieur, alors que nous sommes dans une situation où il n’y a plus d’inflation. Les experts discutent même pour savoir s’il n’y a pas une déflation, une baisse des prix. Moi, je ne crois pas qu’il y ait une déflation, mais on est presqu’au bord. On a des prix qui sont pratiquement stables. On a un commerce extérieur qui est puissamment excédentaire, plus de 100 milliards de francs. Par contre, le danger principal, ce qui ronge notre économie, c’est le chômage et c’est l’insuffisance sur la croissance.
Mme Sinclair : Les déficits, non ? Parce que, ça, c’est une des contraintes que rappelle le Premier ministre. Il dit : « Nous sommes contraints par nos déficits extrêmement importants ». Vous balayez cet argument ?
M. Jospin : Non, je ne balaie pas, j’allais l’ajouter. Vous avez raison de me le faire préciser. Avant, c’était inflation, déficit du commerce extérieur. Aujourd’hui, c’est croissance faible et donc de chômage, mais aussi déficit budgétaire. Et donc je préconise effectivement une approche de la politique économique qui soit tournée vers la croissance, mais qui soit relativement vigilante et rigoureuse sur les problèmes du déficit budgétaire. Et je pense que c’est possible.
Je propose une réorientation de notre politique économique à l’échelle nationale et à l’échelle européenne et c’est sur ces orientations que je veux convaincre les Français, entraîner les Français dans les mois qui viennent.
Mme Sinclair : Prenons, par exemple, le chômage qui est la plaie majeure de la société française aujourd’hui. On vous a souvent entendu dire : « Je ne veux pas faire rêver. Je ne veux pas faire des promesses excessives ». Ces précautions de langage que vous avez longtemps prises, les prenez-vous toujours ? N’est-ce pas au fond l’aveu que les marges de manœuvre sont extrêmement courtes et qu’au fond vous ne pourriez pas changer grand-chose ?
M. Jospin : Je ne le crois pas. Je ne veux pas faire rêver, mais je veux faire espérer et je veux rendre confiance.
En ce qui concerne le chômage, je suis convaincu que si nous étions aux responsabilités, par exemple en 1998, bien sûr, nous ne sommes pas au pouvoir maintenant, je suis convaincu qu’il faudrait frapper d’entrée un grand coup sur la question du chômage.
Mme Sinclair : Cela, tout le monde le dit.
M. Jospin : Non, mais je veux être précis. Je le vois dans la commune, chef-lieu de mon canton. Je le vois partout en France quand je discute avec des maires. Quand je discute avec les maires, que me disent-ils ? Ils me disent : « Si l’État était prêt à s’engager à financer sur fonds publics une partie importante, principale, d’un certain nombre d’emplois, pas des petits boulots, pas des CES, même pas des CES consolidés, mais de véritables emplois »... – combien m’ont dit cela, souvent des maires socialistes ou de gauche que je rencontre, parfois aussi des maires de la majorité actuelle que j’entends s’exprimer ou même que je peux rencontrer – ils disent : « Nous serions prêts aussi à faire un effort ».
Mme Sinclair : L’État finance avec quoi ?
M. Jospin : Par un effort budgétaire particulier. J’ai dit tout à l’heure : « rigueur budgétaire ou en tout cas veiller au problème du déficit budgétaire ». Je pense qu’il faut revoir, repeigner l’ensemble des dépenses publiques en les orientant vers l’emploi, vers l’efficacité en matière d’emploi.
Nous avons tous dit qu’une partie des dépenses passives du chômage pouvait être orientée de façon active. Je préconise donc un grand programme par lequel l’État s’engagerait à apporter des sommes aux collectivités locales qui les complèteraient elles-mêmes et qui permettraient, dans un petit village, d’embaucher un, deux, trois jeunes. Dans une ville, dans un petit bourg, douze, quinze, trente, cinquante jeunes, dans un quartier. Et je pense qu’il faut montrer aux parents de ce pays, aux jeunes de ce pays, qu’on est en train de créer des emplois. Je le dis là encore : « ‘Pas des petits boulots, mais des emplois réels, des emplois de services, des emplois éducatifs, des emplois dans l’environnement, des emplois dans la sécurité des quartiers ». Cela est une première dimension, un choc qu’on cr0.erait en disant : « On peut retrouver des emplois ».
