Texte intégral
Mesdames et messieurs les hauts magistrats,
Mesdames et messieurs les auditeurs de justice,
En réfléchissant à notre rencontre de cet après-midi, il m'est venu à l'esprit une question. Comment devient-on, comment choisit-on de devenir magistrat aujourd'hui, pourquoi entrer à l'ENM ?
pour le plaisir de passer une année à BORDEAUX, ville du grand large et de l'intérieur tout à la fois ?
pour se faire appeler M. ou Mme le juge ? Ou se faire qualifier au hasard des causes et mouvements d'opinion, de petit juge ou, plus tard, de grand juge ou de "président" ?
pour le plaisir de se prouver à soi même sa capacité à passer les concours de la République ?
NON bien sûr ! Ou pas seulement.
L'on choisit de devenir magistrat pour servir la Justice. Pour rendre la justice au nom du peuple français.
Pour que vous exerciez au mieux cette haute mission, l'État se doit de vous apporter une formation adaptée à l'évolution de notre société (première partie).
Il se doit aussi de vous enseigner ce qu'est la fonction du juge dans la société (deuxième partie), ce que sont ses responsabilités dans une société démocratique (troisième partie) et ce qu'est la place de la justice dans l'État (quatrième partie).
1ère partie : Une formation adaptée à l'évolution de notre société
Votre promotion, que l'histoire judiciaire retiendra comme celle des juges ayant commencé leur carrière en l'an 2000, accompagnera l'évolution inéluctable de la place et du rôle du juge dans nos sociétés développées. Les années à venir vous obligeront simplement à exercer ce métier dans des conditions encore plus exigeantes de professionnalisme, de rigueur morale, d'ouverture sur l'extérieur.
Exigence. Si je n'avais qu'une valeur à rappeler, ce serait celle-ci. La société est et sera de plus en plus exigeante vis à vis de ceux qui exercent des pouvoirs, les juges comme les autres.
C'est cela la démocratie : des délégations claires de responsabilité, un contrôle rigoureux de tous ceux qui agissent au nom des autres. Vous agissez au nom du peuple français. Vous lui devez des comptes. Cette grande école doit vous préparer à tout cela.
Elle doit vous préparer techniquement. Cette fonction demande un esprit logique et du travail. Le fait d'avoir réussi ce concours difficile est le gage de vos capacités. L'École nationale de la magistrature doit donc vous préparer à rendre des décisions, à traiter des dossiers, en améliorant en permanence vos compétences juridiques.
Elle doit aussi vous apprendre à répondre à la demande de justice, à l'attente des usagers de la justice.
C'est une école ouverte, pluraliste où les différents courants de pensée doivent pouvoir s'exprimer. C'est un lieu de débats, pluridisciplinaire, qui vous préparera à prendre des décisions qui pèsent lourd dans la vie de nos concitoyens : la garde d'un enfant ; la liberté ou l'incarcération ; la souffrance d'une victime. C'est aussi à cette école de vous rappeler l'importance d'être attentif à la personne qui, au fond de la salle d'audience, n'a pas osé dire qu'elle attend depuis plusieurs heures sans savoir quand viendra son tour d'être appelée...
La formation initiale doit vous sensibiliser à l'accueil des personnes les plus en difficulté. Ce devoir d'attention du juge nécessite sensibilité aux autres et respect de tout individu, mais aussi savoir-faire que l'ENM doit vous aider à acquérir. Je sais que la tâche de vos maîtres de conférence est complexe et nécessite pour eux-mêmes une grande ouverture d'esprit qui va bien au-delà de l'indispensable compétence technique. Qu'ils soient ici remerciés pour les efforts qu'ils effectuent pour leur propre formation permanente et leur compréhension des grands enjeux de notre société.
A cette formation initiale s'ajoute le devoir d'une formation continue pour éviter la routine, pour s'ouvrir à d'autres milieux, pour s'enrichir de nouveaux savoirs. J'ai constaté la richesse du programme de formation continue offert aux magistrats. Dans ce cadre, les échanges avec les partenaires de la justice sont le gage d'un réel décloisonnement, en particulier pour la mise en oeuvre des politiques publiques.
Pour aider les magistrats à s'informer en temps réel, à créer un réseau d'échanges de savoirs sur les pratiques professionnelles, j'ai souhaité la création, à Paris, d'un centre ressource qui fédère le pôle intellectuel constitué par l'ENM, l'Institut des hautes études sur la justice et le GIP recherche "droit et justice" et qui s'appuie sur les réseaux de communication Intranet et Internet.
Je viens d'évoquer Internet. Les modes de communication sont bouleversés. Le monde change. La magistrature change. Elle doit tout à la fois conserver ses valeurs, moderniser son fonctionnement, s'ouvrir aux nouvelles réalités.
La réalité, c'est l'internationalisation des échanges, la mobilité des personnes dans l'espace européen. Je constate que l'ENM a su intégrer dans sa formation un module de droit européen. Je constate aussi avec plaisir qu'elle constitue une référence à l'étranger et est de plus en plus sollicitée pour ses capacités d'expertise. C'est pourquoi j'ai décidé le renforcement du département international.
Je tiens à rappeler devant vous que l'ENM est et restera la voie privilégiée d'accès à la magistrature. Il est cependant nécessaire d'irriguer la magistrature par l'arrivée de personnes ayant déjà réalisé un parcours professionnel. En ce sens je salue, parmi les auditeurs, ceux qui intègrent l'ENM au titre des deuxièmes et troisièmes concours. Le mélange des âges, des origines, des expériences me paraissent essentiels tout au long de votre formation.
C'est le même esprit qui régit les deux concours exceptionnels de recrutement dont les deux assemblées viennent de voter le principe à l'unanimité. Ces recrutements correspondent à une nécessité compte tenu de l'urgence à pourvoir rapidement plus de 200 postes actuellement vacants dans les juridictions.
La nécessaire durée de votre formation (31 mois, je le rappelle) ne permettait pas de répondre à ce besoin.
Je pense aussi qu'il est indispensable de recruter comme magistrats des personnes venant d'autres horizons, et ayant acquis dans d'autres fonctions de grandes compétences juridiques qui justifient une intégration plus rapide dans le corps judiciaire.
Mais 84 % des magistrats sont issus de l'ENM. Cette proportion variera peu, d'autant plus que j'entends augmenter le nombre des postes mis au concours étudiant les prochaines années. Ainsi sera préservé le recrutement par l'ENM comme la voie normale d'accès à la magistrature.
