Texte intégral
LE MONDE - 16 juin 1998
Le Monde : Est-ce que J. Chirac gêne l’opposition ?
Édouard Balladur : Chacun a son rôle : le chef de l’État, soucieux de faire fonctionner les pouvoirs publics dans un système de cohabitation qui n’est pas très commode, a certains types de responsabilités ; nous, qui devons représenter l’alternance future, nous en avons d’autres. Il n’y a pas une concomitance étroite entre l’action du chef de l’État et celle de l’opposition.
Sous la précédente cohabitation, période où j’étais Premier ministre, j’ai proposé deux réformes de la Constitution : la première, sur le Conseil supérieur de la magistrature, les socialistes l’ont votée ; la seconde, sur le droit d’asile, ils ne l’ont pas votée. Or, par définition, le président de l’époque, François Mitterrand, avait fait passer ces réformes en conseil des ministres et, en acceptant de convoquer le congrès à Versailles, marqué qu’il les acceptait.
Le Monde : Sur la nouvelle réforme du Conseil supérieur de la magistrature, le président du groupe RPR de l’Assemblée nationale avait fait savoir que Jacques Chirac souhaitait son adoption. Or vous n’avez pas pris part au vote…
Édouard Balladur : Nous sommes, les uns et les autres, des hommes libres. Il faut quand même bien se mettre cela dans la tête aussi ! Nous avons nos idées, nos convictions et, sur un sujet de ce genre, pour ce qui me concerne, je trouve que j’ai déjà fait un grand effort en ne participant pas au vote.
Le Monde : Les difficultés de l’opposition proviennent-elles de l’absence d’un chef incontesté ou de celle d’un parti dirigeant ?
Édouard Balladur : 80 % de nos électeurs attribuent les mécomptes de l’opposition au fait qu’il n’y ait pas un parti unique. Je pense que c’est en partie à tort, car il nous arrivé de rencontrer des difficultés alors que nous étions, peut-être, plus unis, et des succès alors que nous étions moins unis. Mais enfin, aujourd’hui, il est parfaitement clair que l’objectif doit être de construire une alliance, dans laquelle les partis de l’opposition soient le plus proche possible les uns des autres. Que faut-il pour que nous soyons crédibles et audibles ? Deux choses : d’une part, une bonne organisation ; d’autre part, un bon projet. Il faut les deux à la fois. Il y a donc, d’abord, la décision des dirigeants de l’Alliance d’organiser une dizaine de conventions dans notre pays sur tous les problèmes de l’avenir. Et puis il y a l’organisation au Parlement : faut-il un groupe unique, fusionnant tout le monde, ou bien un intergroupe, ou bien encore un groupe commun ?
Je pense qu’il appartient aux parlementaires de l’opposition de se faire entendre et de dire s’ils veulent un groupe commun, puis s’ils veulent que ses dirigeants soient élus ou bien nommés par les partis.
Le Monde : dans la première hypothèse, seriez-vous candidat ?
Édouard Balladur : Pour l’instant, on ne m’a rien demandé. Si l’on me demande quelque chose, je verrai si les conditions de l’efficacité sont réunies. Je n’ai pas l’intention d’être un ornement sur une cheminée, mais de jouer un rôle utile. Si c’est possible, je le jouerai de grand cœur.
Le Monde : Croyez-vous possible, à brève échéance, une transformation des institutions ?
Édouard Balladur : Les choses étant désormais ce qu’elles sont, je pense qu’il serait beaucoup plus simple d’en arriver à un régime présidentiel qui serait caractérisé par le fait que le président de la République, élu pour cinq ans, serait le seul maître du gouvernement, lequel ne serait plus responsable que devant lui. Corrélativement, l’exécutif n’aurait plus sur l’Assemblée nationale les pouvoirs dont il dispose actuellement à travers l’article 49, alinéa 3 de la Constitution, par exemple, ni le droit de dissolution, et les droits de l’Assemblée seraient accrus dans l’élaboration, la discussion et l’adoption des projets.
Cette réforme fondamentale ne serait, bien entendu, pas applicable au mandat actuel, mais à partir de la prochaine échéance présidentielle et législative. Il se trouve qu’elles coïncident, d’ailleurs, théoriquement, en 2002, sauf usage du droit de dissolution.
