Texte intégral
RTL - vendredi 23 août 1996
R. Arzt : Les forces de police sont en train d'intervenir dans l'église Saint-Bernard où se trouvent les 300 sans-papiers. C'est dans la logique de ce qu'annonçait A. Juppé hier soir ?
M. Aubry : Oui, malheureusement Je crois qu'A. Juppé, une fois de plus, ne comprend pas, ne voit rien de ce qui se passe dans ce pays. Le courage aujourd'hui n'est pas d'envoyer la police dans cette église, le courage est de reconnaître qu'il y a des drames humains dans cette église, des gens qui risquent leur vie, des hommes et des femmes qui, avant les lois Pasqua – je crois qu'il faut le rappeler –, étaient réguliers, avaient un travail, ont des enfants français, ont constitué une famille dans notre pays. C'est cela le courage, c'est de dire on s'est trompé. Mais cela, A. Juppé ne sait pas faire. Et le courage, c'est aussi de dire ce qu'on lit en filigrane dans l'avis du Conseil d'État, c'est-à-dire que les lois Pasqua sont non seulement – ce que l'on savait – des lois sans cœur, sans générosité, c'est-à-dire pas la France, mais ce sont aussi des lois inapplicables. Quand on sait qu'aujourd'hui – on voit bien d'ailleurs la gêne du Premier ministre hier soir – un certain nombre de ces étrangers ne sont ni régularisables ni expulsables parce qu'ils ont des enfants français, quand une loi est mauvaise, il faut la changer. Moi, ce que j'espère, c'est que notre pays va avoir enfin un vrai débat sur l'immigration, on va arrêter de montrer les étrangers comme des boucs émissaires et que l'on va enfin retrouver ce qu'est la France, c'est-à-dire un peu de générosité. Bien sûr, il ne faut pas ouvrir les frontières à tous vents mais on doit traiter correctement les gens qui sont sur notre territoire.
R. Arzt : D'abord, il peut y avoir des situations différentes. Il y en a qui malgré tout ne pourront pas être régularisés.
M. Aubry : Mais on l'a toujours dit. Mais cette espèce d'intransigeance s'arc-boutait sur une loi dont on a dit, depuis le début, qu'elle était inique, qu'elle fragilisait.
R. Arzt : Elle a été votée.
M. Aubry : Oui, mais les mauvaises lois, on les change, ce n'est pas la première fois que ça arrivera. Elle n'est même pas applicable. On n'ose même pas les appliquer. Il faut quand même savoir que – moi je l'ai vécu à Lille – on a régularisé des gens qui étaient dans la même situation. C'est une loi qui est mal faite, qui est inique, c'est une loi qui montre du doigt des étrangers comme étant potentiellement des coupables dans notre pays. Quand on commence par les étrangers dans un pays, ensuite on regarde les mendiants – c'est ce que l'on a fait cet été –, ensuite, les pauvres. Un pays qui regarde les étrangers comme les lois Pasqua nous les font regarder aujourd'hui, c'est un pays qui va mal. Et pour moi, la France, ce n'est pas cela. Et j'espère que l'on va avoir un vrai débat à partir de là. Ce n'est pas Monsieur Juppé qui nous permettra de l'avoir.
R. Arzt : Qui permettra de l'avoir ?
M. Aubry : Je crois que beaucoup de Français ont réagi. Moi, j'ai été frappée à la manifestation l'autre jour de voir des gens très, très différents. La France, ce n'est pas cela. Je crois qu'il faut le dire et il faudra que cela change. Et là, on a bien vu combien ces lois étaient vraiment profondément iniques et injustes et combien il fallait les changer. J'espère que beaucoup de gens l'ont compris.
R. Arzt : Le Conseil d'État en tout cas a eu son utilité ?
M. Aubry : Le Conseil d'État n'a fait que dire la loi. Là aussi, on se moque du monde : demander au Conseil d'État de nous dire que cette loi ne permet pas la régularisation, mais tout le monde le savait et d'ailleurs personne ne le demandait. Qui a demandé la régularisation totale ? Aucun parti politique. Ce que l'on a demandé, c'est d'abord que l'on revienne sur des cas de personnes qui sont intégrées dans notre pays, qui y vivent depuis 10 et 15 ans, qui y ont travaillé, qui ont des enfants français, qu'on leur permette de continuer à y vivre et que l'on regarde des drames humains qui sont en train de se passer. C'est tout simplement le bon sens et c'est le cœur. Mais il semble que le Gouvernement manque et de l'un et de l'autre.