L’autre dimension naturellement est la dimension économique. Je pense qu’il faut réorienter l’économie vers la croissance. Cela suppose à mon sens une augmentation des salaires. Alors, là encore, ne traitons pas les problèmes d’aujourd’hui avec les méthodes d’hier. Quand les entreprises avaient des profits faibles, quand la part des profits dans le revenu national baissait, que la part des salaires augmentait, peut-être fallaitil redresser ? Et nous avons redressé, sans doute trop redressé, y compris, nous, les socialistes. Mais aujourd’hui ce n’est pas le cas. Tous les économistes disent que la part des salaires dans le revenu national a baissé de dix points.
Mme Sinclair : Oui, mais l’État sur les entreprises privées ne va pas jouer sur les salaires, ce sont elles qui les fixent. L’État joue sur les salaires de la fonction publique. Et, là, vous dites : « Il faut augmenter les salaires de la fonction publique aujourd’hui en France » ?
M. Jospin : De façon maîtrisée, oui. Mais dans le privé aussi. Les chefs d’entreprise regardent ce que fait l’État. Si l’État n’investit pas, si l’État n’a pas une politique dynamique, ils ne vont pas être incités à investir. Si l’État lui-même rogne, tient serrés ses employés, les serviteurs de l’État, les entreprises privées ne vont pas non plus bouger. Nous sommes menacés de langueur, alors on en sort ou en n’en sort pas. Je vous dis : « Cette question est posée en France aussi bien à la gauche qu’à la droite ».
Je considère maintenant que j’ai dans ce pays, à ma place, comme leader du Parti socialiste, aussi comme un des responsables importants de l’opposition une responsabilité particulière. Je ne suis plus dans la vie politique française un second. Et moi, je ne veux pas que, dans 20 ans, l’on dise de ma génération, pour le moment où j’aurais été aux responsabilités, fut-ce même dans l’opposition, ce qu’on a dit de la génération des années 30, c’est-à-dire que nous ne pouvons pas rester, nous n’avons pas de raison économique de rester avec des taux de croissance qui sont la moitié de ceux des États-Unis, avec des taux de chômage qui sont le double du taux de chômage aux États-Unis. Il faut donc changer d’orientation en y mettant en même temps la rigueur nécessaire.
Mme Sinclair : Vous parlez des États-Unis, vous avez entendu Bill Clinton, l’autre jour, qui posait aux Américains la question : « Est-ce que vous préférez des travailleurs mal payés mais qui ont un boulot, à des chômeurs bien indemnisés ? ». Que répondez-vous à cela ?
M. Jospin : Mais ce qu’il faut choisir, ni l’un, ni l’autre, en quelque sorte, c’est-à-dire qu’il faut des travaux et des métiers. Le travail, ce n’est pas simplement un facteur de production, c’est aussi la façon par lequel un homme ou une femme a sa dignité, s’insère dans une collectivité, fait vivre sa famille, formule des projets pour l’avenir. Le travail et le salaire doivent être considérés aussi comme les éléments de dignité des hommes et des femmes dans ce pays.
Donc, il faut réduire progressivement le nombre des chômeurs, en essayant aussi d’avoir des emplois moins précaires, des travaux moins déqualifiés.
De toute façon, vous savez tous que la formation des jeunes augmente et que, donc, c’est absurde d’aller vers le sens de la déqualification du travail dans le même moment où l’on qualifie mieux nos jeunes. C’est comme un ciseau que l’on écarterait et qui déchire notre société.
Mme Sinclair : Lionel Jospin, on va poursuivre le défilement de l’actualité de la semaine et vos commentaires sur l’ensemble des sujets. Mais d’abord on fait une pause de publicité. À tout de suite.
Publicité
Mme Sinclair : Nous sommes à nouveau sur le plateau de 7 sur 7 en compagnie de Lionel Jospin.
Je voudrais que l’on revoie quelques images du début de la semaine sur la rentrée scolaire. Voilà tous les petits qui ont pris le chemin de l’école. On a tous été… on est parents et on l’a tous fait. Quel a été votre plus mauvais souvenir, à vous, de rentrée scolaire ? Je ne parle pas du ministre de l’éducation nationale, mais de l’enfant Jospin, de l’enfant Lionel ?
M. Jospin : C’est la courte période où je n’avais pas encore vraiment bien compris ce qu’était l’institution scolaire, et j’y flottais un peu.
Mme Sinclair : Parce qu’après cela vous a donné du coeur au ventre ?
M. Jospin : Non, après j’avais compris comment cela fonctionnait, donc je rentrais tranquillement.
Mme Sinclair : C’est quel âge, cela ?
M. Jospin : La période où je n’avais pas compris ?
Mme Sinclair : Oui.
M. Jospin : 11 ans, 12 ans.
J’ai la chance d’avoir un petit garçon, il a 12 ans, mais, lui, il a tout compris !