Le Monde : Dans la préparation de son programme, l’opposition doit elle mettre à l’étude certains thèmes diffusés par l’extrême-droite, comme la « préférence nationale » ?
Édouard Balladur : De la même façon qu’on a réussi à dépassionner les problèmes de la nationalité en créant en 1987, la commission Marceau Long, on devrait réunir une commission, avec des hommes et des femmes venus, là aussi, de tous les horizons, pour réfléchir à la question suivante : est-il normal ou anormal, légitime ou contraire aux principes républicains traditionnels de réserver certaines prestations aux nationaux et de les refuser – pour une durée, d’ailleurs, à déterminer – aux résidents étrangers ?
Le Monde : Cette commission comprendrait-elle des personnalités appartenant au Front national ?
Édouard Balladur : Pourquoi pas ? Il faudrait que tout l’éventail de la politique française soit représenté. Jusqu’à présent, je n’ai pas observé que le Front national était interdit par la loi… Ce que je voudrais, c’est que l’on cesse de s’envoyer des abstractions à la tête et qu’on regarde les réalités, notamment celles des pays étrangers. Qu’on ne se contente pas de cela, d’ailleurs : il y a aussi les principes de morale, et il faut se conduire dans le respect de la dignité et des intérêts légitimes de chacun.
Regardons ce qui se passe chez les Allemands, les Belges, les Espagnols, les Italiens, auxquels nous allons être liés en vertu du traité d’Amsterdam, pour tous les problèmes de circulation des personnes et d’immigration. Peut-être qu’ils ont les mêmes législations que nous mais, chaque fois qu’on pose la question, on est dans le plus grand embarras pour savoir ce qui se passe à l’étranger. Si une personnalité indépendante, éminente et respectée pour tous voulait présider à cette étude, cela aurait peut-être l’avantage qu’on n’en parlerait plus. Il faut éclairer l’opinion publique.
Europe 1 – Jeudi 25 juin 1998
J.-P. Elkabbach : Vos propos sur la préférence nationale ont fait un peu scandale.
Édouard Balladur : Très petit.
J.-P. Elkabbach : Mais suffisant. Vous voici percé de flèches lancées de toutes parts, y compris de la droite, c’est Balladur Saint Sébastien, mais apparemment vous aimez cela puisque vous récidivez hier dans Le Monde. Pourquoi ?
Édouard Balladur : Tout simplement parce que j’ai voulu être encore plus clair dans ce que j’ai dit et dans ce que j’ai proposé et qui est parfaitement simple. Compte tenu de la construction de l’Europe, du fait que l’Europe va avoir une politique d’immigration commune, il faut y voir clair sur les statuts sociaux réservés aux étrangers dans les 15 pays de la communauté, voilà, c’est aussi simple que cela.
J.-P. Elkabbach : Oui mais si vous l’aviez dit de cette manière…
Édouard Balladur : Je l’ai dit de cette manière.
J.-P. Elkabbach : Vous ne vous faites aucun reproche, au moins sur la formulation ?
Édouard Balladur : Non Aucun.
J.-P. Elkabbach : Vous pensez que vous avez eu raison de parler comme vous l’avez fait de la préférence nationale ? Pourquoi avez-vous choisi ce vocabulaire : préférence nationale ?
Édouard Balladur : Parce que c’est le vocabulaire courant, d’ailleurs c’était dans la question qui m’a été posée beaucoup plus que dans ma réponse. Et puis parce que j’aimerais bien, tout de même, que dans notre pays, on prenne l’habitude de discuter des vrais problèmes sans se réfugier derrière des apparences. La France est à un tournant de son histoire, nous avons beaucoup de choses à changer dans notre pays pour nous adapter à l’évolution et il est temps de parler des problèmes tels qu’ils se posent. Je le répète, compte tenu de l’instauration de la liberté de circulation en Europe et d’une politique commune d’immigration, il faut que les pays européens se concentrent et rapprochent leurs législations. Voilà.
J.-P. Elkabbach : On peut parler, on voit bien, en France, que les cris, les anathèmes, cela fait partie du débat à la française. On peut parler de tout, cela c’est sûr.
Édouard Balladur : Oui, cela reste encore une chance.
