Interview de Mme Elisabeth Guigou, ministre de la justice, à Europe 1 le 21 octobre 1999, sur l'attente de la décision de la Cour de Cassation sur le pourvoi de Maurice Papon, l'éventualité d'une déchéance de son pourvoi en raison de sa fuite, la polémique relative à l'impuissance de la cour d'assises à prononcer un mandat de dépôt, le démenti de complicités dans l'appareil d'Etat, le respect de la légalité et des droits de la défense, les projets de réforme de la justice.

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Média : Europe 1

Texte intégral

Arlette Chabot : Vous savez où est M. Papon ce matin ?

Elisabeth Guigou : Ce n'est pas à moi de vous le dire. Je n'ai rien à dire sur la localisation de M. Papon.

Arlette Chabot : Vous pouvez nous confirmer ou nous infirmer que la piste suisse donnée par F. Helbert sur cette antenne ce matin, est la bonne ? Elle semble confirmée par des sources policières.

Elisabeth Guigou : Je n'ai pas à confirmer ou à infirmer quoi que ce soit à ce sujet. Ce qui est important, c'est d'abord de savoir ce que va raire la Cour de cassation aujourd'hui. Il faut savoir qu'elle a trois possibilités devant elle. Elle peut rejeter le pourvoi de M. Papon ; elle peut en constater la déchéance du fait qu'il ne s'est pas présenté hier soir, comme la loi le lui demandait, il ne s'est pas constitué prisonnier ; ou bien, elle peul aussi, ne l'oublions pas, casser la décision de la cour d'assises de la Gironde, Il y a donc juridiquement trois possibilités devant la Cour de cassation, Elle va délibérer, sans doute entendre les avocats, Cela ne prendra pas trois minutes.

Arlette Chabot : Vous êtes en train de dire que la condamnation de M. Papon pourrait ne pas être définitive ?

Elisabeth Guigou : Aucune condamnation n'est définitive tant qu’un pourvoi devant la Cour de cassation n'a pas été jugé par la Cour de cassation, C'est bien la raison pour laquelle M. Papon est en liberté d'ailleurs.

Arlette Chabot : Il y a encore un espoir pour lui d’échapper à la sanction ou bien de toute façon, comme il ne s ‘est pas présenté, logiquement, de fait, son pourvoi n’a pas lieu d’être examiné ?

Elisabeth Guigou : La Cour de cassation a ces trois possibilités. C'est à elle de dire, et pas à moi, Garde des Sceaux, de dire laquelle de ces trois possibilités elle choisira. C'est notre système juridique, il faut le respecter. Lorsque la Cour de cassation aura pris sa décision, les autorités administrative, le  Gouvernement saura quel est le mandat juridique qui lui est donné par la Cour de cassation, Si la Cour de cassation confirme et ne casse pas la décision de Ia Cour d’assises. C'est un acte de gouvernement, un acte administratif. Le Premier ministre a dit, hier, sans aucune ambiguïté que  tous les moyens seraient utilisés pour rechercher M. Papon. C'est-à-dire que, concrètement, un ordre de recherche el d'arrestation national sera émis à toutes les autorités sur le système Schengen via Interpol. Il ne faut laisser ouverte aucune espèce de possibilité d’échapper. Par conséquent, à partir du moment où il y aura confirmation d'une façon ou d'une autre de la décision de la Cour d'assises, M. Papon est dans la situation d'un condamnée en fuite.

Arlette Chabot : La Suisse ne reconnaît pas les crimes contre l'humanité. Cela peut poser un problème: il peut rester à l'abri s'il est en Suisse ?

Elisabeth Guigou : Nous n'utiliserons que des moyens légaux, Par conséquent, nous refusons évidemment, vous l'avez compris, d'utiliser ce qui serait des voies de fait. Tant que M. Papon est libre et tant qu'il n'y a pas de mandat judiciaire, il n'est pas question que les autorités de police interviennent. Nous sommes un Etat de droit. Il faut que l'Etat, d'abord et avant tout, donne l'exemple et respecte la légalité. C'est cela qu'il faut comprendre. Après, on peut penser ce que l’on veut de la loi…


Arlette Chabot : Effectivement, on respecte l'Etat de droit, mais il y a quand même des choses que l'on ne comprend pas, Comment, après avoir été condamné à 10 ans de réclusion criminelle par la cour d'assises de Bordeaux, M. Papon a pu sortir libre comme vous et moi sans aucune contrainte ?