Mme Sinclair : Plus sérieusement, l’un des débats de la semaine, à propos de la rentrée scolaire, en somme, il y a deux débats qui agitent :
- il y a ceux qui sont agités par les enseignants et qui disent : on n’est pas assez nombreux pour donner un enseignement comme on le souhaiterait, de qualité aux enfants ;
- et puis il y a ceux qui disent : « le vrai problème de fond, ce sont les enfants qui arrivent en 6e sans savoir ni lire, ni écrire. Enfin, on comprend ce que cela veut dire : sans savoir bien lire, ni bien écrire.
À votre avis, quel est l’angle principal ?
M. Jospin : Le problème principal de cette rentrée, c’est que l’on sent que c’est la fin de la priorité à l’éducation.
Les gouvernements de Monsieur Balladur, de Monsieur Juppé… ces gouvernements ont vécu sur l’élan que nous avions donné, auquel j’avais un peu contribué.
Mme Sinclair : À quoi vous voyez que c’est la fin de la priorité ?
M. Jospin : Il y a une cassure très nette : c’est la première fois que l’on supprime des milliers de postes d’enseignants dans une rentrée scolaire.
Mme Sinclair : … parce qu’il y a moins d’enfants.
M. Jospin : Le budget aussi évolue de façon négative.
Non, il y a moins d’enfants en primaire et en collège. Il y a toujours plus de lycéens, et le nombre des étudiants continue à progresser.
De toute façon s’il y avait un peu moins d’enfants en primaire et en collège, c’était l’occasion d’améliorer les taux d’encadrement, par exemple pour ces élèves en difficulté, dont vous parlez. Parce que je crois que c’est à partir du moment où on les prendra de façon plus attentive, en insistant sur les apprentissages fondamentaux, qui sont décisifs et que l’on ne découvre pas maintenant, que l’on avancera.
Je crois qu’il y a cela du côté des enseignants, et c’est ce qui explique cette espèce d’irritation que l’on sent en cette rentrée.
Il y a un deuxième aspect qui me préoccupe aussi, c’est que l’allocation de rentrée scolaire a été diminuée dans cette situation de difficultés sociales dont on parlait tout à l’heure…
Mme Sinclair : Elle avait été fortement augmentée, elle était passée à 1 500 F l’année dernière ?
M. Jospin : Oui, mais elle a diminué de 500 F cette année… Il faut voir comment vivent des gens qui ont des revenus faibles et qui, donc, planifient un petit peu leur rentrée scolaire, prévoient les fournitures. Ces 500 F en moins, c’est un problème.
Or, il y a un phénomène sur lequel on alerte de plus en plus notre attention, que ce soient les élus ou que ce soit le système de l’éducation nationale, l’inspection générale de l’éducation nationale a fait un rapport très alarmant sur ce plan : ce sont les problèmes de diminution de fréquentation de la cantine en raison de l’insuffisance des ressources des parents. Phénomène qui s’accroît globalement mais qui est surtout en progression très rapide dans les zones d’éducation prioritaire, c’est-à-dire dans les quartiers en difficulté, et plus encore dans un certain nombre de quartiers sensibles.
Mme Sinclair : … c’est-à-dire des enfants dont les parents n’ont pas les moyens de payer la cantine…
M. Jospin : … et qui ne vont pas à la cantine le midi, et donc on a la réapparition, dans le pays, chez les jeunes, de phénomènes de malnutrition. Voilà ce qui nous a été dit.
Alors, tout cela n’est pas fait pour donner confiance…
Mme Sinclair : Je ne veux pas revenir sur le débat économique, on ne va pas repartir dessus…
M. Jospin : On pourrait, parce que je n’avais pas terminé tout à l’heure… Parce que ce n’est pas simplement relancer les salaires, il y a évidemment tous les problèmes d’allègement…
Mme Sinclair : … ça y est, il en profite, il repart !
M. Jospin : … du coût du travail – cela, c’est décisif, bien sûr – et puis la diminution de la durée du travail.
Mme Sinclair : On n’y repart pas. Ce sera l’objet d’autres émissions, vous aurez le temps de l’expliquer. Mais vous dites : l’État devrait pouvoir créer des emplois, vous donniez les exemples des petits villages, des petits bourgs, etc. –, l’État n’aurait pas dû diminuer l’allocation de rentrée scolaire. L’État devrait garder le nombre d’éducateurs, d’enseignants… le nombre qui était celui de l’année dernière. On coupe dans quoi ? On ne coupe rien ?