J.-P. Elkabbach : Mais cela dépend qui, pas avec n’importe qui comme dit J. Attali. Parce que vous avez parlé de commission avec le Front national.
Édouard Balladur : Quand il y a un problème qui se pose, il faut l’examiner avec l’ensemble des intéressés. Alors comme cela a soulevé des remous, toute cette affaire, c’est le moins que l’on puisse dire. Cela m’a d’ailleurs un peu surpris, je dois vous le dire. Je ne m’attendais tout de même pas à ce qu’on puisse me reprocher d’avoir tenu des propos aussi révolutionnaires.
J.-P. Elkabbach : Mais certains se demandent comme E. Balladur, homme d’État, à la stature d’homme d’État, allait picorer dans le champ des idées du Front national.
Édouard Balladur : Mais non, c’est une présentation que vous faites qui n’a rien à voir avec la réalité. Comme cela pose tellement de problèmes, cette étude je vais la faire seul. D’ailleurs je vous signale une chose, les gouvernements européens seront obligés de la faire eux-mêmes pour y voir clair et pour coordonner leurs législations. Moi, je vais – et j’espère d’ici le mois de septembre, fin septembre ou octobre – essayer de publier une sorte de photographie des législations sociales des pays européens. Puis ensuite, au moins, lorsqu’on en discutera, en en discutera sur la base de données objectives, connues de tous et reconnues par tous comme étant précises et vraies.
J.-P. Elkabbach : Et pour cela, est-ce que vous allez recevoir des dirigeants du Front national ?
Édouard Balladur : Véritablement, c’est une obsession ! Je vais, je le répète, faire une étude pour voir qu’elles sont les législations. Je me suis mis en contact avec un certain nombre de pays européens pour cela, avec éventuellement les organismes européens à Bruxelles. J’aimerais bien qu’on parle d’un problème, de façon – j’ose dire, c’est très prétentieux – scientifique, sans s’envoyer des abstractions à la figure.
J.-P. Elkabbach : Vous lisez comme nous les pétitions, les « lettres ouvertes à E. Balladur » des intellectuels mais je vais vous poser deux, trois questions très précises.
Édouard Balladur : Je les lis moins que vous.
J.-P. Elkabbach : En Île-de-France, le Front national va proposer demain et vendredi, lors d’un débat sur le logement dans la région, que l’aide soit subordonnée à la qualité de citoyen français de futurs occupants de logement. Si vous étiez conseiller régional, vous voteriez ce texte ?
Édouard Balladur : Non, je ne le voterais pas. Ce que je souhaite dans un premier temps, je le répète encore une fois, c’est y voir clair. Je n’ai pas du tout l’intention de me prêter à des opérations démagogiques.
J.-P. Elkabbach : Dernière question sur ce thème : est-ce qu’il y a une stratégie Balladur pour la droite ? Est-ce qu’il faut chercher à réduire le Front national même en risquant de parler comme lui ? Est-ce qu’il faut s’allier à lui ou avec lui d’une manière ou d’une autre à l’échelle locale ou nationale ? Est-ce que c’est cela l’arrière-pensée ?
Édouard Balladur : La situation de la droite est claire, malheureusement, si j’ose dire. Elle a été affaiblie. Elle a été affaiblie par ses divisions – elle est en train d’y porter remède et je m’en réjouis – et par le fait qu’une partie de ses électeurs l’ont quittée. Et l’objectif, c’est de redonner confiance aux électeurs qui nous ont quittés, qu’ils soient de droite ou qu’ils soient de gauche d’ailleurs car ils nous ont quittés des deux côtés. Pour cela, il faut élaborer un projet qui tienne compte de leurs préoccupations sur le plan social notamment mais sur le plan national aussi. Alors évidemment, cela ne fait pas plaisir à la gauche, ni aux socialistes. Cela ne leur fait pas plaisir parce que quel est leur objectif ? C’est que la droite demeure durablement affaiblie à la fois par ses divisions et par le fait qu’une partie de ses électeurs l’ont quittée. Voilà ce que souhaite la gauche ! Et c’est pourquoi les socialistes ont voté hier à l’Assemblée un projet de loi sur le scrutin régional qui a pour seul objectif de donner la victoire à la gauche dans la plupart des régions. Alors il n’y a plus qu’à changer la Constitution et dire pour l’éternité des temps, les socialistes et leurs alliés pourront avec 40 % gouverner la France. C’est cela l’objectif de la gauche.