Deuxième partie : La fonction du juge dans la société
Qu'est ce que donc que juger ? Juger, c'est tout à la fois :
Assumer le contradictoire et la motivation en toutes circonstances, avec l'obligation de répondre à la question posée, à toute la question et rien qu'à la question posée;
Affirmer l'alliance de l'impartialité et de la compétence au service du jugement. L'indépendance qui vous est garantie est un moyen et une non fin en soi ;
Veiller à la différence entre l'information qui est nécessaire, et la fuite qui se prête à la manipulation. La communication est nécessité de tous les jours pour la compréhension des enjeux judiciaires et pour éviter les contresens. La fuite ou le tuyau discrètement transmis est appauvrissement et création de défiance à l'égard de la Justice, elle est gestion à la petite semaine privilégiant la sensation de l'immédiat sur le long terme.
Il est difficile d'exercer le métier de juge dans une société médiatisée. Les pressions et les sollicitations sont multiples, et il n'est pas aisé de répondre à la nécessité de l'information, en évitant le tapage médiatique.
Vous qui entrez dans la magistrature, vous aurez à exercer ce beau métier dans une époque nouvelle, celle où la société et nos concitoyens exigent, à juste titre, d'être informés, et où chaque individu, victime ou éventuel coupable, a droit à ce que sa dignité doit toujours préservée. Le débat n'est pas nouveau, sur l'équilibre entre liberté d'information et présomption d'innocence. Cet équilibre, la réforme que j'envisage le préservera. Il m'appartient de vous protéger contre les pressions du pouvoir politique. Il vous appartient de protéger ceux dont l'honneur et la dignité dépendent de vous contre les pressions médiatiques, les victimes comme les présumés innocents.
La réforme que j'engage inscrira dans la loi ce qui a été une pratique du gouvernement auquel j'appartiens depuis sept mois : aucune forme de pression ne peut s'exercer sur les juges dans les affaires particulières. Elle renforcera également le droit à la présomption d'innocence en clarifiant les responsabilités respectives des juges et des médias.
Juger, c'est aussi exercer un métier radicalement original, qui ne ressemble à aucun autre par ses exigences et sa finalité.
Le métier de magistrat est exigeant.
Le magistrat n'est pas un "homme sans qualité" (Robert MUSIL), encore moins une "pâle machine à considérant" (BALZAC).
Mais il sait que l'on attend de lui plus que de simples qualités.
Le métier implique un dépassement de ses propres passions, de ses propres origines, et finalement de soi même.
Juger, c'est enfin accueillir le justiciable toujours en attente, souvent en inquiétude parfois en révolte. Pensez toujours à la durée de l'instruction, de la procédure ou du procès. La lenteur n'est jamais une arme : aussi mieux vaut ne pas écouter la tentation du laissez attendre, de la gestion inerte par la pile de dossiers, trop bien résumée dans "Scènes de la vie parisienne" de BALZAC, dans la bouche ironique de l'ambitieuse Mme CAMUSOT : "le métier de juge n'est pas celui d'un sapeur-pompier, le feu n'est jamais à vos papiers,vous avez le temps de réfléchir ; aussi, dans vos places, les sottises sont elles inexcusables..."
Réfléchir oui, nier l'impératif de délai non.
Et si vous lisez BALZAC, préférez, dans le même ouvrage, cette phrase à méditer aujourd'hui: "se défier de la magistrature est un commencement de dissolution sociale".
Les pouvoirs des juges sont immenses et cette simple prise de conscience devrait d'abord porter à l'humilité et au respect des autres.
Mon projet de réforme de l'instruction, qui dissocie le juge de l'enquête du juge qui statue sur la détention, peut être perçu par certains en termes de perte de pouvoir. Je m'en étonne. J'entends que le contentieux de la détention soit réservé à un juge du siège d'expérience, distinct du juge d'instruction, en position d'arbitre impartial et "paraissant tel aux yeux de tous" selon les termes de la convention européenne des droits de l'homme. Je veux aussi renforcer les prérogatives et les moyens du magistrat instructeur, par exemple en lui donnant plus de moyens techniques et humains en matière de lutte contre la grande délinquance financière. D'abord à Paris, où sont concentrées le plus grand nombre d'affaires très complexes, avant d'étendre ce dispositif à certaines juridictions spécialisées en province. Le juge d'instruction aura à sa disposition des moyens d'enquête adaptés. C'est cela dont il a besoin pour mener à bien des enquêtes et non je ne sais quel moyen de coercition.
La puissance d'un juge ne se mesure pas à l'aune de ses capacités à priver ses concitoyens de leur liberté ou au fait qu'il ait à traiter des affaires très médiatiques. Il n'y a pas de grande et de petite justice. Il ne doit pas y avoir de grands et de petits juges. Il y a seulement des citoyens qui ont le droit de faire valoir leurs droits devant un juge impartial, compétent, loyal, attentif.
Vous serez soumis à des situations difficiles, à la souffrance des individus. Vous vous exposerez. Ne soyez jamais indifférents, même si vous devez garder la "juste distance" qui préserve votre place et l'équilibre du procès.
Vous avez fait le pari que cette profession allait connaître un essor dans les années à venir et vous avez eu raison. En effet, une nouvelle place - plus importante que jadis surtout dans notre tradition jacobine - est accordée au droit et donc aux juges. Ainsi la place traditionnelle du juge à l'égard de la Loi, de l'État et du législateur a beaucoup changé. Tout cela ne va pas sans heurts, sans ambiguïtés, sans interrogations dont la presse se fait souvent l'écho.
La "judiciarisation" de la société - néologisme barbare, mais expressif - est aujourd'hui un fait. Le rôle du juge est appelé à prendre de plus en plus d'importance.
Avez-vous été attirés par le goût de la chose publique ? Alors, vous serez comblés. Le métier de juge est d'abord l'exercice de responsabilités publiques, avec un impact déterminant, réel ou symbolique sur chaque individu confronté à la justice.
Substitut du procureur, participant à l'élaboration d'un contrat local de sécurité, interlocuteur de chefs d'établissement confrontés à la violence ou des administrations territoriales, présents auprès du tribunal de commerce..., vous allez participer aux politiques publiques de l'État.
Juge des enfants, vous allez mesurer l'importance des rapports avec les services du conseil général en charge de l'aide sociale à l'enfance, des rapports avec le monde associatif, le monde médical...
