Texte intégral
ENTRETIEN AVEC "FRANCE INTER" le 18 octobre 1999
Q - La question, de la monnaie commune est désormais réglée. Jusqu'où les quinze membres de l'Union européenne sont-ils prêts à aller dans la remise en cause de leur culture et de leur souveraineté s'agissant de l'immigration, du droit d'asile, de la lutte contre la criminalité internationale, des paradis fiscaux ? L'espace européen est-il le nouvel horizon de l'Union ?
Pierre Moscovici, vous êtes de retour du sommet de Tampere, en Finlande. Alors que pour la monnaie on l'avait fait, pourquoi n'avoir donné aucune date pour la création d'un espace judiciaire européen ? Cela concerne tous les citoyens européens !
R - Parce que la monnaie c'était une mise en commun, et pour le coup, un abandon absolu de souveraineté, alors que là nous sommes dans une démarche un peu différente. C'est vrai que parler de justice, d'immigration, de sécurité, c'est quelque chose de formidablement ambitieux parce que ce sont des sujets du quotidien et que c'est en même temps quelque chose de très difficile , parce que l'on touche à ce qui fait l'essence même de la souveraineté. Comme, le disait Max Weber, l'Etat c'est le monopole de la violence légitime. Nous sommes en train de passer cela au niveau européen, mais plus par une démarche d'harmonisation, de coordination que par démarche unique. On ne dit pas, par exemple qu'il y aura une seule justice ou une seule sécurité en 2007 mais on essaye de rapprocher les pratiques et d'harmoniser. C'est ce qui explique qu'il n'y ait pas une date, mais en même temps on a un tableau de bord, une démarche, des rendez-vous, des instances nouvelles qui sont créées et surtout on a des décisions sur le fond.
Q - Il ne faut pas trop traîner en route, parce qu'on dit que la mondialisation profite surtout aux mafias.
R - C'est vrai et c'est pourquoi la France a insisté - et elle est la plus volontaire en la matière - sur la lutte contre la criminalité organisée, notamment contre le blanchiment de l'argent sale. Pour cela, nous, les Européens, avons décidé à Tampere, d'avoir une meilleure coordination des polices - c'est Europol -, de mettre en place une chose que l'on appelle "Eurojuste" qui va réunir des magistrats, des procureurs, des policiers, pour voir comment l'on peut agir ensemble dans ces filières-là. On a aussi décidé de lutter contre les pratiques des centres offshore. On a mis en avant la possibilité de lever le secret bancaire dans les enquêtes judiciaires. Bref, pour la première fois en Europe, on a fait une priorité de cela. On sait qu'en Europe, il y a aussi des problèmes qui existent Cette harmonisation progressive, ce rapprochement des juridictions et des polices sont tout à fait porteurs d'avenir.
Q - Est-ce que nous nous donnons les moyens de faire cela ? Europol, c'est 300 fonctionnaires, le FBI c'est 9 000 agents ! C'est une grosse différence.
R - On peut dire cela, mais nous ne sommes pas les Etats-Unis, nous ne sommes pas un Etat fédéral. A priori, nous ne souhaitons pas : transférer la totalité de nos pouvoirs. Au niveau de Bruxelles on veut aussi conserver 1a proximité. C'est notamment ce que fait Jean-Pierre Chevènement avec la police de proximité. Mais, en même temps, on veut créer des instances de coordination qui permettent d'agir de façon plus précise et, encore une fois, de regrouper les actions des Etats sur ces problèmes qui sont des problèmes internationaux. Parce que, personne ne peut penser que lutter contre la drogue, le crime organisé, le blanchiment de l'argent peut se faire au niveau d'une seule nation.
Q - Il va falloir se regarder pour de bon et se remettre en cause parce qu'un tiers des paradis fiscaux sont en Europe. 12 banques françaises ont des filiales aux Caïmans.
