Déclaration à la presse de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, sur l'état des relations franco-allemandes, le rôle moteur de la France et de l'Allemagne dans la construction européenne, et notamment leur contribution pour une meilleure maîtrise de la mondialisation dans le domaine des nouvelles technologies de l'information, Paris le 22 octobre 1999.

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Circonstance : Intervention de M. Hubert Védrine dans le cadre du Forum franco-allemand sur "la société européenne de l'information" organisé à Paris les 22 et 23 octobre 1999

Texte intégral

Q - A propos de l'analyse d'un quotidien français qui qualifiait récemment de "glaciales" les relations franco-allemandes.
R - Je crois que c'est une impression superficielle. Je me suis exprimé à plusieurs reprises sur ce point. Il y a trop d'émotivité dans le commentaire sur les relations franco-allemandes. Elles n'ont jamais été fondées sur le fait que la France et l'Allemagne seraient devenues deux pays identiques, ayant automatiquement les mêmes réactions sur tous les sujets. C'est vrai maintenant comme c'était vrai il y a dix ans ou il y a trente ans. Ce sont deux pays très différents, mais qui ont adopté un cap stratégique consistant à travailler ensemble de la façon la plus étroite possible. Cela n'exclue pas des différences. Il faut garder ses nerfs, il ne faut pas être consterné chaque fois qu'il apparaît qu'il y a des intérêts différents.
La deuxième observation à propos des relations franco-allemandes : nous sommes dans une situation originale tant les succès remportés dans la période écoulée sont considérables. La France et l'Allemagne ont totalement modifié la relation bilatérale et modifié la physionomie de l'Europe.
A chaque fois, lorsque nous voulons aller plus loin, en étant de plus en plus ambitieux, c'est en même temps de plus en plus compliqué. Il faut se rappeler d'où on part et tout ce qui a déjà été fait.
Troisième explication, les choses les plus importantes dans les relations franco-allemandes n'ont jamais été faites au début des mandats des présidents ou des chanceliers. Il y a forcément une phase de découverte ou de redécouverte. Dans la période récente, lorsque l'on pense au nouveau gouvernement allemand - il s'est installé à l'automne 1998 -, il faut se souvenir qu'il a du gérer la présidence européenne, ce qui est extraordinairement compliqué, avec un problème très difficile, dont on pensait qu'il ne serait peut-être pas résolu, qui était l'Agenda 2000. En plus, nous étions gênés par le fait que objectivement, sur certains points, les intérêts français et allemands n'étaient pas les mêmes, c'était donc plus compliqué à gérer que d'autres sujets où spontanément ils sont les mêmes.
Grâce à l'Allemagne, nous avons eu un très bon résultat au Conseil européen de mars de cette année. Puis, il y a eu le Kosovo. Je dirais que la question de savoir dans quels termes concrètement, nous allions aller plus loin dans la relation franco-allemande, dans quels termes nous allions relancer cette relation franco-allemande, c'est une question qui se pose depuis l'été. Les commentateurs ont été trop vite en besogne et ceux qui se sont demandés ce qui se passait ont oublié le contexte et tout ce qui avait été fait, ils ont été trop impatients. Récemment, il y a eu des annonces spectaculaires en matière d'aéronautique qui démontrent l'absurdité de beaucoup de commentaires qui avaient été faits.
Nous en sommes là et je peux vous dire que sur la suite, la façon dont les uns et les autres nous concevons l'avenir de l'Europe à long terme - ce qui correspond à notre vocation puisque nous disons que nous sommes le "moteur" de l'Europe, nous voulons le rester - nous allons voir que la France et l'Allemagne n'ont pas fini de travailler ensemble de façon très concrète, de réaliser des avancées et de faire aux autres Européens des propositions convaincantes. (...)