M. Jospin : Il y a un peu plus de 50 milliards d’aides qui ont été données aux entreprises pour qu’elles embauchent, et elles nous ont dit elles-mêmes, le patronat français a dit lui-même que cela n’avait pas été efficace. Voilà, par exemple, quelque chose dont on aurait pu se dispenser.
En l’occurrence, en ce qui concerne le primaire et le collège, je n’ai pas parlé de créations d’emplois, j’ai parlé de diminution d’emplois, de plusieurs milliers, de la part du gouvernement, ce n’est pas tout à fait la même chose !
Mme Sinclair : On va continuer de dérouler le film de la semaine :
Immigration : que sont devenus les 220 Africains sans papiers brutalement expulsés il y a deux semaines de l’église Saint-Bernard ? Rien pour les 2/3 d’entre eux. Réfugié à nouveau à la Cartoucherie de Vincennes ou évanouis dans la nature, ils sont toujours dans l’illégalité.
Décorations : Tirés à 4 épingles, un peu intimidés, les 19 médaillés des J.O. ont rendez-vous à l’Élysée.
Jacques Chirac leur remet à tous la légion d’honneur. Un Jacques Chirac fier de ses athlètes, qui ne résiste pas au plaisir de revivre avec eux leurs exploits aux jeux d’Atlanta.
Décroche les étoiles : Claudie André-Deshaies touche terre dans les plaines du Kazakhstan. La première Française à voyager dans l’espace aura passé 14 jours à bord de la station Mir, avec ses deux co-équipiers russes.
Mme Sinclair : L’enthousiasme de cette femme est absolument extraordinaire. Elle a vu des choses formidables et elle en parle avec passion. Cela vous fait encore rêver cette conquête de l’espace ou vous êtes un blasé de la marche sur la lune ?
M. Jospin : Non. Je trouve d’abord que c’est une formidable image d’une femme d’aujourd’hui, d’une femme courageuse, en l’occurrence, d’une femme professionnelle et, en même temps, d’une femme qui reste une femme, et l’on voit à quel point l’humanité est composée quand même de deux parties qui, certes, sont égales mais ne sont pas identiques.
Mme Sinclair : Elles ne vont pas toutes dans l’espace, mais elles sont bien quand même !
M. Jospin : Elles ne vont pas toutes dans l’image, mais c’était quand même une image formidable ! Vous comprendrez à travers cela, c’est une première réflexion, que je sois si attentif actuellement, et je vais le démontrer encore dans les semaines qui viennent, à faire en sorte que la représentation des femmes dans le monde politique soit autre que ce qu’elle est maintenant.
Quand on voit ce genre de femme, que je ne connais pas personnellement – je suis ravi de savoir qu’elle va à Toulouse d’ailleurs travailler – on se dit que c’est quand même un peu scandaleux que les femmes soient si peu représentées à l’Assemblée nationale.
Je me dis quand même que si l’on peut envoyer des femmes dans l’espace, on doit pouvoir les envoyer au palais Bourbon.
Mme Sinclair : Sans doute, cela !
Vous m’avez répondu sur les femmes, parce que vous suivez votre idée… mais sur l’espace ? Cela vous émeut encore ? Cela sert à quoi ?
M. Jospin : Oui, cela m’émeut. Quand je l’entendais dire, cette jeune femme, Madame André-Deshaies, à quel point la terre était belle, je me disais comme cela : « Si elle est belle d’en haut, alors essayons de faire en sorte qu’elle soit belle en bas, parce que fondamentalement il n’y en a qu’une, tout nous le laisser penser ! ». Et pour être…
Mme Sinclair : … plus lyrique, encore !
M. Jospin : … non, technique. Je dirais : « N’oublions pas, à travers cet effort sur les vols habités, qui sont utiles scientifiquement et qui, en symbolique pour l’espèce humaine, en quelque sorte, portent quelque chose, ce rêve, peut-être, dont vous parliez, que la connaissance de l’univers – je ne parle pas des confins, parce que, là, ils sont dans la banlieue de la terre ; ils tournent autour –, que la découverte de l’univers repose déjà sur des sondes et que la découverte de l’espace, même de l’espace plus proche, des autres planètes, reposera sur des engins avec robots. Et, donc, ne sacrifions pas le symbole à la véritable aventure scientifique, sinon le rêve nous aveuglerait.
Mme Sinclair : Autre image formidable qui a été celle de tout l’été, celle des jeux Olympiques, Jacques Chirac, on l’a vu, a reçu les médaillés olympiques pour les décorer. On voit les images formidables des « héros » français. Vous les avez regardés avec passion, ces jeux Olympiques ?
M. Jospin : Absolument, j’aurais été ravi de les accueillir ! Je crois avoir fait beaucoup plus de compétitions que l’actuel président, donc j’ai été très touché par le résultat de ces sportifs.