R. Arzt : Que dites-vous de cette phrase de M. Rocard souvent citée actuellement : « La France ne peut pas accueillir toute la misère du monde » ? Elle signifie qu'il y a un consensus gauche-droite ?
M. Aubry : J'en ai marre que l'on pose le problème comme cela. Je voudrais que l'on dise que bien sûr il ne faut ouvrir aujourd'hui les frontières à tous vents, tout le monde est d'accord. Mais je voudrais qu'on le dise, au lieu de passer notre temps à expliquer. Évidemment, on est pour fermer les frontières. Évidemment, on n'est pas pour l'immigration. Cela, tout le monde le sait. Je voudrais que l'on explique que les étrangers dans notre pays nous ont apporté beaucoup. Que notamment ces Africains, leurs parents se sont battus pour la France, qu'un Français sur quatre aujourd'hui a, deux générations au-dessus de lui, un étranger, que cela fait la richesse de notre pays. C'est cela, le discours qu'il faut tenir aujourd'hui. Il faut arrêter de jouer sur les traces du Front national. Moi, je veux que mon pays retrouve l'honneur d'être ce qu'il est et la capacité d'accueillir des gens, simplement – pas fortement, nous savons que la conjoncture ne le permet pas – mais avec sa générosité habituelle.
R. Arzt : S'il y a débat, comme vous le demandez sur la question, le Parti socialiste sera uni sur la question de l'immigration ou on aura encore culture d'opposition et culture de gouvernement ?
M. Aubry : Non, mais le Parti socialiste a pris position avant l'été, de manière unanime : nous sommes pour le remplacement des lois Pasqua par une autre réglementation et nous sommes pour l'abrogation de la réforme du code de la nationalité – et d'ailleurs si ce code n'avait pas eu lieu, on n'aurait peut-être pas eu aujourd'hui le problème des Maliens de l'église Saint-Bernard et la force qui rentre dans une église malgré l'opposition du curé de cette église qui, il faut le rappeler, a été formidable pendant tout ce drame.
R. Arzt : En tant qu'ancien ministre du Travail, dans le prochain budget, le Gouvernement économise sur certaines aides à l'emploi, en particulier le contrat initiative-emploi qui va être recentré sur certaines catégories de chômeurs, qu'est-ce que vous en dites ?
M. Aubry : Je dis que Monsieur Chirac et Monsieur Juppé vont faire ce que L. Jospin leur a dit pendant la campagne, c'est-à-dire que la seule mesure qui était préconisée par J. Chirac a entraîné 35 milliards de dépenses cette année pour très peu d'emplois créés, n'a apporté qu'un effet d'aubaine aux entreprises qui voulaient embaucher, ça n'a pas de sens. Il faut, et c'est ce qu'ils vont faire, revenir à la réglementation antérieure, celle que nous avions mise en place, qui aide les entreprises, qui embauche des personnes en grande difficulté. Mais encore une fois aujourd'hui, ce n'est pas le sujet. Le sujet aujourd'hui est de relancer la consommation, la croissance, c'est l'inverse absolument de ce que fait le Gouvernement qui a prélevé beaucoup d'argent sur les ménages – 120 milliards en un an –, qui ne règle aucun des problèmes puisque les déficits continuent à être très élevés, la Sécurité sociale, les déficits budgétaires malgré des prélèvements obligatoires très forts. Donc aujourd'hui, il faut changer de politique économique. Et cette France, les Français ont l'impression qu'elle n'est pas gouvernée, qu'elle est mal gouvernée parce qu'on est complétement à l'inverse de ce que l'on doit faire en matière économique.
France 3 - vendredi 23 août 1996
France 3 : Vous êtes actuellement à la manifestation. Vous avez condamné l'intervention, mais le Gouvernement a rappelé qu'il appliquait la loi dans cette affaire.
M. Aubry : Oui, mais le vrai courage été que le Gouvernement dise que cette loi est aujourd'hui inique, injuste, qu'elle montre les étrangers comme des coupables potentiels dans notre pays, qu'elle jette un regard sur eux qui est un regard d'intolérance, d'isolement. C'est là qu'aurait été le courage, et non de rentrer avec une hache dans une église par la force, alors qu'il y avait derrière 300 familles désespérées et 10 personnes qui risquaient leur vie.