R - Ce n'était pas exactement le sujet de Tampere. Il ne faut pas non plus faire croire que l'on a décidé en Finlande tout de suite, pour tout le monde. La lutte contre les paradis fiscaux est une priorité de la France sur un autre domaine Nous souhaitons qu'il y ait une harmonisation fiscale en Europe Nous nous battons dans le cadre de ce que l'on appelle le Conseil Ecofin, le conseil des ministres de l'Economie et des Finances. Pour l'instant, on en est encore à ce que l'on appelle un code de bonne conduite, ce qui est insuffisant On se heurte à des réticences de certains de nos partenaires. Je ne veux pas les désigner particulièrement, mais il est vrai qu'il y a certains avantages chez les Luxembourgeois, les Anglo-Saxons ; peut-être même aurons-nous également des problèmes près de chez nous. Il faut aller vers cette harmonisation fiscale, mais, je précise au passage que si on veut vraiment le faire, il faudra changer les mécanismes de décision de l'Europe. Vous savez qu'aujourd'hui, on décide de tout à l'unanimité. Ce qui veut dire que celui qui est concerné peut bloquer. Il faudra un jour décider à la majorité. C'est le chantier suivant : celui de la relance des institutions européennes pour qu'elles soient plus démocratiques.
Q - Est-on encore très loin - on peut rêver - d'un parquet européen ? Ce qui permettrait d'aller plus vite et d'être beaucoup plus efficaces sur ce genre d'affaires ?
R - C'est une notion qui est assez discutée. Je sais qu'Elisabeth Guigou y est très favorable. On a eu cette discussion au gouvernement. Nous sommes globalement pour rapprocher les juridictions. Au niveau européen, c'est plus discuté. Cela ne fait pas partie des décisions prises à Tampere. Encore qu'à titre personnel, je suis persuadé que l'on va vers ça, un jour. Peut-être pas tout de suite.
Q - Comment va-t-on gérer la question de l'argent sale ? Les chiffres du FMI sont édifiants : entre 500 et 1500 milliards de dollars par an, c'est-à-dire l'équivalent du PIB français. C'est considérable !
R - C'est absolument considérable, mais encore une fois c'est le coeur de la démarche de Tampere : faire en sorte que cette lutte contre le blanchiment de l'argent sale soit le centre de l'action européenne. Pour cela, nous allons coordonner les services de police, nous allons mettre en place des équipes européennes de justice - ce sera la première fois -, et puis les Etats vont également pouvoir reconnaître les centres offshore. Cela n'a pas été un combat facile. Par exemple, les Britanniques me disaient : "On veut aller très loin, mais les centres offshore n'en parlons pas" - on se demande bien pourquoi !
Q - Tout le monde y trouve son compte, quelquefois certains disent que certains gouvernements y trouvent leur compte.
R - Je ne porterai pas de telles accusations. Mais, j'ai senti passer une vraie volonté politique - encore une fois, à partir d'une initiative française - de faire de la lutte contre le blanchiment de l'argent sale une véritable priorité. Et concernant, par exemple, la levée du secret bancaire, il est important qu'il puisse être lever le secret bancaire dès lors qu'il y a vraiment une enquête, une procédure judiciaire en cours.
Q - C'est ce que demandaient, il n'y a pas si longtemps sur cette antenne, un certain nombre de juges européens. Voyons maintenant du côté des citoyens, puisqu'on nous dit que c'est l'Europe des citoyens. La question des divorces, ce nombre d'affaires que nous avons évoquées maintes fois entre la France et l'Allemagne, comment va-t-on avancer là-dessus ?
R - Là encore, une proposition française. C'est ce que l'on appelle "la reconnaissance mutuelle des décisions de justice". Il est vrai que nous avons eu des cas absolument scandaleux qui ont touché l'opinion, de divorces en France, en Allemagne, où les jugements n'étaient pas les mêmes, et du coup, les familles se sont retrouvées dans des situations absolument invraisemblable. On a décidé de réduire les procédures intermédiaires qui sont encore requises pour coordonner les jugements français et allemands. Et puis, on a décidé progressivement d'aller vers la suppression de ces procédures pour reconnaître automatiquement certaines décisions de justice dans l'autre pays. C'est le cas notamment pour tout ce qui concerne les divorces et en général pour ce qui est du droit de la famille. Je crois que, là encore, c'est une petite révolution concrète, qui ne concerne pas le plus grand nombre mais qui permet tout de même d'éviter des incohérences, des situations absurdes, des situations humainement blessantes.