Djamel, puisque j’ai vu qu’on allait parler des problèmes des « sans-papiers », de l’immigration, c’est quand même une belle réussite, c’est bien que l’on puisse s’identifier aussi à ce genre de garçons.
Marie-Josée Pérec, bien sûr. Et d’autres, l’escrimeuse. Et, donc, je trouve formidable que, grâce aux talents des éducateurs, des entraîneurs sportifs, des fédérations, de ce qu’on appelle les DTN – les directeurs techniques nationaux –, le formidable talent des athlètes, on a montré que cette nation dite non sportive, la France, pouvait être une grande nation sportive.
Oui, j’ai été très fier, très content, et surtout enthousiasmé par la beauté de certains exploits.
Mme Sinclair : Juste un mot, parce que tout à l’heure vous disiez le Premier ministre a bien le droit de se promener en barque, il y a des tas de gens qui ont été un peu choqués que vous disiez : « Jacques Chirac a regardé les jeux Olympiques la nuit, à la télévision ». 1. vous vous êtes peut-être levé pour regarder Marie-Josée Pérec ; 2. il fait ce qu’il veut, le président de la République ?
M. Jospin : Absolument. Je ne me serais laissé aller à glisser cette toute petite phrase, si je n’avais pas eu le sentiment que la récupération du succès de nos athlètes avait atteint un sommet !
Mme Sinclair : Oh ! vous les auriez reçus, vous venez de le dire !
M. Jospin : Non, non, je parle pendant… les coups de téléphone à Jeannie Longo… l’idée que le président de la République passait ses nuits à la télé ... C’est à cela que j’ai réagi. Écoutez, il faut quand même mettra, dans la vie politique française, un tout petit peu de familiarité. Vous savez que j’étais pour un président-citoyen, alors ! Je le respecte, bien sûr, en tant que président. S’il en fait trop, je peux en dire un peu !
Mme Sinclair : Sujet plus grave : les « sans-papiers », le problème n’est pas réglé, s’il en faut.
On a l’impression que vous êtes un peu gêné aux entournures par le sujet, et face aux réactions, peut-être, notamment, les réactions très contrastées de l’opinion parce que les Français à la fois ont exprimé leur sympathie aux grévistes de la faim dans l’église Saint-Bernard mais ils ont exprimé aussi leur approbation des mesures prises par le Gouvernement, notamment lors de l’évacuation de l’église et des expulsions ?
M. Jospin : C’est exact. D’après les sondages, c’est effectivement ce qu’ils ont exprimé ou semblé exprimer.
Non, je ne suis pas gêné aux entournures, mais je pense en même temps que c’est un problème grave, sérieux et difficile à traiter. Si bien que la première remarque que je voudrais faire, est que le Gouvernement l’a mal géré, qu’il aurait pu s’y prendre tout autrement. D’ailleurs, il suffit de voir le résultat : après six mois d’un conflit qu’on a laissé pourrir, une intervention qui mobilise 1 500 policiers contre 300 familles, avec la moitié d’enfants et de femmes, si ce n’est plus, qui ne se défendent pas, naturellement, enfoncer une église à coups de hache, quel est le résultat concret ? Il y a, je crois, 11 expulsés, il y a 5 détenus, et le reste, ceux qui étaient encore dans l’église, un peu plus de 240 sont en liberté, c’est-à-dire, d’une certaine façon, retournés sinon à la clandestinité, dont ils voulaient d’ailleurs sortir en tout cas, à leur statut de « sans-papiers », et même peut-être, pour certains, à la clandestinité.
Mme Sinclair : Alors, là, vous rapprochez au Gouvernement de ne pas avoir été jusqu’au bout, de ne pas avoir été assez répressif, ne pas en avoir expulsé d’autres ? Ou vous trouvez…
M. Jospin : … je crois que vous m’avez bien compris…
Mme Sinclair : … que l’opération n’était pas à faire et qu’est-ce que vous auriez fait ?
M. Jospin : Vous êtes suffisamment subtile, Anne Sinclair et ceux qui nous écoutent aussi, pour bien comprendre que je me place du point de vue de ce qu’était l’attitude du gouvernement et de la politique qu’il a menée…
Mme Sinclair : Moi, je me place du point de vue : qu’auriez-vous fait ?
M. Jospin : Je vais vous dire ce que j’aurais fait concrètement dans cette situation, et puis je vais vous dire comment, dans une situation difficile, pour laquelle il n’y a pas d’approche aisée et sans que je sois, par ailleurs, gêné aux entournures, je vois les choses, plus largement, le problème des « sans-papiers » et de « l’immigration ».