Juge d'instruction, substitut, vous allez travailler en permanence avec les officiers de police judiciaire. Juge d'application des peines, juge d'instance..., toutes les fonctions vous conduiront à entretenir des relations quotidiennes avec les fonctionnaires qui préparent et exécutent vos décisions. Leur fonction est essentielle, sachez respecter leur travail car un juge n'est rien sans greffier.
Il n'y a pas de pouvoir, d'indépendance, de respect, en dehors de la responsabilité. C'est la manière dont vous aurez exercé ces responsabilités qui attirera sur vous et sur votre fonction le respect ou, au contraire, le discrédit, qui vous apportera la satisfaction ou la frustration, qui donnera à votre vie professionnelle son sens ou sa platitude.
Troisième partie : Les responsabilités du juge dans une société démocratique
Si, plutôt que de parler de "pouvoir", j'ai préféré parler de "responsabilité", ce n'est pas par effet de style. Je suis, en effet, profondément convaincue que c'est en ces termes qu'il faut envisager votre fonction. Comment caractériser ces deux types de responsabilités qui seront les vôtres ?
(1) les responsabilités que vous exercerez vis à vis des autres ;
(2) le régime de responsabilité qui s'appliquera à vous.
Les responsabilités que vous exercerez vis à vis des autres.
Elles sont de divers ordres : responsabilités intellectuelles, morales, humaines, politiques.
Responsabilités intellectuelles
Le juge n'est pas un docteur de la Loi : il raisonne en fonction de situations concrètes qui provoquent à chaque instant la réflexion. La disponibilité intellectuelle, l'intelligence des situations sont des qualités indispensables.
Responsabilités humaines
La proximité que vous aurez avec l'intimité des gens, des citoyens, de leur "misérables petits tas de secrets" comme dit Malraux, c'est-à-dire, dans le fond, leur souffrance, ont fait que l'on vous a souvent comparés au confesseur autrefois, ou au thérapeute aujourd'hui dans les fonctions qui impliquent un lien direct et personnel avec le justiciable, à un moment essentiel de sa vie.
Vous allez ainsi, par exemple, toucher au lien fondamental de la filiation (le juge est le seul à pouvoir le faire). Vous allez manier cette notion redoutable de faute qui fait ou défait une vie, qui entame de manière irréparable une réputation.
Nos sociétés pénalisent de plus en plus les comportements. Les victimes trop longtemps écartées, occupent une place grandissante dans l'espace judiciaire. Il vous appartient de comprendre, de les entendre, mais aussi de vous méfier de faire d'autres victimes -expiatoires celles-ci- au nom de la pression de l'opinion. Un juge n'est pas le porte-parole d'une partie au procès. Il assure à tous un procès loyal.
Responsabilités morales
Cette responsabilité morale, c'est la prise en considération des valeurs d'une société donnée. Là encore, on attend du juge qu'il se fasse interprète non plus des textes, mais de la société : le "motif légitime" d'un licenciement, "l'ordre public" , les "bonnes moeurs" , "l'intérêt de l'enfant", etc..., sont des notions vivantes à travers lesquelles le juge se fait le porte parole informé, attentif, prudent, de l'état moral d'une société, qu'il conjugue avec le respect des grands principes fondamentaux. Il vous faut, là aussi, faire preuve de qualités d'observateur, d'interprète, non seulement comme exégètes de textes positifs ou de principes solennellement affirmés, mais de nos moeurs, de la vie, de la complexité sociale.
Vous n'avez pas à vous immiscer dans les propres choix de valeurs que font les individus. Notre démocratie est fondée sur le principe de la laïcité, au sens le plus fort, c'est à dire non seulement dans l'ordre des choix religieux, mais plus généralement dans l'ordre de tous les choix de conscience.
L'État laïque édicte le droit, il n'impose pas la morale. Les juges, comme toutes les autorités publiques, n'ont pas à imposer leur propre sentiment.
Vous n'avez pas à porter un jugement moral sur un couple qui se sépare. Vous avez à préserver les intérêts des enfants, à rappeler à chacun ses devoirs et obligations, à donner du temps parfois pour aider à réfléchir.
Votre parole sera attendue, pesez vos mots.
Responsabilités politiques, démocratiques
L'acte de juger n'a de sens que rapporté au fonctionnement d'une démocratie vivante, c'est à dire une volonté de vivre ensemble, la cohabitation d'intérêts contraires, l'examen des conflits au regard de l'intérêt général.
C'est dire si la justice est une fonction d'État, une fonction politique au sens fort du terme. Une telle responsabilité ne supporte pas l'esprit partisan, ni l'intérêt corporatiste. Le juge ne peut être un thérapeute social ni un justicier.
Ces responsabilités que vous exercerez, vous devrez en assumer les conséquences pour vous mêmes.
C'est à vous que reviendra le poids de statuer, de trancher, de décider de la responsabilité de chacun dans cette société ; c'est devant vous qu'auront à répondre de leurs actes tous les citoyens quel que soit leur rang hiérarchique, leur profession, leur nationalité..., car telle est la loi de la démocratie.
Alors essayons de comprendre devant quelles instances vous serez comptables de vos responsabilités.
Ces possibilités de mise en cause de votre responsabilité, loin d'être analysées comme une atteinte à votre statut, doivent au contraire être comprises comme ce qui en fait la noblesse, la grandeur et ce qui les empêche de sombrer dans l'arbitraire subjectif ou corporatiste.
De vos responsabilités juridictionnelles, vous aurez à répondre en encourant la censure des degrés de juridiction plus élevés. Vous serez aussi légitimement soumis à la critique doctrinale de l'université sur la pertinence de vos jugements, à l'appréciation de tous ceux qui attendent de vous compétence et impartialité.
Vous serez parfois aussi jugés par l'opinion publique. L'importance des responsabilités qui sont les vôtres, la force de leur impact social et institutionnel ne peut l'empêcher.
Quant à votre comportement professionnel, il relève d'un autre examen. C'est pourquoi il existe une évaluation, par le chef de juridiction, de chaque magistrat.
C'est aussi pourquoi également tout magistrat est susceptible de répondre de ses insuffisances professionnelles, de ses fautes disciplinaires, devant le Conseil supérieur de la magistrature.
Mais vous aurez d'abord à affronter l'instance la plus secrète, mais non la moins exigeante: votre conscience.
Ces différents modes de contrôles ne constituent pas une atteinte à votre indépendance. Bien au contraire, ils en sont la condition même, ils révèlent la spécificité de l'autorité judiciaire dans une démocratie.