J.-P. Elkabbach : L’Alliance va mal. Comment peut-on faire pour qu’elle aille mieux et quels conseils donneriez-vous au président actuel et créateur de l’Alliance, P. Séguin, qui n’a besoin d’aucun conseil ?
Édouard Balladur : Il n’a pas besoin de conseils. L’Alliance doit donner le sentiment aux Français que nous avons compris le message qu’ils nous ont envoyé. Ils nous ont trouvé trop divisés et ils ont trouvé que nous ne menions pas la politique – enfin nos électeurs – qui correspondait à leurs aspirations. Il faut donc faire deux choses. Il faut d’abord s’organiser, à commencer par le parlement d’ailleurs, pour être plus cohérents, plus unis dans les votes que nous ne l’avons été plus cohérents, plus unis dans les votes que nous ne l’avons été depuis quelques mois. En second lieu, il faut faire en sorte que nous élaborions un projet qui corresponde aux aspirations de nos électeurs et pour cela, il faut, comme je l’ai suggéré, les consulter. J’aimerais que la droite élabore, dans les mois qui viennent, un projet qui serait débattu avec des dizaines, voire des centaines de milliers de Français sous des formes diverses et qui montrerait bien l’aspiration qui est celle de nos électeurs.
J.-P. Elkabbach : Après un an à Matignon, L. Jospin obtient des scores de popularité très élevés, on dit même : comme E. Balladur au bout d’un an. Vous savez par expérience que cela peut être passager. Quel conseil vous donneriez à L. Jospin pour que ce bonheur qu’il connaît aujourd’hui dure ?
Édouard Balladur : Écoutez, comme il ne me demande pas de conseil, je ne lui en donne pas ! Je dirai la chose suivante : est-ce que la France a changé en bien depuis un an ?
J.-P. Elkabbach : Le climat a changé, les patrons sont assez contents, il y a un climat de reprise, de confiance…
Édouard Balladur : Est-ce que la France a changé en bien depuis un an ? Quelle est la grande réforme qui va dans le sens de l’avenir et qu’on faite les socialistes ? Moi, je n’en aperçois aucune pour l’instant. Ça ne durera peut-être pas. Peut-être qu’ils vont s’y mettre, mais au jour d’aujourd’hui, ils se sont bornés à profiter de la situation que nous avons laissée, qui était d’ailleurs meilleure que nous ne le croyions, enfin tant pis pour nous. Et ils n’ont fait aucune des grandes réformes que requiert la situation du pays. Et moi, mon angoisse, c’est que ça se passe comme il y a quelques années, c’est-à-dire que cette bonne situation, nous ne tirions pas le profit nécessaire pour réformer profondément notre pays.
J.-P. Elkabbach : À quel tournant de réforme vous les attendez ?
Édouard Balladur : Je crois que c’est essentiellement dans le champ économique et social que ça devra se passer. Nous ne pouvons pas rester perpétuellement un des pays d’Europe, peut-être même le pays d’Europe qui a le plus de chômeurs après l’Espagne. Mais pour ça, il faut changer des structures de la société française et il faut alléger le poids de l’État, il faut donner un peu d’air, de liberté. Or on fait tout le contraire.
J.-P. Elkabbach : Mais tout ce que la droite n’avait pas fait ?
Édouard Balladur : Ça, ce n’est pas une raison. Nous ne l’avions pas fait, c’est peut-être pour ça que nous avons perdu les élections.
J.-P. Elkabbach : Vous pensez que l’on peut tourner la page de ce que vous avez dit ?
Édouard Balladur : Mais pourquoi tourner la page ? Sûrement pas, la preuve, c’est que je vais y revenir au mois de septembre, je vous l’ai annoncé tout à l’heure.
J.-P. Elkabbach : Mais quel rôle vous voulez donner à E. Balladur ? Une sorte de maçon sans complexe de la droite et d’une droite libérée ? Un dynamiteur de tabou ? Un briseur de clichés, y compris dans son camp s’il peut ?
Édouard Balladur : Il se trouve qu’aujourd’hui, je peux et veut profiter de la liberté qui est la mienne pour proposer, pour l’avenir, les changements que je crois indispensables.