Interview de M. Alain Juppé, Premier ministre, dans "Sud Ouest" du 17 août 1996, sur les "sans-papiers" de l'église Saint Bernard, la politique économique et l'ESB.

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Média : Presse régionale - Sud Ouest

Texte intégral

Sud-Ouest : Le conflit des sans-papiers prend de plus en plus l’allure d’un conflit symbolique. Vous-même semblez ne pas vouloir céder, compte tenu des enjeux pour l’immigration clandestine.

Alain Juppé : Je comprends très bien l’émotion que peut susciter cette situation. Moi-même, comme tout homme de bonne volonté, ça me fait mal au cœur de voir des familles, des enfants dans une telle précarité. C’est pourquoi, dès que les événements se sont produits, j’ai donné comme instruction qu’on traite les cas particuliers avec la grande humanité possible. Nous sommes allés à l’extrême limite de ce que permet la loi. Nous avons donné des papiers à des personnes qui n’étaient pas en situation régulière, mais qui avaient des enfants français, car ils étaient nés en France. Aller au-delà, ce serait violer la loi. Dans la fonction qui est la mienne, on n’agit pas seulement selon les sentiments que l’on peut éprouver, on a aussi le devoir de prendre des décisions. Mon devoir, c’est de ne pas envoyer un signal fort dans les pays d’émigration selon lequel la France a recommencé à régulariser des étrangers en situation clandestine. Ce serait irresponsable à la fois pour nous français, car nous n’avons pas les moyens de les accueillir. On se souvient de ce qu’avait dit un de mes prédécesseurs socialistes, Michel Rocard : « La France n’a pas vocation à accueillir toute la misère du monde ». Ce serait également irresponsable pour ces hommes et ces femmes, car on voit bien dans quelle situation impossible ils seraient placés. Alors il faut appliquer la loi. Ce sont les consignes que j’ai données au ministère de l’Intérieur qui s’attache à les mettre en œuvre avec beaucoup de courage. Cela demande, c’est vrai, de la force d’âme et la prise en considération de cas humains très difficiles.

Sud-Ouest : On se dirige donc vers des expulsions …

Alain Juppé : Quand on est membres d’un gouvernement, et chef de ce gouvernement, le devoir qui s’impose est d’appliquer la loi, et nous la ferons appliquer selon les procédures en vigueur. Il y a un enjeu, je le répète, très considérable, car, au-delà de quelques centaines de personnes, il existe des milliers de candidats à l’immigration clandestine. Et je vous rappelle ce que le président de la République déclarait le 14 juillet : « L’immigration clandestine ne doit pas avoir sa chance en France ».

Sud-Ouest : Est-ce que l’économie française, même si vous ne l’admettez pas facilement, n’est pas entrée en déflation ?

Alain Juppé : La France n’est pas, contrairement à ce qui s’est passé en 93, en situation de récession. La croissance se poursuit à un niveau faible, sans doute trop faible, mais c’est une croissance positive. Nous sommes à un niveau d’inflation inférieur à 2 %. Nous ne sommes pas en déflation, la consommation n’a pas reculé sur les six derniers mois, et les données de base de l’économie française sont solides. Par exemple, nous n’avons jamais eu autant d’excédents commerciaux.

J’entends dire ici ou là qu’il faut changer de politique, ou l’infléchir. Ne nous payons pas de mots, et regardons bien les choses en face. Notre politique consiste d’abord à désintoxiquer l’économie française de l’excès de dépenses publiques.

Dans les années 81, 82, 83 et à nouveau en 88, 89, nous avons expérimenté l’autre politique. Celle-ci existe, je ne le nie pas. C’est une politique d’inspiration keynésienne. On dit dépensons plus, endettons-nous, cela relancera la machine économique. On sait finalement ce que cela donne : ça nous conduit à la catastrophe. Aujourd’hui, il faut désintoxiquer le malade, et, comme toute cure de désintoxication, c’est lent, c’est douloureux, mais c’est le chemin de la guérison. Nous allons continuer à dire qu’il faut dépenser mieux sans dépenser plus. Nous y sommes d’ailleurs arrivés en préparant le budget 97 et commencerons dès l’année prochaine à baisser les impôts.

Sud-Ouest : On ne vous fera donc pas faire une autre politique.

Alain Juppé : Je n’ai pas l’intention de revenir sur les choix que le président de la République a clairement exprimés au pays dès le mois d’octobre de l’an dernier, que j’ai soumis à la majorité parlementaire qui y a adhéré unanimement.

Mais notre politique, ce n’est pas cela, et ce n’est pas qu’une politique de père la rigueur, comme j’entends dire. Par exemple, contre le chômage, nous nous battons sur tous les fronts.

Sur celui des PME-PMI, qui sont créatrices d’emplois, 95 % du plan annoncé à Bordeaux a été mis en place et doit produire maintenant ses premiers effets.

