Avec plus d'un million de contrats d'apprentissage en cours, en France, fin 2023, l'apprentissage jouit d'un fort regain d'intérêt. Envisagé comme une promesse d'insertion professionnelle facilitée, l'apprentissage d'un métier par l'alternance, c'est-à-dire combinant temps de formation sur les bancs de l'école et temps de formation en entreprise, est apprécié par les jeunes et leurs familles comme par les employeurs. Toutefois, cette image positive est relativement nouvelle en France, et s'appuie sur des situations différentes selon les secteurs d'activité, ainsi que sur des choix qui pourraient être remis en cause, que ce soit au niveau du financement par les pouvoirs publics, du contrôle de la qualité des formations, de la situation financière très variable des centres de formation d'apprentis ou de la gouvernance d'ensemble des formations.
Une progression récente spectaculaire et multiforme
Le nombre d'alternants, qui peut désigner une personne sous contrat d'apprentissage ou de professionnalisation, est en augmentation. Parmi ceux-ci, les jeunes ayant le statut d'apprentis (donc ayant signé un contrat d'apprentissage) représentent la majorité.
Au 31 décembre 2023, les centres de formation d'apprentis (CFA) accueillent 1 014 500 apprentis. Après trois années de hausse historique, c'est encore une augmentation de 7,1% du nombre de signatures de contrats par rapport à 2022, après la progression de 14% l'année précédente. Au total, 8,6% des 16-29 ans sont en apprentissage. Les effectifs d'apprentis dans l'enseignement secondaire continuent d'augmenter (+6,5% en 2022, +2,2% en 2023) et la croissance de l'apprentissage dans l'enseignement supérieur se poursuit à un niveau élevé (+20,1 % en 2022, +10,3 % en 2023). Cette hausse massive est récente : alors que dans les années 2010 le nombre de contrats d'apprentissage en cours oscille entre 400 et 500 000, il franchit le demi-million en 2019 puis le million en 2023.
Le profil des jeunes entrés en apprentissage en 2023 est varié : 8% sortaient d'une classe de troisième (un élève sur quinze s'oriente vers une formation professionnelle par apprentissage après une classe de troisième), 10% du second cycle général et technologique, 23% du second cycle professionnel et 38% d'études supérieures. L'augmentation du nombre d'apprentis a surtout bénéficié aux formations de l'enseignement supérieur : quand leurs effectifs progressaient de 10% entre 2022 et 2023, le nombre de nouveaux entrants en apprentissage augmentait de 5%.
Derrière ces évolutions, les branches professionnelles recourent cependant inégalement à l'apprentissage. Les secteurs concernés se sont diversifiés – la prédominance de l'artisanat et de certaines grandes entreprises, qui s'observait encore dans les années 1970 et 1980, a cessé. La hausse récente des entrées en apprentissage a notamment profité aux secteurs du commerce et de la vente, des échanges et la gestion, et des finances, banques et assurances. Au contraire, les technologies industrielles, la transformation et le bâtiment ont vu leurs effectifs diminuer. Dans ce paysage diversifié, les publics apprentis ne sont pas homogènes. Les femmes constituaient 42% des apprentis en 2023, ce qui s'inscrit dans une transformation de long terme, alors que les filles ne constituaient que 20% de la population apprentie dans les années 1970. Toutefois ce chiffre variait fortement selon le niveau de diplôme préparé et les secteurs d'activité concernés. La parité était presque atteinte dans les formations du supérieur, mais dans le secondaire, les hommes sont toujours largement majoritaires.
Une politique d'apprentissage renouvelée
Depuis les années 1990, en France, les formations par apprentissage et, plus généralement, les dispositifs d'alternance, dont l'apprentissage n'est que l'un des dispositifs, bénéficient d'une image positive et d'une politique volontariste, celle-ci s'étant renforcée depuis la loi du 5 septembre 2018 pour la liberté de choisir son avenir professionnel.