Q - Cela veut dire que l'on n'aura plus qu'un seul juge qui sera le juge du lieu de résidence. Cela permettra de gagner du temps.
R - . Oui par exemple. Je crois que c'est vraiment la solution la plus efficiante.
Q - L'immigration : c'est très compliqué parce que chaque membre de l'union va vouloir évidemment conserver la maîtrise des flux migratoires. Comment harmoniser le système ?
R - D'abord, pour la première fois, on a reconnu à Tampere que l'on pouvait aller vers une politique d'immigration sinon unique, du moins très harmonisée entre les pays, et qui repose sur la notion d'intégration. Il ne peut pas y avoir d'immigration zéro, aujourd'hui plus personne ne le croit. Nous devons faire en sorte de favoriser l'intégration des personnes qui sont en situation régulière dans l'ensemble des pays. Cela passe par une facilitation, par exemple, de l'accès à la nationalité. Je dis bien "la nationalité", et pas la citoyenneté, parce que cela a été en cause. Nous n'avons pas décidé d'accorder le droit de vote aux immigrés, par exemple, aux élections locales, mais nous avons décidé de faciliter les procédures d'intégration. Deuxièmement, nous avons décidé aussi d'avoir une politique qui soit en lien avec les pays d'origine. C'est ce que l'on appelle "la politique de co-développement" : faire en sorte qu'il puisse y avoir des retours facilités dans ces pays, mais des retours sur des projets économiques et des projets d'aide à l'emploi. Et puis, il faut aussi harmoniser les procédures de lutte contre l'immigration clandestine. Quand j'ai donné ces trois piliers-là, vous voyez que c'est une politique d'immigration à la française que l'Europe s'apprête à mettre sur pied. En précisant bien, parce que c'est important, qu'on a distingué clairement l'immigration de l'asile. L'asile étant lié à des situations comme par exemple, celle du Kosovo où arrivent des réfugiés et où se posent des problèmes politiques. Nous n'avons pas mis en place une politique d'asile unique, mais encore une fois une harmonisation. Donc je crois que cela a été l'acte I d'une politique d'immigration européenne fondée sur des principes républicains.
Q - On a invoqué l'ingérence en Bosnie, au Kosovo, on ne dit rien sur la Tchétchénie ? C'est dur.
R - Ils ont parlé de la Tchétchénie, Vous avez raison c'est dur, mais en même temps, il faut reconnaître les choses comme elles sont au Kosovo, en Bosnie : on s'est trouvé tout à fait dans notre intérieur proche. Nous n'étions pas sur le territoire même d'une grande puissance. Nous sommes obligés de reconnaître que le droit d'ingérence, qui reste une valeur universelle, tient compte aussi des réalités internationales. On pourrait aussi parler du problème kurde. Nous sommes très conscient de cela. Mais, c'est vrai que cela passe par d'autres formes d'action que sont des formes d'action diplomatiques, des formes d'action de l'opinion. De ce point de vue-là l'action de mouvements comme Médecins sans frontières est importante, parce que cela passe par l'action des sociétés civiles. Cela ne passe pas toujours par l'action de l'ONU quand elle n'est pas possible ou a fortiori par celle de l'Europe seule. Ce que nous voulons faire avec la défense européenne c'est mettre en place une capacité de réaction aux crises sur notre territoire, sur le continent européen. Ce n'est pas de mettre en place une force de projection à l'échelle mondiale évidemment.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 20 octobre 1999)
ESPACE EUROPEEN DE JUSTICE REPONSE A UNE QUESTION D'ACTUALITE
A L'ASSEMBLEE NATIONALE le 19 octobre 1999
Le Conseil européen de Tampere a été le premier Conseil des chefs d'Etat et de gouvernement consacré à la justice, la sécurité et la liberté. La présidence finlandaise avait engagé un ordre du jour ambitieux, incluant l'immigration et l'asile, l'espace judiciaire européen et la lutte contre le crime organisé. L'évaluation que nous faisons de ce Sommet est plutôt bonne, puisque la plupart des positions défendues par le Premier ministre et le président de la République ont fait l'objet d'un consensus européen.