Ce que j’aurais fait tout simplement : je n’aurais pas laissé ce conflit pourrir pendant 5 mois. Puisqu’il y avait des médiateurs qui s’étaient propos des personnalités que le Gouvernement n’a d’ailleurs pas contestées, qu’il a reçues à plusieurs reprises, d’anciens ambassadeurs, d’anciens amiraux, d’anciens grands résistants, de très grands juristes français, qui s’étaient entremis, qui avaient proposé leur médiation et qui avaient proposé des critères objectifs, en disant : « Voilà, ceux-là ne pourraient pas être régularisés… ceux-là pourraient l’être par exemple… », j’aurais chargé un ministre de dire : « Je reçois les médiateurs, au besoin je reçois une délégation des « sans-papiers » et je leur tiens un langage clair, je leur dis : « je regarde vos problèmes. Il y a des lois, ce n’est pas celles que je souhaite, personnellement, je voudrais les modifier sur un certain nombre de points, les remplacer par une autre législation… », et cela, c’est l’autre question, plus large – j’’en dirai un mot, si vous le souhaitez.
J’aurais dit : « Il y a des lois. Mais, comme l’a dit d’ailleurs le conseil d’État, j’ai une certaine latitude d’appréciation. Eh bien, je vous dis : voilà, dans ces cas-là, je peux vous régulariser, par exemple parents étrangers d’enfants français ou conjoints de Français ou conjoints d’étrangers en situation régulière…
Mme Sinclair : C’est ce qui se fait en ce moment, mais vous dites c’est trop tard !
M. Jospin : Mais, alors, pourquoi ne l’avoir pas fait avant ? Et pourquoi fallait-il enfoncer la porte d’une église ? Et pourquoi fallait-il laisser pourrir 5 mois ?
Un gouvernement qui gère correctement, surtout des problèmes sensibles, dit la norme. Il dit la règle. Et dans ce domaine de l’immigration, c’est cela qui me paraît essentiel : dire ce qu’on accepte, dire ce qu’on n’accepte pas.
Il n’est pas question de tout admettre. Il n’est pas sage de tout refuser. Et donc j’aurais dit par exemple : « Dans la question des déboutés du droit d’asile, je ne reconnais pas ce critère. Vous ne pouvez pas, si vous êtes débouté du droit d’asile, sauf si votre situation a changé, pouvoir être régularisé. J’aurais donc dit : voilà les situations. J’aurais discuté avec les médiateurs, et le conflit se serait réglé ».
Mme Sinclair : Alors, sur le fond…
M. Jospin : Si cette attitude paraît tellement logique pour un gouvernement, on a tous été confrontés à des problèmes de ce genre, que si cela n’a pas été fait, à mon sens c’est qu’il y avait une autre volonté. Et, là, je veux mettre en garde non seulement le Gouvernement mais aussi les Français quand ils réfléchissent à cela : l’immigration est un problème suffisamment difficile pour qu’on ne l’utilise pas pour la manipulation de l’opinion ou la manipulation politique.
Mme Sinclair : Alors, je vais vous interroger sur l’immigration, et le Parti socialiste et Lionel Jospin.
M. Jospin : D’accord. Venons-y !
Mme Sinclair : En fait, il y a deux échos à la gauche, on le sent bien : il y a ceux qui ont un mandat local et qui pensent qu’il n’est pas très populaire de remettre en cause des lois Pasqua qui semblent appréciées de l’ensemble de la population. Et puis il y a ceux qui disent que la tradition de la gauche en France, c’est, en effet, la France « Terre d’accueil » et qu’il faudrait un peu d’audace dans ce domaine. Avez-vous tranché ?
M. Jospin : Pour mon propre compte, je vais vous donner mon sentiment…
Mme Sinclair : … votre sentiment n’engage pas que vous vous, il engage le Parti socialiste ?
M. Jospin : Bien sûr ! Oui, bien sûr ! Ceci dit, on discute. Je discute aussi avec d’autres, mais, enfin, je pense qu’il me revient sur un problème aussi délicat de donner l’orientation principale, la ligne, et il me semble que j’ai commencé à la donner, notamment à l’Université de La Rochelle, et qu’elle est comprise :
- il y a, en France, des millions d’étrangers en situation régulière, il y a d’ailleurs aussi près de deux millions de Français à l’étranger, par ailleurs, dont la moitié vient de l’Union européenne, rappelons-le. Ceux-là, il faut les intégrer, qu’ils vivent notre vie, s’ils respectent nos lois, naturellement.