Il n'en a pas toujours été ainsi : l'apprentissage dans les corporations de métier, basé sur une transmission de savoirs traditionnels sur le lieu de travail et sous la direction d'un maître, était fréquent en Europe au Moyen Âge. Il formait le seul dispositif de formation professionnelle organisé, même si l'apprentissage sur le tas, privilégiant l'imitation, les tâtonnements et l'expérience accumulée peu à peu, restait très largement dominant dans des sociétés majoritairement rurales où les savoirs tacites acquis par l'expérience l'emportaient sur les savoirs formalisés. Une "crise de l'apprentissage" est déplorée à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, qui s'est traduit par la stagnation voire la baisse du nombre de contrats d'apprentissage, en particulier dans certains secteurs d'activité, sous l'effet de changements techniques (industrialisation, mécanisation) et socioculturels (instruction primaire obligatoire jusqu'à 13 ans à partir de 1882, essor d'écoles professionnelles).
Entre les deux guerres mondiales et plus encore après la Deuxième Guerre mondiale, la transformation de l'apprentissage est engagée, en deux temps. D'abord, par la loi du 25 juillet 1919 (dite loi Astier), une obligation de formation est introduite pour les garçons et les filles de moins de 18 ans déjà employés dans le commerce ou dans l'industrie. Une telle disposition porte en germe le principe de l'alternance entre travail et formation, même si son application s'est révélée inégale et globalement faible, fournissant toutefois un cadre pour faire progresser la signature de contrats d'apprentissage écrits. Ensuite, à la Libération, la "mise en école" des apprentissages découle d'un choix politique. L'école est alors devenue un lieu jugé pertinent non seulement pour l'instruction, mais aussi pour apprendre un métier, au nom d'un "humanisme technique" qui ne souhaitait pas dissocier la formation du travailleur de celle du citoyen.
Dans les années 1960, l'apprentissage en entreprise est jugé archaïque et menacé de disparition. Il survit pourtant, notamment dans le monde artisanal, et au prix d'une redéfinition : longtemps assimilé à une transmission de savoirs professionnels sur le lieu de travail sous la responsabilité du maître, il repose désormais sur le principe de l'alternance entre enseignement théorique en centre de formation d'apprentis (CFA) ou en organisme de formation et enseignement du métier chez un employeur, avec lequel l'apprenti a conclu un contrat. Cette transformation est confirmée par la loi du 16 juillet 1971 qui fait de l'apprentissage une "forme d'éducation". Prévu pour durer deux ans après l'obligation scolaire portée à 16 ans à partir de 1967, l'apprentissage "a pour but de donner à des jeunes travailleurs, ayant satisfait à l'obligation scolaire, une formation générale, théorique et pratique en vue de l'obtention d'une qualification professionnelle sanctionnée par un des diplômes de l'enseignement technologique. Cette formation, qui fait l'objet d'un contrat, est assurée pour partie dans une entreprise, pour partie dans un centre de formation d'apprentis" (article 1).
Néanmoins, la progression des effectifs d'apprentis n'est pas immédiate. L'allongement des scolarités jusqu'à 16 ans et au-delà perturbe l'apprentissage jusqu'alors proposé à des jeunes de 14 à 16 ans. Les grandes entreprises s'engagent de manière inégale dans ce domaine, tandis que les milieux artisanaux restent prudents. Ce sont les allégements de charges décidés par le gouvernement Chirac en 1977 dans le cadre des pactes pour l'emploi, reconduites ensuite par le gouvernement Barre, qui relancent véritablement l'apprentissage. Si cette politique est remise en cause par la gauche dès son arrivée au pouvoir en 1981, une conversion des élus aux vertus supposées de l'alternance au nom de l'accès à l'emploi est observable dans les années 1980 et se traduit par la promotion de l'apprentissage, sans provoquer néanmoins la progression très forte des effectifs constatée après 2018.