Elisabeth Guigou : Eh bien, parce que la loi, actuellement, dit que si une personne comparait devant la cour d'assises, libre, la cour d'assises ne peut pas prononcer un mandat de dépôt, c'est-à-dire la faire mettre en prison au moment du jugement. Je considère, en effet, que c'est une disposition qu'il faudra revoir…

Arlette Chabot : Vous allez y réfléchir ?

Elisabeth Guigou : J'ai déjà dit cela d'ailleurs devant le Parlement, il y il un an, un an et demi. La cour d'assises ne peut pas faire cela, les tribunaux correctionnels pour des plus petits délits peuvent le faire, Ils peuvent prononcer un mandat de dépôt à l'audience. Donc, je crois, en effet, qu’il faudra modifier celte disposition. Je pense qu'il n'était pas souhaitable d'interférer avec le procès Papon. Mais, dès que celte affaire sera terminée - c'est maintenant une question de jours au maximum -, j'envisage de proposer un amendement pour modifier la loi.

Arlette Chabot : Pensez-vous qu'une erreur a été commise dès le début du procès, lorsque les magistrats ont décidé de laisser M. Papon en liberté ?

Elisabeth Guigou : Je n'ai pas d'appréciation, en tant que Garde des Sceaux, à apporter sur une décision souveraine de la Cour d’assises. Ce que je peux dire simplement c'est que je comprends évidemment la douleur, tout ce que peuvent éprouver les familles, leur inquiétude d'imaginer que, peut-être - mais je ne pense pas que ce soient le cas - M. Papon puisse se soustraire à la justice. Encore une fois, dès que la Cour de cassation aura pris sa décision, si elle confirme la décision de la cour d'assises. M. Papon sera recherché, arrêté et incarcéré.

Arlette Chabot : Depuis le début, on s'interroge sur l'attitude de M. Papon. Les associations des familles victimes vous avaient alertée, Klarsfeld dit qu'il vous avait adressé une lettre au début du mois de septembre...

Elisabeth Guigou : Oui, c'est vrai.

Arlette Chabot : Alors, on n'a rien fait, on a laissé, on a attendu ! Est-ce que des mesures particulières ont été prises ? M. Papon était à surveiller, protéger.

Elisabeth Guigou : C'est vrai que j’ai reçu une lettre de M. Klarsfeld début septembre, d'ailleurs je n'avais pas attendu la lettre de M. Klarsfeld pour m'interroger sur ce qui se passerait si M. Papon refusait de se rendre à la justice - il était litre. Mais l'analyse juridique qui a été faite - et encore une fois, moi, Garde des Sceaux, je suis garante de l'application de la loi ; ce n'est pas moi qui vais me mettre à côté ou en contradiction avec la loi - nous montre qu'à partir du moment où M. Papon a été mis en liberté par la cour d'assises, on ne peut pas lui imposer de contrôle judiciaire. Ce sont les magistrats qui, de toute façon, imposent un contrôle judiciaire et pas le Garde des Sceaux. Mais, même les magistrats ne pouvaient pas imposer de contrôle judiciaire. Pourquoi ? Parce que le contrôle judiciaire est un substitut à la détention provisoire, et M. Papon ayant été jugé, il n'était plus en détention provisoire, Donc, il n'y avait pas de possibilité légale d'exercer une quelque contrainte que ce soit sur M. Papon.

Arlette Chabot : Cela dit, il était protégé, pas surveillé. Est-ce que vous avez discuté ce problème avec votre collègue de l’Intérieur, J.-P. Chevènement ?

Elisabeth Guigou : Bien entendu, naturellement !