- il y a des immigrés clandestins, par centaine de milliers, mais on ne connaît pas exactement le nombre, on oscille entre 300 et 500.000, eh bien ceux-là nous ne pouvons pas les accepter, et donc ils sont fondés à être raccompagnés mais dans des conditions dignes, respectueuses de la personne humaine. Ils ne sont pas coupables de venir chez nous. Ils viennent, soit parfois parce qu’ils aiment la France : soit souvent parce qu’ils y sont obligés pour des raisons économiques. Ils ne sont donc pas coupables. Ce ne sont pas des bandits, mais nous ne pouvons pas les accepter. Nous leur disons. Ils ont vocation à rentrer chez eux lorsqu’ils sont connus, en quelque sorte !
Mme Sinclair : Sur la base de quelles lois ? Des lois qui existent aujourd’hui ?
M. Jospin : De l’ensemble des lois qui existent…
Mme Sinclair : … c’est toute la question des lois Pasqua.
M. Jospin : Mais, attendez, c’était déjà notre position avant les lois Pasqua ! Nous n’avons jamais dit que nous étions pour régulariser l’immigration clandestine. Nous l’avons fait une fois en 1981, on a d’ailleurs constaté qu’il n’y avait que 130 000 personnes ! Depuis, nous n’y sommes pas revenus, et, au contraire, nous disons que l’essentiel doit être de lutter contre le travail clandestin, si l’on cassait les filières de travail clandestin.
Quand je lis dans « Le Canard enchaîné » qu’une personnalité qui aurait, paraît-il, des relations avec un parti majoritaire, qui aurait peut-être même été un bailleur de fonds, été verbalisé parce que, dans son entreprise, il utilisait des travailleurs clandestins, je dis…
Mme Sinclair : Jacques Barrot a un projet en préparation…
M. Jospin : … qu’il pourrait peut-être y regarder de plus près Mme Sinclair : ... pour cet automne sur le travail clandestin.
M. Jospin : Très bien ! Nous verrons ce qu’il en est. C’est une direction de travail sérieuse.
Et puis il y a eu ce problème particulier des « sans-papiers » qui ne sont que quelques dizaines de milliers : pour ceux-là, certains peuvent être régularisés, il faut le dire, sur la base de critères objectifs, et d’autres ne peuvent pas l’être, et il faut le dire aussi. Voilà ma position claire.
Mme Sinclair : Et un mot sur les lois Pasqua, on les remplace ? On les supprime ? On les garde ?
M. Jospin : Je propose de substituer une autre législation qui évitera ces cas humains qui mobilisent pour rien l’opinion et les pouvoirs publics, et qui ne changera rien à la situation des travailleurs clandestins, c’est-à-dire à l’objectif, pour nous, de diminuer ce nombre progressivement.
Mais toutes ces situations de familles, humaines, qui empoisonnent. ... d’abord qui interpellent la conscience humaine et qui, en plus, empoisonnent l’opinion, après, ces problèmes, nous devons les régler. C’est là où les lois Pasqua posent problème.
Et puis il y a une autre dimension, une dernière dimension : il faut avec les pays d’accueil, notamment le Mali, le Sénégal, qui sont des pays amis, mener une politique de coopération qui permet de traiter ce problème des flux.
Mme Sinclair : Très rapidement parce qu’on est un peu en retard, il y a un nouveau sujet de polémique qui est apparu ce week-end, sur l’étude que mènerait le Gouvernement pour changer, éventuellement, le mode de scrutin des élections législatives et régionales, et notamment des législatives. Ce qui paraît dans la presse, et ce qui semblerait se confirmer, ce serait l’idée d’un double mode d’élection :
- dans les départements fortement peuplés, ce serait le scrutin proportionnel ;
- dans les départements peu peuplés, le scrutin majoritaire.
Qu’en dites-vous ?
M. Jospin : Je dis d’abord qu’il nous est arrivé de changer un mode de scrutin avant une élection. Donc, ne faisons la leçon à personne.
Je dis ensuite que nous avons dans un cas – je ne parle pas des élections législatives à la proportionnelle en 1986 mais je parle du scrutin municipal – proposé une réforme (majoritaire et proportionnelle) qui fait maintenant l’unanimité. C’était un scrutin de liste. Tout le monde est d’accord avec ce système, la gauche, la droite. C’est une réussite, et nous l’avons fait.
Je dis enfin : si le Gouvernement, contrairement à ce qu’était sa position antérieure, pense qu’il faut introduire une dose de proportionnelle dans le scrutin actuel, je suis d’accord. S’il recherche la voie du consensus, il nous trouvera favorable.