Sur l'immigration, l'Europe a développé une approche globale, qui intègre notamment notre souci de partenariat avec les pays d'origine à travers le codéveloppement. Cette approche a insisté sur le rapprochement des droits des immigrés en situation légale, incluant notamment l'accès à la nationalité après un certain temps. Elle a souligné la nécessité de lutter contre l'immigration clandestine, la traite des humains et leur exploitation économique. En matière d'asile, plutôt que vers un système unique, on s'est orienté vers une harmonisation , autour de la Convention de Genève.
Pour l'espace judiciaire européen, Tampere a été un pas important, y compris quant à la reconnaissance mutuelle des jugements en matière civile et pénale ; le point est très important pour le droit de la famille et le droit des créances. Quant à la lutte contre le crime organisé et le blanchiment de l'argent sale, on a souligné le rôle d'Europol et décidé la création d'Eurojust, qui regroupera des magistrats et des procureurs travaillant ensemble dans le respect des procédures nationales. On a insisté sur le besoin d'une définition uniforme des infractions et sur la capacité d'accès à l'information - en clair, la levée du secret bancaire dans les affaires de blanchiment.
Vous demandez ce que nous pourrons faire dans le cadre de la présidence française. Un échéancier est fixé : avant la fin 2000, mise en oeuvre de dispositions très contraignantes contre l'immigration clandestine ; sous le même délai, mesures tendant à la reconnaissance mutuelle des jugements ; et avant 2001, création d'Eurojust. Ainsi, outre les progrès de l'Europe économique, Tampere a apporté un progrès de l'Europe des citoyens et des hommes.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 21 octobre 1999)
Q - La question, de la monnaie commune est désormais réglée. Jusqu'où les quinze membres de l'Union européenne sont-ils prêts à aller dans la remise en cause de leur culture et de leur souveraineté s'agissant de l'immigration, du droit d'asile, de la lutte contre la criminalité internationale, des paradis fiscaux ? L'espace européen est-il le nouvel horizon de l'Union ?
Pierre Moscovici, vous êtes de retour du sommet de Tampere, en Finlande. Alors que pour la monnaie on l'avait fait, pourquoi n'avoir donné aucune date pour la création d'un espace judiciaire européen ? Cela concerne tous les citoyens européens !
R - Parce que la monnaie c'était une mise en commun, et pour le coup, un abandon absolu de souveraineté, alors que là nous sommes dans une démarche un peu différente. C'est vrai que parler de justice, d'immigration, de sécurité, c'est quelque chose de formidablement ambitieux parce que ce sont des sujets du quotidien et que c'est en même temps quelque chose de très difficile , parce que l'on touche à ce qui fait l'essence même de la souveraineté. Comme, le disait Max Weber, l'Etat c'est le monopole de la violence légitime. Nous sommes en train de passer cela au niveau européen, mais plus par une démarche d'harmonisation, de coordination que par démarche unique. On ne dit pas, par exemple qu'il y aura une seule justice ou une seule sécurité en 2007 mais on essaye de rapprocher les pratiques et d'harmoniser. C'est ce qui explique qu'il n'y ait pas une date, mais en même temps on a un tableau de bord, une démarche, des rendez-vous, des instances nouvelles qui sont créées et surtout on a des décisions sur le fond.
Q - Il ne faut pas trop traîner en route, parce qu'on dit que la mondialisation profite surtout aux mafias.