Je sais que l'ENM a intégré depuis plusieurs années un module vous sensibilisant à ces questions d'éthique et de responsabilité qui sont fondamentales. Je souhaite que cette sensibilisation se poursuive au cours de vos stages en juridiction, tant l'éthique du juge est un comportement de chaque jour.
Les obligations et devoirs des magistrats s'expriment à travers quelques grands principes dont deux, "dignité" et "loyauté" figurent dans le serment que vous allez prononcer. "Serment", le mot peut paraître un peu énigmatique, voire suranné. Il marque la particularité de votre choix et la différence avec tout autre engagement professionnel.
Ce serment vous donne une place dans le pacte démocratique qui se trouve au fondement même de notre société : son expression est juridique mais sa nature est d'ordre politique. C'est un contrat social qui nous lie tous, pas seulement vous, la magistrature, et l'État, mais tous les citoyens. La fonction de l'État que je représente ici est de vous garantir les moyens - tant matériels que symboliques - pour que vous puissiez à votre tour le garantir pour tous.
Si j'ai décidé de réformer d'une façon profonde le statut et plus particulièrement le statut des magistrats du parquet, c'est pour que, dans cette vision politique du fonctionnement de notre démocratie, chacun assume clairement ses responsabilités. Je voudrais insister sur ce point, tant il me paraît essentiel.
Quatrième partie : La place de la justice dans l'État
Mais si l'on ne se défie pas de la magistrature, quelles relations nouer avec elle ?
La justice n'est pas un partenariat, c'est une autorité, au coeur de l'Etat.
Alors l'Etat ?
Vous aurez à vivre en son sein, sans le fuir, sans le craindre, sans l'idolâtrer mais en vous souvenant que la Justice est une des premières institutions d'État et qu'elle concourt au plus haut point à faire que l'État reste un État de droit. L'État n'existe que pour exprimer la République au service de la Nation.
Votre rôle dans l'État, c'est d'affirmer la primauté de la règle sur la loi de la jungle, le respect des institutions, fondement de toute société démocratique.
Faire vivre la République, c'est s'assurer que l'État inspire le respect, soit impartial, se conforme au droit. Au premier rang des responsabilités de l'État, figure l'obligation d'assurer la justice.
La justice connaît actuellement en effet une crise de confiance parce qu'elle n'a pu s'exercer comme elle l'aurait dû ces dernières années. Il n'est qu'à se souvenir comment des interventions directes dans des dossiers sensibles ont défrayé la chronique, comment des nominations dérogatoires ont pu émouvoir le Conseil supérieur de la magistrature. Cette situation ne pouvait durer, car la démocratie même était en cause.
Dès mon arrivée, j'ai pris l'engagement, que j'ai toujours respecté, de ne jamais intervenir dans une affaire individuelle, et, pour les nominations des magistrats du parquet -qu'il revient au garde des Sceaux de proposer- de ne jamais passer outre à un avis défavorable du CSM.
Pour lever définitivement le soupçon, ces orientations doivent s'inscrire dans notre droit positif. Elles ne transformeront pas l'autorité judiciaire en pouvoir. Les magistrats, dans l'ordre constitutionnel, ont des pouvoirs, mais ne sont pas un pouvoir, car celui ci ne procède que du suffrage universel.
Les magistrats du siège sont indépendants. Les magistrats du parquet, qui doivent voir pleinement garanti ce statut de magistrat, sont hiérarchisés. Ils le demeureront. Ils ne pourront plus recevoir d'instructions individuelles du garde des Sceaux, mais devront suivre ses directives de politique générale car le gouvernement met en oeuvre la politique pénale qu'il détermine conformément à l'article 20 de la Constitution. Les procureurs, sous l'autorité des procureurs généraux, devront rendre compte de la mise en oeuvre de cette politique. Mais l'État ne sera pas désarmé. Je propose que le garde des Sceaux dispose d'un droit propre d'action, en toute transparence et sous sa responsabilité.
L'intérêt général nécessite que l'État puisse intervenir pour définir et mettre en oeuvre ses choix de politique publique dont le gouvernement assume devant le Parlement la responsabilité. L'intérêt de chaque citoyen est que le pouvoir politique ne puisse en aucune façon utiliser la justice à des fins partisanes.
Le magistrat, qu'il soit du siège -indépendant- ou du parquet -avec ses garanties statutaires-, peut alors, en toute impartialité au sens de l'article 6 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, exercer ses fonctions de façon "digne et loyale".
Conclusion
Ce serment que vous allez prêter dans quelques instants ne vaudra que pour le temps de la formation, comme un premier engagement d'assumer toutes ces responsabilités qui font la difficulté et la grandeur du métier que vous avez choisi. Vous devrez le renouveler devant vos pairs lorsque vous serez installés dans vos premières fonctions de magistrat.
Un chemin professionnel de plusieurs dizaines d'années s'ouvre maintenant devant vous. Dans les années 2030, 2035 que sera devenue la société d'aujourd'hui ?
Certains d'entre vous, à la Cour de cassation de l'union européenne statueront sur une question de filiation opposant deux citoyens résidant par exemple l'un en Lituanie, l'autre au Portugal.
D'autres, au conseil supérieur de la magistrature européen viendront parler aux élèves de l'École européenne de la magistrature -dont la diplomatie française aurait obtenu de longue lutte que le siège soit fixé à Paris- de la responsabilité des juges.
Quelques-uns d'entre vous, je peux le deviner, seront restés ou revenus juges dans une région où ils sont fortement enracinés, en Creuse ou en Ardèche,audiençant leur mise en état en pianotant sur Internet, échangeant sur le réseau les dernières jurisprudences avec leurs collègues de l'Europe toute entière.
Si les modes de relation entre les individus vont profondément changer, si les méthodes de travail vont être bouleversées, il y aura cependant toujours besoin d'un juge à Guéret, à Privas pour aider à résoudre les conflits.
C'est à vous, aux générations de juges que l'ENM va former tout au long des années prochaines, qu'il appartiendra d'aider notre société à préserver sa capacité à entretenir entre ses membres des rapports pacifiés, fondés sur la liberté, l'égalité et la fraternité, qu'on appelle aussi solidarité.
Notre société sera aussi ce que aurez contribué à en faire par votre rigueur professionnelle et morale, par la place que vous aurez su donner à la Justice et au Droit.
Je vous souhaite une bonne scolarité à Bordeaux et une vie professionnelle qui honore la justice.