J’avais d’ailleurs moi-même, comment pourrais-je me contredire, fait cette proposition parmi mes propositions de campagne, c’est-à-dire ajouter quelques dizaines de députés, hommes ou femmes, élus à la proportionnelle, en plus des députés élus actuellement au scrutin uninominal dans les circonscriptions.
Mais je dis très clairement : si le Gouvernement propose d’élire à la proportionnelle, dans les grands départements où la gauche est forte, les députés et d’élire au scrutin majoritaire, dans les petits départements où la droite est forte, les députés, outre que je pense que ce système serait inconstitutionnel, alors, là, ce serait une manipulation politique…
Mme Sinclair : … c’est celui des sénateurs ?
M. Jospin : … non mais attendez, je vais en dire un mot des sénateurs…
Mme Sinclair : … pas beaucoup.
M. Jospin : … vous me relancez, c’est imprudent !
Si le Gouvernement veut montrer qu’il veut introduire plus de justice dans le mode de scrutin, alors, comme l’a proposé un constitutionnaliste, Olivier Duhamel, qu’il réforme le scrutin sénatorial, c’est le plus injuste de tous ! Et, d’ailleurs, la droite y est toujours à trois quarts. Elle ne perd jamais la majorité au Sénat. Elle la perd à l’Assemblée.
Mme Sinclair : Donc, vigilance…
M. Jospin : … non, non, je termine : ce serait une manipulation. Ce serait inconstitutionnel parce qu’on ne peut pas élire des députés de façon différente selon les départements, et, en plus, ce scrutin risquerait de ne pas permettre la représentation des écologistes, parce qu’il y aurait forcément un seuil, sans doute de 5 %, alors qu’il installerait le Front national. Ce serait vraiment la totale !
Je propose au Gouvernement de nous en parler, et s’il veut introduire un peu de proportionnelle, nous trouverons une solution.
Mme Sinclair : On en reparlera.
Fin de l’actualité de la semaine, on la regarde ensemble :
Frappe du désert : l’Amérique inflige une nouvelle leçon à l’Irak.
Brève rencontre : il a osé le faire, Benyamin Netanyahu a serré la main de Yasser Arafat.
Obsèques d’An et d’Eefje : après Julie et Melissa, la Belgique pleure An et Eefje, les corps des deux adolescentes, enlevées il y a plus d’un an, ont été retrouvés dans l’une des propriétés de Marc Dutroux.
Mme Sinclair : Devant ces crimes abominables, devant cette affaire horrible, vous avez réagi comment ?
M. Jospin : L’effroi et la compassion. Mais au-delà du problème terrible des actes criminels de ce pervers, je crois qu’il y a un problème plus large que nous devons prendre en compte : il est toujours difficile pour un homme politique de parler publiquement, même avec vous, de problèmes comme l’amour, la sexualité. Mais l’amour ou la sexualité qui est l’une des expressions de l’amour, cela exclut totalement entre les êtres la violence et la domination.
C’est d’ailleurs à cause de cela que les femmes ont commencé à poser publiquement le problème du viol et qu’on a criminalisé les viols. C’est aussi à cause de cela que l’on a commencé à poser le problème de l’inceste dans les familles, de la violence dans les familles à l’égard des enfants.
Alors, si cette violence, si cette oppression est particulièrement inadmissible entre les êtres, elle l’est encore plus à l’égard des enfants.
Donc, au-delà de ce crime, je crois qu’il faut utiliser la législation française qui permet tout : jusqu’à 30 ans pour les crimes les plus effroyables, jusqu’à 1 an pour l’utilisation de l’image d’un enfant.
Il faut utiliser cela. Il faut casser ces réseaux internationaux d’exploitation touristique des enfants à l’étranger, et puis peut-être faut-il cesser aussi avec la présence de la pornographie à la télé.
Avant, on ne voyait certaines choses que dans les Sex-Shops, maintenant on les voit à la télé à l’heure ou presque où nos enfants pourraient les voir.
Mme Sinclair : Pas à cette heure-ci.
Lionel Jospin, je vous interromps parce qu’on est en retard. On n’a pas pu parler de politique étrangère, je suis désolée, mais il faut rendre l’antenne ;
Je voudrais juste signaler la première biographie qui est sortie sur vous, écrite par Gérard Leclerc et Florence Murassiol. Si vous voulez tout savoir sur Jospin, vous lisez le livre.
Merci d’être venu ce soir faire votre rentrée, ici, en même temps que la rentrée de 7 sur 7.
Dans un instant, le journal de 20 heures de Claire Chazal.
Merci à tous.
Bonsoir.