Pour le temps de travail, la loi de Robien est très audacieuse. Elle vient d’être publiée au « Journal officiel » et permet de réduire le temps de travail et d’embaucher en compensation avec participation de l’État sous forme d’allègements de cotisations sociales.

Sur les emplois de proximité que Philippe Séguin appelle le tiers payant social, les emplois de ville commencent à entre en vigueur. Nous nous sommes mis d’accord avec la majorité à l’Assemblée nationale et au Sénat pour franchir la première étape de la prestation autonomie dès janvier prochain.

Nous avons fait aussi une nouvelle loi sur l’apprentissage, et la réforme de l’éducation annoncée par François Bayrou permettra un développement systématique des formations en alternance.

Sud-Ouest : S’agissant des taux d’intérêt, ne peut-on pas desserrer un peu plus l’étreinte ?

Alain Juppé : Depuis un an, en ce domaine, on a remporté des succès remarquables. La baisse des taux ne se décrète pas. La Banque de France assume ses responsabilités et les marchés jouent leur rôle.

Il faut continuer à aller de l’avant. La preuve est faite que la meilleure manière de faire baisser les taux d’intérêt, c’est d’avoir une monnaie stable. Telle est notre politique.

Sud-Ouest : Pensez-vous vraiment pouvoir tenir vos objectifs budgétaires surtout si les recettes fiscales ne devaient pas être au niveau de vos attentes ?

Alain Juppé : Les derniers chiffres de recettes sont en amélioration. C’est bien reparti et cela laisse bien augurer de notre capacité à tenir nos engagements européens. Mais au-delà de la technique budgétaire, ce qui compte, c’est l’innovation, la création d’entreprises, la confiance du pays en lui-même, c’est ce que Jacques Chirac a appelé l’esprit de conquête. J’ai l’intention de demander au gouvernement de se montrer offensif, à la majorité et à la France de se montrer offensives.

Sud-Ouest : Revenons sur une profession qui est actuellement aux abois, celle des éleveurs de viande bovine.

Alain Juppé : Elle vit un vrai drame. J’ai de la sympathie pour ces éleveurs qui se trouvent brutalement déstabilisés, pour ces jeunes qui sont endettés et pour les moins jeunes qui voient leurs perspectives d’avenir bouchées. Le ministre de l’agriculture, le président de la République et moi-même sommes chaque jour attentifs à leur situation. Ils ont droit à la solidarité de la nation. Les aides ont déjà été décidées et payées. J’ai veillé à ce que, fin juillet début août, la première série d’allocations compensatrices soit versée. Les professionnels l’ont reconnu. La solidarité communautaire a également joué ainsi que celle de la profession, des céréaliers, des betteraviers, le Crédit agricole aussi.

J’ai donné par ailleurs, il y a deux jours, des instructions au ministre de l’agriculture pour que le problème de l’équarrissage soit pris en main. J’ai demandé qu’en urgence et jusqu’au 15 septembre l’État finance la totalité de la dépense de façon à nous laisser le temps d’étudier d’autres solutions.

Sud-Ouest : Quelles mesures pouvez-vous envisager pour soutenir le marché de la viande qui risque à la rentrée de subir le contrecoup de méventes accumulées ?

Alain Juppé : Il va y avoir en effet en septembre l'arrivée sur les marchés des broutards de ces jeunes veaux élevés en France et vendus en Italie pour y être engraissés. Si le marché ne se redresse pas, si les importations italiennes sont aussi basses qu'on peut le redouter, nous serons amenés à prendre les décisions qui s'imposent. Mais il ne faut pas perdre espoir en ce domaine. La consommation donne à nouveau quelques signes de redémarrage ; il faut là aussi bien expliquer les choses aux consommateurs et dire qu'en France nous avons un système de contrôle vétérinaire de grande qualité. En outre, nous avons perfectionné avec la profession ce que l'on appelle la traçabilité des produits pour savoir d'où vient chaque bête, comment elle est nourrie et commercialisée. Le gouvernement depuis le début de cette crise dramatique a joué la carte de la transparence, mais il ne faut pas aller au-delà de ce que le principe de précaution doit nous dicter.

Sud-Ouest : Malgré toutes ces préoccupations, ces dossiers nombreux, trouvez-vous le temps de vous détendre ?

Alain Juppé : Tous ceux qui sont en vacances sur la côte landaise et aquitaine comme je le suis, ont une chance inouïe. Il fait un temps merveilleux, je n'ai jamais vu Hossegor, depuis longtemps, avec un ciel aussi pur, une mer aussi calme, une plage aussi vivante, ce permet de se ressourcer en famille et avec les amis avant de retrouver la course de fond qui va s'engager. J’ai bien conscience de toutes les difficultés qui sont devant nous sur le plan social et économique. Nous allons les aborder avec une claire vision de ce que nous voulons faire. Je suis sûr que la majorité toute entière le comprend et s'engagera à nos côtés pour convaincre les Français.

Propos recueillis par Joël Aubert