Point de presse de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, notamment sur l'opposition en Serbie, l'espace judiciaire européen et la poursuite de la colonisation des territoires occupés par Israël, Luxembourg le 11 octobre 1999.

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Circonstance : Réunion du Conseil de l'Union européenne (affaires générales) à Luxembourg le 11 octobre 1999

Texte intégral

Q - Sur la Serbie, cela ne fait-il pas un peu désordre le fait que les leaders de l'opposition serbe ne viennent pas aujourd'hui à Luxembourg, comme prévu ?
R - Ne dites pas cela, c'est désagréable pour ceux qui viennent. Il y a un certain nombre de personnalités qui viennent, qui font partie de ce mouvement qui se dessine en Serbie et qui semble, heureusement, de prendre de l'ampleur. Ce sont des gens qui travaillent et qui agissent à l'intérieur de cette société civile qui cherche sa place en Serbie, donc je ne crois pas qu'il faille les négliger. D'autre part, nous avons tous été actifs, nous ministres européens, par rapport à l'opposition en Serbie ces dernières semaines. Nous avons eu beaucoup de contacts. J'en ai eu beaucoup à Paris. Par exemple, j'ai reçu les représentants du G 17 venus présenter leur programme et l'important c'est la décision que nous avons pris en faveur de ce programme, "énergie pour la démocratie". Il commence modestement, il concerne deux villes, mais il sera développé dans des conditions qui font qu'il ne pourra pas être utilisé par le régime. Il ne faut pas être paralysé par cette obsession que tout ce que l'on ferait par rapport à la Serbie serait utilisé par le régime. Je crois que les Serbes sont capables de se rendre compte que si nous prenons certaines décisions, c'est précisément parce que nous n'avions pas fait la guerre au peuple serbe. A l'heure actuelle, tout en souhaitant très fermement le changement de régime, nous ne voulons pas non plus placer les populations, les gens, les villes dans des situations impossibles avant l'hiver. Je crois que c'est un bon programme, on a eu raison, on s'est mis d'accord facilement là-dessus et c'est un programme extensible.
Q - Qu'est ce qui se passe concrètement sur l'énergie ?
R - Quant à la mise en oeuvre, il faut voir cela avec la Commission. Je crois qu'il y a un certain nombre de dispositions précises pour acheminer le mazout en question, qui n'est utilisable que pour le chauffage, à partir d'un pays voisin. C`est un bon pas, un progrès intelligent. Il faut que notre politique vis-à-vis de la Serbie s'inscrive dans une vraie vision stratégique et qu'on arrive à bien distinguer ce que nous faisons pour hâter le changement de régime dont la Serbie a besoin pour trouver sa juste place dans l'Europe où, en quelque sorte, nous l'attendons. Il faut bien distinguer les mesures par rapport au régime et, d'autre part, ce que nous avons le devoir de faire par rapport aux populations. Je me réjouis donc de l'adoption de ce programme "énergie pour la démocratie".
Quant au débat sur la levée éventuelle de l'embargo aérien, la décision n'a pas été prise cette fois-ci. Nous avons décidé de reprendre - et j'espère de conclure - la discussion la prochaine fois. La France est favorable à cette mesure, comme elle l'était d'ailleurs dès juillet, parce que c'est une mesure qui avait été appliquée dans le moment le plus fort de la guerre du Kosovo et qu'elle n'a pas de sens aujourd'hui, dès lors que l'on maintiendrait l'interdiction de visas pour les dirigeants du régime. Nous sommes favorables à cette levée de même qu'une grosse majorité de pays - une dizaine, je crois -, mais on n'a pas conclu cette fois-ci parce qu'il y a plusieurs pays qui sont encore hésitants. Les opposants nous le demandent de plus en plus. Il faut remarquer que c'est pour les voir, travailler avec eux, les faire participer à des colloques, à des séminaires, les inciter à bâtir un vrai programme alternatif pour l'avenir, pour une Yougoslavie démocratique ayant rompu avec le nationalisme. Ils ont besoin de travailler, de circuler, d'aller en Europe. Donc, lever l'embargo, cela leur rendrait service davantage à eux plutôt qu'au régime, puisqu'il y aurait les interdictions de visas dont j'ai parlé.
Par ailleurs, il y a un point qui me tient à coeur, c'est le fait que l'on ait parlé du Danube, en insistant pour que la liberté de circulation sur le Danube soit rétablie. C'est une question économique régionale qui est extrêmement importante pour tous les pays qui vont de l'Autriche à l'Ukraine. C'est également important - mais presque marginalement - pour la Serbie qui n'est qu'un lieu de transit. Nous estimons que cette voie doit être dégagée, mais paradoxalement c'est la Yougoslavie qui semble faire des difficultés, en liant cette question à d'autres questions liées à l'embargo issu de la guerre. Ces difficultés ne sont pas admissibles parce qu'il y a des conventions anciennes, d'avant la guerre ou signées après la guerre, qui font que l'ensemble des pays riverains doivent assurer la liberté de circulation. C'est important que nous le disions à Quinze. C'est quelque chose que j'ai dit il y a une dizaine de jours, que j'ai repris en Grèce, où j'ai été la semaine dernière conclure un séminaire franco-hellénique sur les Balkans, mais évidemment on a plus de force à quinze qu'à deux.
Q - Sur la Serbie, comment expliquer le raidissement des principales personnalités de l'opposition quand on leur demande de signer une déclaration dans laquelle ils s'engageraient à livrer les criminels de guerre du pays arrivés au pouvoir ?