Depuis la loi de 2018, plusieurs modifications importantes ont été décidées, l'élargissement, la libéralisation et la revalorisation ont permis le succès quantitatif de l'apprentissage :
- tous les niveaux de certification peuvent être préparés par apprentissage (CAP, brevet professionnel, baccalauréat professionnel au niveau baccalauréat ; BTS au niveau bac +2 ; BUT et licence au niveau bac +3 : master ou diplôme d'ingénieur au niveau bac +5) ;
- les jeunes peuvent s'engager en apprentissage de 16 ans (voire 15) jusqu'à 29 ans révolus, l'entrée en formation est possible tout au long de l'année, et la durée de formation est adaptée au niveau de l'apprenti (elle peut osciller entre six mois et trois ans) ;
- La revalorisation passe par une augmentation des salaires des apprentis ainsi qu'une aide financière pour que les apprentis majeurs puissent passer le permis de conduire ;
- la libéralisation du marché permet à l'ensemble des organismes de formation de s'impliquer dans des actions de formation par apprentissage, avec un niveau de financement prévu pour chaque contrat.
Des défis liés à la gouvernance du secteur de la formation
Pour que la progression spectaculaire des dernières années ne soit pas un feu de paille, l'alternance, sous ses différentes formes (apprentissage, contrat de professionnalisation, promotion par alternance), est confrontée à trois défis financier, pédagogique et socioculturel.
Un enjeu particulièrement sensible pour les acteurs de l'alternance concerne la révision du soutien financier à l'alternance. Les aides à l'apprentissage étaient fixées à 6 000 euros pour l'entreprise qui embauche un apprenti sous contrat jusqu'à la fin 2024 ; les incertitudes sur le budget 2025 se répercutent sur l'évolution des niveaux de prise en charge. La menace d'arrêt ou de révision de cette politique volontariste de soutien financier à l'alternance a conduit à l'expression publique d'inquiétudes, faute de visibilité sur les orientations prises par les diverses administrations impliquées, et de rivalité sur le contrôle d'une somme colossale. En 2021, l'État contribue au financement de l'apprentissage à hauteur de 5,1 milliards d'euros, via France compétences (administration créée en 2019 qui succède à la Commission nationale de la négociation collective, de l'emploi et de la formation professionnelle), inscrivant l'apprentissage parmi les politiques de l'emploi et non parmi les politiques éducatives gérées par le ministère de l'Éducation nationale. S'il s'agit d'alléger le coût du soutien à l'apprentissage et à l'alternance pour les finances de l'État, la révision des aides ne doit pas entraver l'apprentissage et l'alternance.
L'équilibre financier précaire de certains CFA est conditionné par les choix politiques concernant l'apprentissage. Dans les instituts universitaires de technologie (IUT), la baisse du recours à l'apprentissage menacerait un système économique récemment recentré autour de l'apprentissage, contredisant l'objectif de professionnalisation de la réforme du bachelor universitaire de technologie (BUT) introduite en 2021. Les axes de réflexion concernent la modulation de l'aide à l'apprentissage selon la taille de l'entreprise, mais aussi la nécessité d'éviter les logiques d'opportunité qui conduisent à ouvrir des formations à l'apprentissage sans se préoccuper outre mesure de la pertinence du recours à l'alternance pour former à certaines compétences, ni de la cohérence de la formation proposée, avec certaines entreprises motivées quasi exclusivement par le régime généreux de soutien à l'apprentissage, tandis qu'explose le nombre d'organismes de formation mais aussi celui des certifications proposées au niveau bac+5.
Si la promotion de l'alternance, depuis les années 1980, s'est accompagnée de réflexions sur la pédagogie, il reste encore souvent à dépasser l'incantation pour penser et faire évoluer les pratiques pédagogiques. Trop souvent, apprentis et alternants estiment qu'ils vivent, en contexte de formation par alternance, sous le régime de la séparation d'entités mal reliées : séparation de la tête et de la main, du dire et du faire, de la théorie et de la pratique, de l'expérience et du savoir, de l'école et de l'entreprise. La formation des maîtres d'apprentissage demeure très inégale, quand l'expérience professionnelle et la connaissance de l'entreprise des formateurs en CFA peuvent s'avérer partielles ou anciennes. Parler de pédagogie de l'alternance suppose aussi de consolider les référentiels de formation, afin d'éviter que les formations soient centrées sur la seule préparation à l'emploi. L'adaptation des diplômes aux besoins des territoires ne saurait tenir lieu de boussole unique pour orienter la politique d'apprentissage, alors que la définition même de ces besoins n'a rien d'évident puisqu'elle nécessite des diagnostics partagés et une vision prospective commune des emplois de demain. Réduire la culture professionnelle à l'inculcation de dispositions sociales et à une socialisation à l'emploi et à l'entreprise revient en effet à renoncer, bien souvent, à l'ouverture sociale et culturelle que devrait représenter l'apprentissage d'un métier.