Je suis d'accord avec ce que dit M. Fischer et je pense que nous rendrions un mauvais service à la politique étrangère européenne si on commençait par penser qu'il faut affaiblir les politiques étrangères nationales : ce serait un contresens. La politique étrangère européenne de demain, que nous voulons de plus en plus coordonnée, commune, pour qu'elle ait plus de force doit s'appuyer sur des politiques étrangères nationales fortes et non pas l'inverse. Sinon, nous allons chercher le plus petit commun dénominateur et nous obtiendrons à Quinze moins que ce que la France ou l'Allemagne seule aurait obtenu. Il s'agit de travailler dans un ensemble en expansion. (...)
Javier Solana a été choisi car nous pensons qu'il a les qualités personnelles, psychologiques et politiques pour s'adapter à cette situation et je reprends tout à fait à mon compte les remarques de M. Fischer : il y a suffisamment à faire pour nous occuper tous dans ce domaine.
Q - Existe-t-il une identité européenne face à l'Amérique ?
R - Si votre question était globale, on dirait elle n'existe pas assez. Elle existe dans certains domaines, pas dans d'autres et précisément il s'agit de la construire dans un rapport de partenariat avec les Etats-Unis. Pour qu'il y ait partenariat, il faut qu'il y ait un partenaire des deux côtés, cela suppose de le construire quand il n'est pas encore constitué. On pourrait en parler longuement en termes économiques et en termes de politique étrangère.
En ce qui concerne cette question de la nouvelle société de l'information et son éventuel régulation, la question est de savoir si, technologiquement les Européens sont dans "le coup", et sur le plan politique, philosophique, juridique, la question est de savoir comment, dans ce domaine, nous défendons notre philosophie générale qui est que la mondialisation ne doit pas être sauvage mais maîtrisée organisée. Et lorsque nous disons nous Français, réguler, nous ne pensons pas à des règles au sens administratif au sens rébarbatif du terme et à ce que cela peut vouloir dire d'étouffant.
Q - Cela peut-il être un code de bonne conduite par exemple ?
R - Je crois qu'il y a beaucoup à faire. Il faut savoir ce que l'on attend de cette explosion de cette nouvelle technologie.
Dans ce domaine comme ailleurs, nous ne voulons pas que la mondialisation aboutisse à un appauvrissement ou à un nivellement. C'est un idée simple, il faut que ce soit un facteur qui favorise les diversités des cultures dans le dialogue entre elles, les diversités des langues, etc. Mais, il y a un élément fondamental et il se pose toutes sortes de questions comme à chaque fois que l'on a inventé de nouvelles technologies ou tactiques de communication. Il y a la preuve de la protection des utilisateurs, il y a la fameuse activité délictueuse lorsque c'est détourné de son contenu, donc il faut des règles.
Concernant la France, il faut voir ce que nous pouvons faire ensemble, comment nous pouvons inspirer une construction européenne qui intéresse les autres parties du monde qui se demandent elles aussi comment tout cela peut être maîtrisé pour aller dans la bonne direction;
Les trois axes de la politique que le gouvernement français vient d'adopter comme étant les principes d'un cadre législatif pour la société de l'information, c'est d'abord assurer la liberté des communications en ligne, en clarifiant les droits et les responsabilités de chacun avec notamment des intermédiaires techniques, il y a là un problème de légalité des contenus, de protection des données personnelles, protection de la propriété intellectuelle qui est un énorme sujet. Il y a la question de l'accès du plus grand nombre à Internet grâce à la mise en place des réseaux à hauts débits et le troisième axe de cet encadrement, c'est assurer la sécurité et la loyauté des communications en ligne afin de protéger les utilisateurs, lutter contre la criminalité et la piraterie, protéger les réseaux vitaux du pays.
C'est un sujet que le gouvernement français a décidé de libéraliser : la cryptologie. Je crois que nous sommes très proches de la façon dont les responsables allemands abordent cette question. A partir de là, il faut voir si nous pouvons inspirer une conception européenne dans ces sujets. Il ne s'agit pas de l'opposer à d'autres, il s'agit d'apporter notre propre réponse à un problème important qui nous préoccupe.