(Source http://www.justice.gouv.fr, le 22 octobre 2001)
Mesdames et messieurs les auditeurs de justice,
En réfléchissant à notre rencontre de cet après-midi, il m'est venu à l'esprit une question. Comment devient-on, comment choisit-on de devenir magistrat aujourd'hui, pourquoi entrer à l'ENM ?
pour le plaisir de passer une année à BORDEAUX, ville du grand large et de l'intérieur tout à la fois ?
pour se faire appeler M. ou Mme le juge ? Ou se faire qualifier au hasard des causes et mouvements d'opinion, de petit juge ou, plus tard, de grand juge ou de "président" ?
pour le plaisir de se prouver à soi même sa capacité à passer les concours de la République ?
NON bien sûr ! Ou pas seulement.
L'on choisit de devenir magistrat pour servir la Justice. Pour rendre la justice au nom du peuple français.
Pour que vous exerciez au mieux cette haute mission, l'État se doit de vous apporter une formation adaptée à l'évolution de notre société (première partie).
Il se doit aussi de vous enseigner ce qu'est la fonction du juge dans la société (deuxième partie), ce que sont ses responsabilités dans une société démocratique (troisième partie) et ce qu'est la place de la justice dans l'État (quatrième partie).
1ère partie : Une formation adaptée à l'évolution de notre société
Votre promotion, que l'histoire judiciaire retiendra comme celle des juges ayant commencé leur carrière en l'an 2000, accompagnera l'évolution inéluctable de la place et du rôle du juge dans nos sociétés développées. Les années à venir vous obligeront simplement à exercer ce métier dans des conditions encore plus exigeantes de professionnalisme, de rigueur morale, d'ouverture sur l'extérieur.
Exigence. Si je n'avais qu'une valeur à rappeler, ce serait celle-ci. La société est et sera de plus en plus exigeante vis à vis de ceux qui exercent des pouvoirs, les juges comme les autres.
C'est cela la démocratie : des délégations claires de responsabilité, un contrôle rigoureux de tous ceux qui agissent au nom des autres. Vous agissez au nom du peuple français. Vous lui devez des comptes. Cette grande école doit vous préparer à tout cela.
Elle doit vous préparer techniquement. Cette fonction demande un esprit logique et du travail. Le fait d'avoir réussi ce concours difficile est le gage de vos capacités. L'École nationale de la magistrature doit donc vous préparer à rendre des décisions, à traiter des dossiers, en améliorant en permanence vos compétences juridiques.
Elle doit aussi vous apprendre à répondre à la demande de justice, à l'attente des usagers de la justice.
C'est une école ouverte, pluraliste où les différents courants de pensée doivent pouvoir s'exprimer. C'est un lieu de débats, pluridisciplinaire, qui vous préparera à prendre des décisions qui pèsent lourd dans la vie de nos concitoyens : la garde d'un enfant ; la liberté ou l'incarcération ; la souffrance d'une victime. C'est aussi à cette école de vous rappeler l'importance d'être attentif à la personne qui, au fond de la salle d'audience, n'a pas osé dire qu'elle attend depuis plusieurs heures sans savoir quand viendra son tour d'être appelée...
La formation initiale doit vous sensibiliser à l'accueil des personnes les plus en difficulté. Ce devoir d'attention du juge nécessite sensibilité aux autres et respect de tout individu, mais aussi savoir-faire que l'ENM doit vous aider à acquérir. Je sais que la tâche de vos maîtres de conférence est complexe et nécessite pour eux-mêmes une grande ouverture d'esprit qui va bien au-delà de l'indispensable compétence technique. Qu'ils soient ici remerciés pour les efforts qu'ils effectuent pour leur propre formation permanente et leur compréhension des grands enjeux de notre société.
A cette formation initiale s'ajoute le devoir d'une formation continue pour éviter la routine, pour s'ouvrir à d'autres milieux, pour s'enrichir de nouveaux savoirs. J'ai constaté la richesse du programme de formation continue offert aux magistrats. Dans ce cadre, les échanges avec les partenaires de la justice sont le gage d'un réel décloisonnement, en particulier pour la mise en oeuvre des politiques publiques.
Pour aider les magistrats à s'informer en temps réel, à créer un réseau d'échanges de savoirs sur les pratiques professionnelles, j'ai souhaité la création, à Paris, d'un centre ressource qui fédère le pôle intellectuel constitué par l'ENM, l'Institut des hautes études sur la justice et le GIP recherche "droit et justice" et qui s'appuie sur les réseaux de communication Intranet et Internet.
Je viens d'évoquer Internet. Les modes de communication sont bouleversés. Le monde change. La magistrature change. Elle doit tout à la fois conserver ses valeurs, moderniser son fonctionnement, s'ouvrir aux nouvelles réalités.
La réalité, c'est l'internationalisation des échanges, la mobilité des personnes dans l'espace européen. Je constate que l'ENM a su intégrer dans sa formation un module de droit européen. Je constate aussi avec plaisir qu'elle constitue une référence à l'étranger et est de plus en plus sollicitée pour ses capacités d'expertise. C'est pourquoi j'ai décidé le renforcement du département international.
Je tiens à rappeler devant vous que l'ENM est et restera la voie privilégiée d'accès à la magistrature. Il est cependant nécessaire d'irriguer la magistrature par l'arrivée de personnes ayant déjà réalisé un parcours professionnel. En ce sens je salue, parmi les auditeurs, ceux qui intègrent l'ENM au titre des deuxièmes et troisièmes concours. Le mélange des âges, des origines, des expériences me paraissent essentiels tout au long de votre formation.
C'est le même esprit qui régit les deux concours exceptionnels de recrutement dont les deux assemblées viennent de voter le principe à l'unanimité. Ces recrutements correspondent à une nécessité compte tenu de l'urgence à pourvoir rapidement plus de 200 postes actuellement vacants dans les juridictions.
La nécessaire durée de votre formation (31 mois, je le rappelle) ne permettait pas de répondre à ce besoin.
Je pense aussi qu'il est indispensable de recruter comme magistrats des personnes venant d'autres horizons, et ayant acquis dans d'autres fonctions de grandes compétences juridiques qui justifient une intégration plus rapide dans le corps judiciaire.
Mais 84 % des magistrats sont issus de l'ENM. Cette proportion variera peu, d'autant plus que j'entends augmenter le nombre des postes mis au concours étudiant les prochaines années. Ainsi sera préservé le recrutement par l'ENM comme la voie normale d'accès à la magistrature.