R - C'est vrai et c'est pourquoi la France a insisté - et elle est la plus volontaire en la matière - sur la lutte contre la criminalité organisée, notamment contre le blanchiment de l'argent sale. Pour cela, nous, les Européens, avons décidé à Tampere, d'avoir une meilleure coordination des polices - c'est Europol -, de mettre en place une chose que l'on appelle "Eurojuste" qui va réunir des magistrats, des procureurs, des policiers, pour voir comment l'on peut agir ensemble dans ces filières-là. On a aussi décidé de lutter contre les pratiques des centres offshore. On a mis en avant la possibilité de lever le secret bancaire dans les enquêtes judiciaires. Bref, pour la première fois en Europe, on a fait une priorité de cela. On sait qu'en Europe, il y a aussi des problèmes qui existent Cette harmonisation progressive, ce rapprochement des juridictions et des polices sont tout à fait porteurs d'avenir.
Q - Est-ce que nous nous donnons les moyens de faire cela ? Europol, c'est 300 fonctionnaires, le FBI c'est 9 000 agents ! C'est une grosse différence.
R - On peut dire cela, mais nous ne sommes pas les Etats-Unis, nous ne sommes pas un Etat fédéral. A priori, nous ne souhaitons pas : transférer la totalité de nos pouvoirs. Au niveau de Bruxelles on veut aussi conserver 1a proximité. C'est notamment ce que fait Jean-Pierre Chevènement avec la police de proximité. Mais, en même temps, on veut créer des instances de coordination qui permettent d'agir de façon plus précise et, encore une fois, de regrouper les actions des Etats sur ces problèmes qui sont des problèmes internationaux. Parce que, personne ne peut penser que lutter contre la drogue, le crime organisé, le blanchiment de l'argent peut se faire au niveau d'une seule nation.
Q - Il va falloir se regarder pour de bon et se remettre en cause parce qu'un tiers des paradis fiscaux sont en Europe. 12 banques françaises ont des filiales aux Caïmans.
R - Ce n'était pas exactement le sujet de Tampere. Il ne faut pas non plus faire croire que l'on a décidé en Finlande tout de suite, pour tout le monde. La lutte contre les paradis fiscaux est une priorité de la France sur un autre domaine Nous souhaitons qu'il y ait une harmonisation fiscale en Europe Nous nous battons dans le cadre de ce que l'on appelle le Conseil Ecofin, le conseil des ministres de l'Economie et des Finances. Pour l'instant, on en est encore à ce que l'on appelle un code de bonne conduite, ce qui est insuffisant On se heurte à des réticences de certains de nos partenaires. Je ne veux pas les désigner particulièrement, mais il est vrai qu'il y a certains avantages chez les Luxembourgeois, les Anglo-Saxons ; peut-être même aurons-nous également des problèmes près de chez nous. Il faut aller vers cette harmonisation fiscale, mais, je précise au passage que si on veut vraiment le faire, il faudra changer les mécanismes de décision de l'Europe. Vous savez qu'aujourd'hui, on décide de tout à l'unanimité. Ce qui veut dire que celui qui est concerné peut bloquer. Il faudra un jour décider à la majorité. C'est le chantier suivant : celui de la relance des institutions européennes pour qu'elles soient plus démocratiques.
Q - Est-on encore très loin - on peut rêver - d'un parquet européen ? Ce qui permettrait d'aller plus vite et d'être beaucoup plus efficaces sur ce genre d'affaires ?
R - C'est une notion qui est assez discutée. Je sais qu'Elisabeth Guigou y est très favorable. On a eu cette discussion au gouvernement. Nous sommes globalement pour rapprocher les juridictions. Au niveau européen, c'est plus discuté. Cela ne fait pas partie des décisions prises à Tampere. Encore qu'à titre personnel, je suis persuadé que l'on va vers ça, un jour. Peut-être pas tout de suite.
Q - Comment va-t-on gérer la question de l'argent sale ? Les chiffres du FMI sont édifiants : entre 500 et 1500 milliards de dollars par an, c'est-à-dire l'équivalent du PIB français. C'est considérable !