France 3 : Faut-il changer la loi Pasqua ?
M. Aubry : Bien sûr. Mais on n'a pas attendu aujourd'hui pour le dire. Il faut que notre pays redevienne ce qu'il est, c'est-à-dire le pays des Droits de l'Homme. Il faut qu'on ait le courage de regarder les étrangers dans notre pays pour ce qu'ils nous ont apporté, aussi bien dans la construction de notre –pays. Je pense aussi aux parents de ces Africains qui nous ont aidés à défendre la France. Il faut le redire dans ces jours-ci ! La réponse aujourd'hui, c'est le courage. Ce n'était pas de rentrer par la force contre des gens désespérés. C'était d'avoir le courage de régler des drames humains et de changer des lois qui sont aujourd'hui inapplicables, puisqu'on ne peut pas, par exemple, ni expulser ni régulariser les parents d'enfants français. Voilà ce qu'il aurait fallu faire.
Europe 1 - vendredi 23 août 1996
V. Parizot : Vous attendiez-vous à une réaction aussi rapide des forces de l'ordre ?
F. Hollande : Non. On pouvait bien sûr la craindre, parce qu'on savait que depuis plusieurs jours, il y avait cette tentation de la part du Gouvernement. En même temps, on avait aussi le sentiment depuis 48 heures qu'il y avait une négociation qui pouvait s'engager. Le Gouvernement revenait enfin à une analyse au cas par cas. C'est au moment précis où une esquisse de solution pouvait enfin être aperçue que le Gouvernement fait cet acte de force qui ne peut être que condamné parce que tellement contraire à l'idée que l'on a de notre pays, de la République. On est tous un peu secoués par la violence de ces images, même si pour l'instant il n'y a pas d'incidents graves. Mais vraiment, cet acte de force, au moment où une négociation pouvait être entrevue nous paraît à la fois inopportune et grave dans ses conséquences.
V. Parizot : Cette intervention empêche-t-elle une étude au cas par cas de ces sans-papiers ?
F. Hollande : Que vont-ils devenir ? On sait où ils vont être emmenés : pour certains, l'expulsion peut être effective ; pour d'autres, on va les mette dans un centre de rétention ; pour les grévistes de la faim, où va-t-on les mettre ? Dans un hôpital, le temps qu'ils se remettent pour gagner le prochain charter que l'on aura commandé ? On s'est engagé là dans une épreuve de force dont on ne connaît même pas l'issue. Il eût mieux valu traiter au cas par cas – puisque c'était la démarche qu'avait souhaitée le Gouvernement –, le dossier de ces familles. Une fois qu'on avait réglé les uns, on n'aurait peut-être, pas pu régler les autres, alors, la négociation s'achevait. Peut-être que le conflit se terminait de lui-même. Il eût mieux valu engager cette méthode que de recourir à la force aujourd'hui pour ensuite régler Je cas de certains.
V. Parizot : Vous rejetez les arguments du Premier ministre hier soir ?
F. Hollande : Oui, pour partie. Chacun a la préoccupation de lutter contre la xénophobie et le racisme. Mais la loi dite Pasqua, son problème, c'est qu'elle existe. Personne ne peut la remettre en cause, puisque c'est la loi de la République, même si ce n'est pas pour nous une loi très républicaine. Donc, elle s'applique. Le Conseil d'État n'a fait que le constater. Mais en même temps, elle est inapplicable. Beaucoup de ceux qui sont sans-papiers et qui sont dans l'église Saint-Bernard ont été projetés dans l'irrégularité uniquement à cause de la loi Pasqua. Jusqu'à maintenant, ils étaient parfaitement en situation régulière sur notre territoire. On voit bien que cette législation et elle-même pose des problèmes d'application. Il faut à ce moment-là prendre le temps nécessaire pour la corriger – c'est notre position – ou regarder au cas par cas ce qui pouvait être fait pour éviter les situations les plus dramatiques. C'est cette démarche-là, que le Gouvernement aurait dli engager depuis maintenant cinq mois, qu'il n'a pas engagée. On a cru qu'il allait se laisser gagner par des arguments de bon sens. Là, aujourd'hui, c'est l'autorité qui s'est imposée.