Deuxième partie : La fonction du juge dans la société
Qu'est ce que donc que juger ? Juger, c'est tout à la fois :
Assumer le contradictoire et la motivation en toutes circonstances, avec l'obligation de répondre à la question posée, à toute la question et rien qu'à la question posée;
Affirmer l'alliance de l'impartialité et de la compétence au service du jugement. L'indépendance qui vous est garantie est un moyen et une non fin en soi ;
Veiller à la différence entre l'information qui est nécessaire, et la fuite qui se prête à la manipulation. La communication est nécessité de tous les jours pour la compréhension des enjeux judiciaires et pour éviter les contresens. La fuite ou le tuyau discrètement transmis est appauvrissement et création de défiance à l'égard de la Justice, elle est gestion à la petite semaine privilégiant la sensation de l'immédiat sur le long terme.
Il est difficile d'exercer le métier de juge dans une société médiatisée. Les pressions et les sollicitations sont multiples, et il n'est pas aisé de répondre à la nécessité de l'information, en évitant le tapage médiatique.
Vous qui entrez dans la magistrature, vous aurez à exercer ce beau métier dans une époque nouvelle, celle où la société et nos concitoyens exigent, à juste titre, d'être informés, et où chaque individu, victime ou éventuel coupable, a droit à ce que sa dignité doit toujours préservée. Le débat n'est pas nouveau, sur l'équilibre entre liberté d'information et présomption d'innocence. Cet équilibre, la réforme que j'envisage le préservera. Il m'appartient de vous protéger contre les pressions du pouvoir politique. Il vous appartient de protéger ceux dont l'honneur et la dignité dépendent de vous contre les pressions médiatiques, les victimes comme les présumés innocents.
La réforme que j'engage inscrira dans la loi ce qui a été une pratique du gouvernement auquel j'appartiens depuis sept mois : aucune forme de pression ne peut s'exercer sur les juges dans les affaires particulières. Elle renforcera également le droit à la présomption d'innocence en clarifiant les responsabilités respectives des juges et des médias.
Juger, c'est aussi exercer un métier radicalement original, qui ne ressemble à aucun autre par ses exigences et sa finalité.
Le métier de magistrat est exigeant.
Le magistrat n'est pas un "homme sans qualité" (Robert MUSIL), encore moins une "pâle machine à considérant" (BALZAC).
Mais il sait que l'on attend de lui plus que de simples qualités.
Le métier implique un dépassement de ses propres passions, de ses propres origines, et finalement de soi même.
Juger, c'est enfin accueillir le justiciable toujours en attente, souvent en inquiétude parfois en révolte. Pensez toujours à la durée de l'instruction, de la procédure ou du procès. La lenteur n'est jamais une arme : aussi mieux vaut ne pas écouter la tentation du laissez attendre, de la gestion inerte par la pile de dossiers, trop bien résumée dans "Scènes de la vie parisienne" de BALZAC, dans la bouche ironique de l'ambitieuse Mme CAMUSOT : "le métier de juge n'est pas celui d'un sapeur-pompier, le feu n'est jamais à vos papiers,vous avez le temps de réfléchir ; aussi, dans vos places, les sottises sont elles inexcusables..."
Réfléchir oui, nier l'impératif de délai non.
Et si vous lisez BALZAC, préférez, dans le même ouvrage, cette phrase à méditer aujourd'hui: "se défier de la magistrature est un commencement de dissolution sociale".
Les pouvoirs des juges sont immenses et cette simple prise de conscience devrait d'abord porter à l'humilité et au respect des autres.
Mon projet de réforme de l'instruction, qui dissocie le juge de l'enquête du juge qui statue sur la détention, peut être perçu par certains en termes de perte de pouvoir. Je m'en étonne. J'entends que le contentieux de la détention soit réservé à un juge du siège d'expérience, distinct du juge d'instruction, en position d'arbitre impartial et "paraissant tel aux yeux de tous" selon les termes de la convention européenne des droits de l'homme. Je veux aussi renforcer les prérogatives et les moyens du magistrat instructeur, par exemple en lui donnant plus de moyens techniques et humains en matière de lutte contre la grande délinquance financière. D'abord à Paris, où sont concentrées le plus grand nombre d'affaires très complexes, avant d'étendre ce dispositif à certaines juridictions spécialisées en province. Le juge d'instruction aura à sa disposition des moyens d'enquête adaptés. C'est cela dont il a besoin pour mener à bien des enquêtes et non je ne sais quel moyen de coercition.
La puissance d'un juge ne se mesure pas à l'aune de ses capacités à priver ses concitoyens de leur liberté ou au fait qu'il ait à traiter des affaires très médiatiques. Il n'y a pas de grande et de petite justice. Il ne doit pas y avoir de grands et de petits juges. Il y a seulement des citoyens qui ont le droit de faire valoir leurs droits devant un juge impartial, compétent, loyal, attentif.
Vous serez soumis à des situations difficiles, à la souffrance des individus. Vous vous exposerez. Ne soyez jamais indifférents, même si vous devez garder la "juste distance" qui préserve votre place et l'équilibre du procès.
Vous avez fait le pari que cette profession allait connaître un essor dans les années à venir et vous avez eu raison. En effet, une nouvelle place - plus importante que jadis surtout dans notre tradition jacobine - est accordée au droit et donc aux juges. Ainsi la place traditionnelle du juge à l'égard de la Loi, de l'État et du législateur a beaucoup changé. Tout cela ne va pas sans heurts, sans ambiguïtés, sans interrogations dont la presse se fait souvent l'écho.
La "judiciarisation" de la société - néologisme barbare, mais expressif - est aujourd'hui un fait. Le rôle du juge est appelé à prendre de plus en plus d'importance.
Avez-vous été attirés par le goût de la chose publique ? Alors, vous serez comblés. Le métier de juge est d'abord l'exercice de responsabilités publiques, avec un impact déterminant, réel ou symbolique sur chaque individu confronté à la justice.
Substitut du procureur, participant à l'élaboration d'un contrat local de sécurité, interlocuteur de chefs d'établissement confrontés à la violence ou des administrations territoriales, présents auprès du tribunal de commerce..., vous allez participer aux politiques publiques de l'État.
Juge des enfants, vous allez mesurer l'importance des rapports avec les services du conseil général en charge de l'aide sociale à l'enfance, des rapports avec le monde associatif, le monde médical...