Arlette Chabot : C'est vrai que des mesures avaient été envisagées : renforcement de la surveillance, ces derniers jours… ?

Elisabeth Guigou : De toute façon, nous n'avons envisagé, nous n'avons discuté que de ce qu'il était possible de faire dans le cadre de la Iégalité. Et j'ai indiqué à M. Chevènement - qui d'ailleurs m'a interrogée sur ce sujet - l'analyse juridique qui était faite à la chancellerie. De ce fait, il était impossible aux policiers d'exercer quelque action que ce soit sans mandat judiciaire. Les policiers respectent la légalité. Par conséquent, il ne peut pas être question d'interpeller M. Papon et d'exercer quelque contrainte que ce soit. Cela aurait été une voie de fait.

Arlette Chabot : Toul cela fait qu’aujourd’hui M. Papon a bénéficié d'appuis, de complicités, de soutiens. Est-ce que vous démentez ?

Elisabeth Guigou : Il ne faut pas tout mélanger. Il n’a pas bénéficié de complicités, d'appuis et de soutiens dans l’appareil d'Etat. Il a pu bénéficier d'appuis, de complicités et de soutiens de la part de ses amis. Ces soutiens ne sont pas illégaux tant que M. Papon est libre. Ils le deviendraient, et en conséquence seraient soumis à poursuites dès lors que la condamnation de M. Papon sera confirmée par la Cour de cassation. Jusque-là M. Papon est libre de ses mouvements et ses amis sont libres de l'accueillir de l'aider à voyager.

Arlette Chabot : Comme tout le monde s'interroge et qu'il y a des doutes, des interrogations, est-ce qu'on peut imaginer une enquête interne, une commission d'enquête pour savoir vraiment ce qui s'est passé, pour éclaircir, pour dissiper les doutes, même si la loi a été respectée ?

Elisabeth Guigou : Mais, quels doutes ? Il ne peut pas y avoir de doutes puisque la loi a été respectée. Je ne vois pas où il peut y avoir des doutes. Les policiers respectent la légalité, le ministère de la Justice, à plus forte raison. Et, par conséquent, nous agissons dans le cadre de la loi. C'est la seule attitude possible pour le Gouvernement et l'administration.

Arlette Chabot : Il n’y a aucun dysfonctionnement, aucune négligence, aucune faute ?

Elisabeth Guigou : Non.

Arlette Chabot : On parle aujourd'hui d'affaire d'Etat.

Elisabeth Guigou : Tout dépend ce que l'on entend par là. J'accorde une extrême importance et je suis extrêmement préoccupée, je suis scandalisée que quelqu'un comme M. Papon qui s'est présenté ancien ministre, ancien grand commis de l’Etat, qui a eu comme système de défense à tout son procès de dire : « J'étais là pour sauver, pour préserver. » En réalité, comment se comporte-t-il ? Il prend la fuite par rapport à la justice de son pays. Et, il est possible qu'après la décision de la Cour de cassation, ce soit purement un condamné en fuite. En réalité, c'est une attitude de très grande lâcheté, de très grand mépris, comme l'a dit le Premier ministre, à l'égard des victimes.

Arlette Chabot : Le Garde des Sceaux dit : « Je suis indignée, choquée », l'opinion a du mal à comprendre que tous avez les mêmes réactions que nous et que vous ne pouvez rien faire.

Elisabeth Guigou : Parce qu'il faut comprendre que, dans notre pays, c'est la loi qui gouverne. Et moi, je respecte la loi. Si la loi est mal faite, on peut la changer...

Arlette Chabot : On peut l'améliorer, on peut réfléchir.

Elisabeth Guigou : Je ne fais pas que réfléchir, je vous dis que je suis décidée à introduire un amendement - cela se fera certainement au moment du projet de loi présomption d'innocence en janvier, à l'Assemblée nationale - pour permettre que la cour d'assises puisse prononcer un mandat de dépôt à l’audience comme le tribunal correctionnel. C'est une anomalie parce que la situation de M. Papon est…

Arlette Chabot : …est exceptionnelle, elle est exceptionnelle de bout en bout. Et l'on peut le regretter effectivement. Les avocats peuvent être aussi mis en cause, parce qu'ils savaient au fond qu'il avait envie de fuir. Ils savent où il est aujourd'hui.