R - C'est absolument considérable, mais encore une fois c'est le coeur de la démarche de Tampere : faire en sorte que cette lutte contre le blanchiment de l'argent sale soit le centre de l'action européenne. Pour cela, nous allons coordonner les services de police, nous allons mettre en place des équipes européennes de justice - ce sera la première fois -, et puis les Etats vont également pouvoir reconnaître les centres offshore. Cela n'a pas été un combat facile. Par exemple, les Britanniques me disaient : "On veut aller très loin, mais les centres offshore n'en parlons pas" - on se demande bien pourquoi !
Q - Tout le monde y trouve son compte, quelquefois certains disent que certains gouvernements y trouvent leur compte.
R - Je ne porterai pas de telles accusations. Mais, j'ai senti passer une vraie volonté politique - encore une fois, à partir d'une initiative française - de faire de la lutte contre le blanchiment de l'argent sale une véritable priorité. Et concernant, par exemple, la levée du secret bancaire, il est important qu'il puisse être lever le secret bancaire dès lors qu'il y a vraiment une enquête, une procédure judiciaire en cours.
Q - C'est ce que demandaient, il n'y a pas si longtemps sur cette antenne, un certain nombre de juges européens. Voyons maintenant du côté des citoyens, puisqu'on nous dit que c'est l'Europe des citoyens. La question des divorces, ce nombre d'affaires que nous avons évoquées maintes fois entre la France et l'Allemagne, comment va-t-on avancer là-dessus ?
R - Là encore, une proposition française. C'est ce que l'on appelle "la reconnaissance mutuelle des décisions de justice". Il est vrai que nous avons eu des cas absolument scandaleux qui ont touché l'opinion, de divorces en France, en Allemagne, où les jugements n'étaient pas les mêmes, et du coup, les familles se sont retrouvées dans des situations absolument invraisemblable. On a décidé de réduire les procédures intermédiaires qui sont encore requises pour coordonner les jugements français et allemands. Et puis, on a décidé progressivement d'aller vers la suppression de ces procédures pour reconnaître automatiquement certaines décisions de justice dans l'autre pays. C'est le cas notamment pour tout ce qui concerne les divorces et en général pour ce qui est du droit de la famille. Je crois que, là encore, c'est une petite révolution concrète, qui ne concerne pas le plus grand nombre mais qui permet tout de même d'éviter des incohérences, des situations absurdes, des situations humainement blessantes.
Q - Cela veut dire que l'on n'aura plus qu'un seul juge qui sera le juge du lieu de résidence. Cela permettra de gagner du temps.
R - . Oui par exemple. Je crois que c'est vraiment la solution la plus efficiante.
Q - L'immigration : c'est très compliqué parce que chaque membre de l'union va vouloir évidemment conserver la maîtrise des flux migratoires. Comment harmoniser le système ?
R - D'abord, pour la première fois, on a reconnu à Tampere que l'on pouvait aller vers une politique d'immigration sinon unique, du moins très harmonisée entre les pays, et qui repose sur la notion d'intégration. Il ne peut pas y avoir d'immigration zéro, aujourd'hui plus personne ne le croit. Nous devons faire en sorte de favoriser l'intégration des personnes qui sont en situation régulière dans l'ensemble des pays. Cela passe par une facilitation, par exemple, de l'accès à la nationalité. Je dis bien "la nationalité", et pas la citoyenneté, parce que cela a été en cause. Nous n'avons pas décidé d'accorder le droit de vote aux immigrés, par exemple, aux élections locales, mais nous avons décidé de faciliter les procédures d'intégration. Deuxièmement, nous avons décidé aussi d'avoir une politique qui soit en lien avec les pays d'origine. C'est ce que l'on appelle "la politique de co-développement" : faire en sorte qu'il puisse y avoir des retours facilités dans ces pays, mais des retours sur des projets économiques et des projets d'aide à l'emploi. Et puis, il faut aussi harmoniser les procédures de lutte contre l'immigration clandestine. Quand j'ai donné ces trois piliers-là, vous voyez que c'est une politique d'immigration à la française que l'Europe s'apprête à mettre sur pied. En précisant bien, parce que c'est important, qu'on a distingué clairement l'immigration de l'asile. L'asile étant lié à des situations comme par exemple, celle du Kosovo où arrivent des réfugiés et où se posent des problèmes politiques. Nous n'avons pas mis en place une politique d'asile unique, mais encore une fois une harmonisation. Donc je crois que cela a été l'acte I d'une politique d'immigration européenne fondée sur des principes républicains.