Juge d'instruction, substitut, vous allez travailler en permanence avec les officiers de police judiciaire. Juge d'application des peines, juge d'instance..., toutes les fonctions vous conduiront à entretenir des relations quotidiennes avec les fonctionnaires qui préparent et exécutent vos décisions. Leur fonction est essentielle, sachez respecter leur travail car un juge n'est rien sans greffier.
Il n'y a pas de pouvoir, d'indépendance, de respect, en dehors de la responsabilité. C'est la manière dont vous aurez exercé ces responsabilités qui attirera sur vous et sur votre fonction le respect ou, au contraire, le discrédit, qui vous apportera la satisfaction ou la frustration, qui donnera à votre vie professionnelle son sens ou sa platitude.
Troisième partie : Les responsabilités du juge dans une société démocratique
Si, plutôt que de parler de "pouvoir", j'ai préféré parler de "responsabilité", ce n'est pas par effet de style. Je suis, en effet, profondément convaincue que c'est en ces termes qu'il faut envisager votre fonction. Comment caractériser ces deux types de responsabilités qui seront les vôtres ?
(1) les responsabilités que vous exercerez vis à vis des autres ;
(2) le régime de responsabilité qui s'appliquera à vous.
Les responsabilités que vous exercerez vis à vis des autres.
Elles sont de divers ordres : responsabilités intellectuelles, morales, humaines, politiques.
Responsabilités intellectuelles
Le juge n'est pas un docteur de la Loi : il raisonne en fonction de situations concrètes qui provoquent à chaque instant la réflexion. La disponibilité intellectuelle, l'intelligence des situations sont des qualités indispensables.
Responsabilités humaines
La proximité que vous aurez avec l'intimité des gens, des citoyens, de leur "misérables petits tas de secrets" comme dit Malraux, c'est-à-dire, dans le fond, leur souffrance, ont fait que l'on vous a souvent comparés au confesseur autrefois, ou au thérapeute aujourd'hui dans les fonctions qui impliquent un lien direct et personnel avec le justiciable, à un moment essentiel de sa vie.
Vous allez ainsi, par exemple, toucher au lien fondamental de la filiation (le juge est le seul à pouvoir le faire). Vous allez manier cette notion redoutable de faute qui fait ou défait une vie, qui entame de manière irréparable une réputation.
Nos sociétés pénalisent de plus en plus les comportements. Les victimes trop longtemps écartées, occupent une place grandissante dans l'espace judiciaire. Il vous appartient de comprendre, de les entendre, mais aussi de vous méfier de faire d'autres victimes -expiatoires celles-ci- au nom de la pression de l'opinion. Un juge n'est pas le porte-parole d'une partie au procès. Il assure à tous un procès loyal.
Responsabilités morales
Cette responsabilité morale, c'est la prise en considération des valeurs d'une société donnée. Là encore, on attend du juge qu'il se fasse interprète non plus des textes, mais de la société : le "motif légitime" d'un licenciement, "l'ordre public" , les "bonnes moeurs" , "l'intérêt de l'enfant", etc..., sont des notions vivantes à travers lesquelles le juge se fait le porte parole informé, attentif, prudent, de l'état moral d'une société, qu'il conjugue avec le respect des grands principes fondamentaux. Il vous faut, là aussi, faire preuve de qualités d'observateur, d'interprète, non seulement comme exégètes de textes positifs ou de principes solennellement affirmés, mais de nos moeurs, de la vie, de la complexité sociale.
Vous n'avez pas à vous immiscer dans les propres choix de valeurs que font les individus. Notre démocratie est fondée sur le principe de la laïcité, au sens le plus fort, c'est à dire non seulement dans l'ordre des choix religieux, mais plus généralement dans l'ordre de tous les choix de conscience.
L'État laïque édicte le droit, il n'impose pas la morale. Les juges, comme toutes les autorités publiques, n'ont pas à imposer leur propre sentiment.
Vous n'avez pas à porter un jugement moral sur un couple qui se sépare. Vous avez à préserver les intérêts des enfants, à rappeler à chacun ses devoirs et obligations, à donner du temps parfois pour aider à réfléchir.
Votre parole sera attendue, pesez vos mots.
Responsabilités politiques, démocratiques
L'acte de juger n'a de sens que rapporté au fonctionnement d'une démocratie vivante, c'est à dire une volonté de vivre ensemble, la cohabitation d'intérêts contraires, l'examen des conflits au regard de l'intérêt général.
C'est dire si la justice est une fonction d'État, une fonction politique au sens fort du terme. Une telle responsabilité ne supporte pas l'esprit partisan, ni l'intérêt corporatiste. Le juge ne peut être un thérapeute social ni un justicier.
Ces responsabilités que vous exercerez, vous devrez en assumer les conséquences pour vous mêmes.
C'est à vous que reviendra le poids de statuer, de trancher, de décider de la responsabilité de chacun dans cette société ; c'est devant vous qu'auront à répondre de leurs actes tous les citoyens quel que soit leur rang hiérarchique, leur profession, leur nationalité..., car telle est la loi de la démocratie.
Alors essayons de comprendre devant quelles instances vous serez comptables de vos responsabilités.
Ces possibilités de mise en cause de votre responsabilité, loin d'être analysées comme une atteinte à votre statut, doivent au contraire être comprises comme ce qui en fait la noblesse, la grandeur et ce qui les empêche de sombrer dans l'arbitraire subjectif ou corporatiste.
De vos responsabilités juridictionnelles, vous aurez à répondre en encourant la censure des degrés de juridiction plus élevés. Vous serez aussi légitimement soumis à la critique doctrinale de l'université sur la pertinence de vos jugements, à l'appréciation de tous ceux qui attendent de vous compétence et impartialité.
Vous serez parfois aussi jugés par l'opinion publique. L'importance des responsabilités qui sont les vôtres, la force de leur impact social et institutionnel ne peut l'empêcher.
Quant à votre comportement professionnel, il relève d'un autre examen. C'est pourquoi il existe une évaluation, par le chef de juridiction, de chaque magistrat.
C'est aussi pourquoi également tout magistrat est susceptible de répondre de ses insuffisances professionnelles, de ses fautes disciplinaires, devant le Conseil supérieur de la magistrature.
Mais vous aurez d'abord à affronter l'instance la plus secrète, mais non la moins exigeante: votre conscience.
Ces différents modes de contrôles ne constituent pas une atteinte à votre indépendance. Bien au contraire, ils en sont la condition même, ils révèlent la spécificité de l'autorité judiciaire dans une démocratie.