Il convient enfin d'assumer la pluralité des fonctions de l'apprentissage : loin de se limiter au rôle de passeport pour l'emploi, il doit à la fois permettre la formation de compétences et socialiser. Cette fonction socialisatrice suppose de penser les barrières et discriminations qui pèsent encore sur l'accès à l'apprentissage, et qui se jouent dans les procédures d'orientation, dans les représentations associées à l'apprentissage, ainsi que dans les comportements de certaines entreprises. Si l'on constate la difficulté de jeunes garçons et filles à trouver des contrats d'apprentissage faute de places en nombre suffisant compte tenu du succès actuel de l'apprentissage, plusieurs études ont montré qu'il existait aussi des discriminations persistantes à l'embauche d'apprentis, qu'elles relèvent du racisme ou du sexisme.
Enfin, la logique de libéralisation a conduit à rendre les élèves, à travers leurs "choix" d'orientation et la construction de leur parcours, responsables de leur position et de leur condition, alors même qu'ils sont aussi pris dans des logiques de différenciation et de hiérarchisation des filières de formation. Pour les apprentis du second degré, prendre en compte la vulnérabilité sociale et économique doit conduire à mieux accompagner les jeunes en intégrant les cultures juvéniles plutôt qu'en écartant l'expression de différences. La sociologie des apprentis du supérieur est différente – il est d'ailleurs très rare que des apprentis niveau CAP ou bac pro poursuivent finalement leur parcours et accèdent à l'apprentissage dans le supérieur –, avec des jeunes plutôt de milieux sociaux favorisés, ce qui pose le problème d'une approche homogénéisante des aides à l'apprentissage, alors que les difficultés de maintien en formation puis d'insertion sont nettement plus aiguës dans le secondaire que dans le supérieur, où des formations privées bénéficient pourtant d'aides substantielles, au risque de socialiser des dépenses de formation qui devraient incomber aux familles ou aux entreprises.
Une régulation nécessaire d'un secteur exposé à des logiques d'opportunité
Peu de pays ont fait de l'alternance la modalité principale d'organisation de la formation professionnelle au niveau secondaire, et encore moins au niveau de la formation professionnelle supérieure. En Europe, seuls l'Allemagne, l'Autriche, la Suisse, le Danemark ou la Hongrie sont dans ce cas, la situation générale restant celle de la formation en école, ou sur le tas dans de nombreux pays dits moins développés. En France, la priorité reste à la scolarisation des apprentissages au niveau secondaire, mais la réforme du lycée professionnel renforce la place des stages et de l'alternance en permettant aussi de passer plus facilement du statut d'élève au statut d'apprenti.
Toutefois, la consolidation des formations par apprentissage et la poursuite de la promotion de l'alternance, en particulier dans le supérieur, imposent de penser et mettre en œuvre la régulation d'un secteur exposé à des logiques d'opportunité (bascule en apprentissage de formations du supérieur sans nécessité ni véritables différences avec le statut étudiant classique, ouverture mue par l'appât financier de formations de qualité discutable, par exemple).
L'enjeu consiste à garantir la qualité des formations et des certifications – garantie indissociable de la définition des critères de cette qualité –, à sécuriser les parcours des apprentis, en luttant contre les inégalités et les discriminations à l'entrée en apprentissage, contre les abus constatés (qu'ils soient le fait d'entreprises peu scrupuleuses ou de relations problématiques entre le maître d'apprentissage et son apprenti) et contre les ruptures de contrats, à permettre à ces jeunes de trouver leur place, tant sur le marché du travail que dans la société.