Q - On a invoqué l'ingérence en Bosnie, au Kosovo, on ne dit rien sur la Tchétchénie ? C'est dur.
R - Ils ont parlé de la Tchétchénie, Vous avez raison c'est dur, mais en même temps, il faut reconnaître les choses comme elles sont au Kosovo, en Bosnie : on s'est trouvé tout à fait dans notre intérieur proche. Nous n'étions pas sur le territoire même d'une grande puissance. Nous sommes obligés de reconnaître que le droit d'ingérence, qui reste une valeur universelle, tient compte aussi des réalités internationales. On pourrait aussi parler du problème kurde. Nous sommes très conscient de cela. Mais, c'est vrai que cela passe par d'autres formes d'action que sont des formes d'action diplomatiques, des formes d'action de l'opinion. De ce point de vue-là l'action de mouvements comme Médecins sans frontières est importante, parce que cela passe par l'action des sociétés civiles. Cela ne passe pas toujours par l'action de l'ONU quand elle n'est pas possible ou a fortiori par celle de l'Europe seule. Ce que nous voulons faire avec la défense européenne c'est mettre en place une capacité de réaction aux crises sur notre territoire, sur le continent européen. Ce n'est pas de mettre en place une force de projection à l'échelle mondiale évidemment.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 20 octobre 1999)
ESPACE EUROPEEN DE JUSTICE REPONSE A UNE QUESTION D'ACTUALITE
A L'ASSEMBLEE NATIONALE le 19 octobre 1999
Le Conseil européen de Tampere a été le premier Conseil des chefs d'Etat et de gouvernement consacré à la justice, la sécurité et la liberté. La présidence finlandaise avait engagé un ordre du jour ambitieux, incluant l'immigration et l'asile, l'espace judiciaire européen et la lutte contre le crime organisé. L'évaluation que nous faisons de ce Sommet est plutôt bonne, puisque la plupart des positions défendues par le Premier ministre et le président de la République ont fait l'objet d'un consensus européen.
Sur l'immigration, l'Europe a développé une approche globale, qui intègre notamment notre souci de partenariat avec les pays d'origine à travers le codéveloppement. Cette approche a insisté sur le rapprochement des droits des immigrés en situation légale, incluant notamment l'accès à la nationalité après un certain temps. Elle a souligné la nécessité de lutter contre l'immigration clandestine, la traite des humains et leur exploitation économique. En matière d'asile, plutôt que vers un système unique, on s'est orienté vers une harmonisation , autour de la Convention de Genève.
Pour l'espace judiciaire européen, Tampere a été un pas important, y compris quant à la reconnaissance mutuelle des jugements en matière civile et pénale ; le point est très important pour le droit de la famille et le droit des créances. Quant à la lutte contre le crime organisé et le blanchiment de l'argent sale, on a souligné le rôle d'Europol et décidé la création d'Eurojust, qui regroupera des magistrats et des procureurs travaillant ensemble dans le respect des procédures nationales. On a insisté sur le besoin d'une définition uniforme des infractions et sur la capacité d'accès à l'information - en clair, la levée du secret bancaire dans les affaires de blanchiment.
Vous demandez ce que nous pourrons faire dans le cadre de la présidence française. Un échéancier est fixé : avant la fin 2000, mise en oeuvre de dispositions très contraignantes contre l'immigration clandestine ; sous le même délai, mesures tendant à la reconnaissance mutuelle des jugements ; et avant 2001, création d'Eurojust. Ainsi, outre les progrès de l'Europe économique, Tampere a apporté un progrès de l'Europe des citoyens et des hommes.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 21 octobre 1999)