Je sais que l'ENM a intégré depuis plusieurs années un module vous sensibilisant à ces questions d'éthique et de responsabilité qui sont fondamentales. Je souhaite que cette sensibilisation se poursuive au cours de vos stages en juridiction, tant l'éthique du juge est un comportement de chaque jour.
Les obligations et devoirs des magistrats s'expriment à travers quelques grands principes dont deux, "dignité" et "loyauté" figurent dans le serment que vous allez prononcer. "Serment", le mot peut paraître un peu énigmatique, voire suranné. Il marque la particularité de votre choix et la différence avec tout autre engagement professionnel.
Ce serment vous donne une place dans le pacte démocratique qui se trouve au fondement même de notre société : son expression est juridique mais sa nature est d'ordre politique. C'est un contrat social qui nous lie tous, pas seulement vous, la magistrature, et l'État, mais tous les citoyens. La fonction de l'État que je représente ici est de vous garantir les moyens - tant matériels que symboliques - pour que vous puissiez à votre tour le garantir pour tous.
Si j'ai décidé de réformer d'une façon profonde le statut et plus particulièrement le statut des magistrats du parquet, c'est pour que, dans cette vision politique du fonctionnement de notre démocratie, chacun assume clairement ses responsabilités. Je voudrais insister sur ce point, tant il me paraît essentiel.
Quatrième partie : La place de la justice dans l'État
Mais si l'on ne se défie pas de la magistrature, quelles relations nouer avec elle ?
La justice n'est pas un partenariat, c'est une autorité, au coeur de l'Etat.
Alors l'Etat ?
Vous aurez à vivre en son sein, sans le fuir, sans le craindre, sans l'idolâtrer mais en vous souvenant que la Justice est une des premières institutions d'État et qu'elle concourt au plus haut point à faire que l'État reste un État de droit. L'État n'existe que pour exprimer la République au service de la Nation.
Votre rôle dans l'État, c'est d'affirmer la primauté de la règle sur la loi de la jungle, le respect des institutions, fondement de toute société démocratique.
Faire vivre la République, c'est s'assurer que l'État inspire le respect, soit impartial, se conforme au droit. Au premier rang des responsabilités de l'État, figure l'obligation d'assurer la justice.
La justice connaît actuellement en effet une crise de confiance parce qu'elle n'a pu s'exercer comme elle l'aurait dû ces dernières années. Il n'est qu'à se souvenir comment des interventions directes dans des dossiers sensibles ont défrayé la chronique, comment des nominations dérogatoires ont pu émouvoir le Conseil supérieur de la magistrature. Cette situation ne pouvait durer, car la démocratie même était en cause.
Dès mon arrivée, j'ai pris l'engagement, que j'ai toujours respecté, de ne jamais intervenir dans une affaire individuelle, et, pour les nominations des magistrats du parquet -qu'il revient au garde des Sceaux de proposer- de ne jamais passer outre à un avis défavorable du CSM.
Pour lever définitivement le soupçon, ces orientations doivent s'inscrire dans notre droit positif. Elles ne transformeront pas l'autorité judiciaire en pouvoir. Les magistrats, dans l'ordre constitutionnel, ont des pouvoirs, mais ne sont pas un pouvoir, car celui ci ne procède que du suffrage universel.
Les magistrats du siège sont indépendants. Les magistrats du parquet, qui doivent voir pleinement garanti ce statut de magistrat, sont hiérarchisés. Ils le demeureront. Ils ne pourront plus recevoir d'instructions individuelles du garde des Sceaux, mais devront suivre ses directives de politique générale car le gouvernement met en oeuvre la politique pénale qu'il détermine conformément à l'article 20 de la Constitution. Les procureurs, sous l'autorité des procureurs généraux, devront rendre compte de la mise en oeuvre de cette politique. Mais l'État ne sera pas désarmé. Je propose que le garde des Sceaux dispose d'un droit propre d'action, en toute transparence et sous sa responsabilité.
L'intérêt général nécessite que l'État puisse intervenir pour définir et mettre en oeuvre ses choix de politique publique dont le gouvernement assume devant le Parlement la responsabilité. L'intérêt de chaque citoyen est que le pouvoir politique ne puisse en aucune façon utiliser la justice à des fins partisanes.
Le magistrat, qu'il soit du siège -indépendant- ou du parquet -avec ses garanties statutaires-, peut alors, en toute impartialité au sens de l'article 6 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, exercer ses fonctions de façon "digne et loyale".
Conclusion
Ce serment que vous allez prêter dans quelques instants ne vaudra que pour le temps de la formation, comme un premier engagement d'assumer toutes ces responsabilités qui font la difficulté et la grandeur du métier que vous avez choisi. Vous devrez le renouveler devant vos pairs lorsque vous serez installés dans vos premières fonctions de magistrat.
Un chemin professionnel de plusieurs dizaines d'années s'ouvre maintenant devant vous. Dans les années 2030, 2035 que sera devenue la société d'aujourd'hui ?
Certains d'entre vous, à la Cour de cassation de l'union européenne statueront sur une question de filiation opposant deux citoyens résidant par exemple l'un en Lituanie, l'autre au Portugal.
D'autres, au conseil supérieur de la magistrature européen viendront parler aux élèves de l'École européenne de la magistrature -dont la diplomatie française aurait obtenu de longue lutte que le siège soit fixé à Paris- de la responsabilité des juges.
Quelques-uns d'entre vous, je peux le deviner, seront restés ou revenus juges dans une région où ils sont fortement enracinés, en Creuse ou en Ardèche,audiençant leur mise en état en pianotant sur Internet, échangeant sur le réseau les dernières jurisprudences avec leurs collègues de l'Europe toute entière.
Si les modes de relation entre les individus vont profondément changer, si les méthodes de travail vont être bouleversées, il y aura cependant toujours besoin d'un juge à Guéret, à Privas pour aider à résoudre les conflits.
C'est à vous, aux générations de juges que l'ENM va former tout au long des années prochaines, qu'il appartiendra d'aider notre société à préserver sa capacité à entretenir entre ses membres des rapports pacifiés, fondés sur la liberté, l'égalité et la fraternité, qu'on appelle aussi solidarité.
Notre société sera aussi ce que aurez contribué à en faire par votre rigueur professionnelle et morale, par la place que vous aurez su donner à la Justice et au Droit.
Je vous souhaite une bonne scolarité à Bordeaux et une vie professionnelle qui honore la justice.
(Source http://www.justice.gouv.fr, le 22 octobre 2001)