Elisabeth Guigou : Les droits de la défense, cela existe ! C'est cela aussi la loi. Par conséquent, tant que M. Papon n'est pas définitivement condamné - et il ne l'est pas -, tant que la Cour de cassation ne s'est pas prononcée, les avocats ont tout à fait le droit de défendre leur client. Ils sont d'ailleurs liés par le secret professionnel.

Arlette Chabot : On a l'impression que l'on peut échapper à la justice et à la police en France. On en parle à propos de M. Papon, on en a parlé à propos d’Y. Colonna.

Elisabeth Guigou : On peut échapper à la justice et à la police quand on est libre - parce que c'est ça un pays de libertés, de protection des droits de l'homme -, on n'échappera pas à la justice et à la police française une fois qu'on sera définitivement condamné. Ca, je vous le garantis !

Arlette Chabot : Mise en cause à propos d'Y. Colonna : on a laissé filé. Qu'est-ce que vous répondez aux accusations du préfet Bonnet qui met en cause la justice.

Elisabeth Guigou : J’ai dit ce que je pensais des insinuations honteuses de Monsieur l'ex-préfet de Corse, par conséquent je n'ai pas l'intention de m'appesantir sur le sujet. Je trouve que l'on a déjà fait assez de publicité à ce livre.

Arlette Chabot : Vous présentez, en ce moment, au Sénat, le projet de loi qui devrait modifier les liens entre la chancellerie et le parquet pour plus de transparence. Vous n’interviendrez plus dans les affaires politiques et personnelles comme, par exemple, l’affaire Tiberi ?

Elisabeth Guigou : Déjà, depuis deux ans et demi que nous sommes là, je n'interviens plus. Le Premier ministre avait pris cet engagement devant l'Assemblée nationale au moment de son discours de politique générale. Il n'y il plus une seule intervention dans les affaires individuelles. Ce que je cherche il faire c'est à l'inscrire dans la loi pour que cela puisse s'appliquer à tous mes successeurs. Ce que pratique, je crois, est saluée comme une pratique saine de nature à restaurer la confiance de nos concitoyens devant la justice ; de nature à garantir à chacun d'entre nous que la justice est impartial, qu'elle n'est pas manipulée par Ies politiques.

Arlette Chabot : Vous n’influez pas en ce moment dans le déroulement du procès de X. Tiberi ou d'autres ?

Elisabeth Guigou : Evidemment pas !

Arlette Chabot : Vous pensez qu'au nom de la morale politique que M. Tiberi devrait partir ou vous vous refusez à tout commentaire ?

Elisabeth Guigou : Je n'ai pas à me prononcer là-dessus. C'est une affaire interne au RPR. Qu'ils traitent de cela entre eux.

Arlette Chabot : Concernant les projets de loi qui sont examinés, le Président de la République devrait faire savoir assez vite s'il entend réunir le congrès pour modifier la Constitution afin de modifier la constitution du Conseil supérieur de la magistrature. Vous souhaitez que le Président de la République le fasse ?

Elisabeth Guigou : Pour moi, plus tôt cela sera fait et mieux ce sera. Ce que je constate simplement c'est que la semaine prochaine, lorsque sera terminé l'examen, par le Sénat en première lecture, du projet de loi chancellerie-parquet, la condition que le Président de la République avait émise lui-même - c'est-à-dire qu'il y ait une première lecture de chacun des deux projets: celui-ci et le projet de loi présomption d'innocence, dans chacune des deux chambres -, cette condition sera remplie. Après, c'est une prérogative du Président de la République et de lui seul. Et c'est à lui, évidemment, de décider ou non de convoquer le congrès. Naturellement, je souhaite que cela puisse être fait, que le congrès vote le plus rapidement possible cc texte que les deux chambres ont approuvé dans les mêmes termes il y a un an maintenant