Q - A terme, s'il le faut, une initiative franco-allemande pourrait-elle être pensable non pas pour réguler, réglementer, mais pour humaniser tout cela ?
R - Je ne pense pas qu'il faille avoir peur du mot réglementer. Les Etats-Unis réglementent tous les jours, je ne connais pas de pays qui ne réglementent pas. Il s'agit de savoir ce que l'on met dans les réglementations. Il y a un autre mot qui est réguler, c'est un mot qu'il faut revendiquer. On ne peut pas être dans un monde sans règle, ou la réduction du pouvoir des Etats qui est nécessaire car c'était souvent un pouvoir abusif, indépendamment de la façon dont il est exercé, cela veut dire que cette réduction du pouvoir des Etats laisse la place libre à un monde sans règle qui est un monde de jungle. Personne ne le souhaite. Il s'agit de savoir quelles sont les règles, puisqu'il y en aura de toutes les façons, et qui fait les règles. C'est une question qui est très importante.
Et lorsque nous sommes devant un nouveau moyen comme Internet, la question se pose comme à chaque étape des moyens de communication. Par la poste, on a vu circuler des choses innommables aussi, au téléphone, on peut dire des choses effroyables... La presse peut nous charrier le pire et le meilleur. Il n'y a pas de société sans règles, c'est vrai comme dans le domaine du vivant, c'est vrai dans le domaine de la société, de l'économie. Il s'agit de savoir où elles sont, qui les fait, qui les contrôle et où se font les équilibres.
Là nous sommes à l'aube d'une époque nouvelle parce que c'est un moyen de communication plus vaste qui met en intercommunication le monde entier. Il faut avoir la même approche et je pense qu'il y a place pour une approche européenne qui tiennent compte des risques. Il ne faut pas non plus tout centrer sur les risques, ces moyens de communication sont d'abord fondamentalement positifs, et représentent un potentiel de connaissances, de libertés, de créativité, sans parler du potentiel économique, c'est quand même le point central. A chaque fois, cela comporte des risques d'abus, de dérapages et il faut les maîtriser d'une façon qui soit conforme à l'esprit de nos sociétés. L'Europe doit aborder cette question, je ne crois pas qu'elle doive attendre passivement que d'autre pays fixent les règles. Les pays européens doivent en parler je citais tout à l'heure quels étaient les axes de la politique française sur une partie de ce problème, il y a matière à discussion avec nos amis allemands et si nous avons une approche franco-allemande inspirant les autres européens, nous aurons à nouveau fait notre travail dans un nouveau chapitre de cette évolution. (...)
Je suis d'accord, il ne faut pas accorder à cela trop d'importance, en plus, il faut le faire bien, il ne faut pas que l'humanité soit "crédule", il ne faut pas croire que chaque bond technologique change tout à l'espèce humaine. En plus, notre travail n'est pas typiquement bouleversé par cela, nous avons déjà un mode de travail avec lequel il est difficile d'aller plus vite, le courrier électronique est très utile, cela entraîne un appauvrissement effrayant de la langue qui va se ramener à deux ou trois cents mots, il est donc clair que, non seulement cela ne fait pas progresser la littérature mais au bout d'un moment, cela empêche même de communiquer la moindre pensée articulée, la moindre nuance, la moindre analyse. On ne peut pas se réduire à cela, il faut avoir ce moyen, il faut avoir tous les autres. Je crois qu'il va se passer ce qui s'est passé depuis des siècles, nous empilons les innovations technologiques, passé le moment d'ébahissement du début on voit mieux à quoi servent les innovations mais on garde les autres procédés. Et finalement, les choses se mettent en place et il y a une place pour tout. Nous ferons des téléconférences en plus du courrier électronique, mais nous ne ferons pas que cela. Il est évident que nous continuerons à écrire, car quand il y a des choses vraiment importantes à dire, avec un raisonnement véritablement argumenté, complet, qui suppose un petit plus d'attention de la part de l'interlocuteur, il faut le mettre par écrit.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 28 octobre 1999)