R - Je ne peux pas parler à leur place. C'est une interprétation délicate. Ceux que j'ai reçus, comme les gens du G17 et plusieurs autres, m'ont dit qu'ils étaient dans une situation inconfortable parce que l'opinion publique, sans que l'on puisse dire qu'elle soit encore derrière Milosevic, demeure contre l'action de l'OTAN et se situe quelque part entre la ligne ultra nationaliste des dix dernières années et l'avenir. Elle est dans une phase de transition très confuse, très flottante. Nous, les opposants, disent-ils, sommes suspectés d'abandonner les intérêts légitimes du pays. Chaque fois qu'une intervention extérieure est trop comminatoire, trop brutale, et met au premier plan, par exemple, ce qui relève du TPI au lieu de ce qui concerne l'amélioration du sort des Serbes, ça nous gène énormément, disent les opposants. Ils ont besoin de travailler une opinion qui a été bombardée d'arguments ultra-nationalistes depuis des années. Cela ne se fait pas en un jour. Vous ne nous aidez pas, ajoutent-ils, dans certains cas, si vous vous exprimez de façon trop brutale ou trop maladroite. C'est ce que m'ont dit chacun de mes visiteurs. Mais j'ignore si c'est l'explication des absences d'aujourd'hui. Pour le moment il faut - c'est ce qu'ils disent - leur donner des arguments pour montrer que nous n'avons pas fait la guerre au peuple serbe, que ce peuple a une place dans l'Europe de demain.
Q - Pensez-vous que vous allez conclure, ce soir, un mandat pour l'OMC ?
R - Oui, si nous parvenons à obtenir satisfaction sur des points qui sont très importants pour nous. Nous le souhaitons, parce que c'est le bon moment pour que les Quinze définissent une position claire, ce qui nous permettra de jouer tout notre rôle dans la préparation de Seattle. Nous avons de très grands enjeux dans cette négociation. Si elle se déroule bien, cela représente des opportunités, des progrès, des bénéfices possibles, mais il faut fixer une base de négociation très claire au début. Cette négociation va durer très longtemps. Donc, il ne faut pas partir avec la moindre ambiguïté.
Sur l'agriculture, c'est très clair. Les ministres de l'Agriculture ont fait un très bon travail. Le modèle européen d'agriculture doit être parfaitement reconnu. Vous savez que nous avons également des ambitions dans le domaine social, où il faut vraiment faire des progrès. Il y a les exigences en matière de sécurité sanitaire alimentaire, les exigences en matière d'environnement et il y a la question culturelle. Je rappelle que notre objectif dans la négociation n'est pas l'exception en soi. L'exception n'est pas un objectif. L'exception, c'est une technique de négociation. L'objectif, c'est la diversité. Nous pensons que la diversité culturelle dans le monde, c'est aussi important que la bio-diversité. On ne peut pas accepter des négociations qui se dérouleraient dans des conditions de disproportion des forces telles que l'on saurait d'avance que presque tous les pôles du monde de la création, de l'expression, et de la diffusion culturelles vont être laminés, sauf un seul. L'objectif, c'est de maintenir la diversité des cultures du monde dans un dialogue. Alors, nous en sommes à discuter avec nos partenaires sur la formulation pour définir la position à quinze à partir de laquelle la Commission devra défendre nos intérêts. Nous nous mettrons d'accord à condition que nous ayons satisfaction sur cette formulation.
Q - Tout le monde est-il d'accord pour que les négociations dans leur ensemble soient courtes ?
R - Oui, mais cela ne veut rien dire. Les fois précédentes aussi, on voulait que ce soit court. Personne ne veut que cela soit long. Si cela pouvait durer 24 heures, ce serait formidable. Mais je suis assez sceptique sur la possibilité d'arriver à un accord pendant l'année électorale américaine.
Q - On parle de trois ans
R - Oui, on parle de trois ans. Je crois qu'il vaut mieux rester prudent. Ce n'est pas une question de durée en soi. Personne ne souhaite que ce soit long pour le plaisir de faire durer. Si l'on parvient à un accord qui réponde à nos intérêts et à nos objectifs en matière agricole, en matière culturelle, en matière sociale, en matière d'environnement, on peut signer demain matin. Mais, on peut prévoir raisonnablement, quand on a l'expérience de ce qu'ont été les cycles du GATT depuis des dizaines d'années, que cela ne va pas se faire facilement. Ce sont des sujets objectivement difficiles.
Q - Est-ce que cela a un sens cette bagarre sur les questions culturelles telle qu'elle est menée ici, alors qu'il semble évident que la plupart des pays, dont les Etats-Unis, voudront qu'on en parle, que ce sujet sera bien l'un des sujets de la négociation ? On donne l'impression que les Français s'isolent une fois de plus, pour empêcher quelque chose qui ne pourra pas être empêché. Quel que soit le résultat, ce sujet sera bien débattu pendant le cycle.
R - Quand vous définissez des intérêts fondamentaux dans une négociation sur des sujets aussi vitaux que celui-là, vous ne commencez pas par vous demander si vous êtes isolé ou pas. Quand vous en êtes au stade initial, vous vous demandez ce qui est juste et, je me répète, ce qui est fondamental. Cette question culturelle nous paraît fondamentale. Je crois que les dirigeants français, toutes tendances confondues, l'opinion publique française en est convaincue. Parce que, on l'a dit cent fois, on l'a dit mille fois, il ne s'agit pas d'une activité commerciale comme une autre.
La négociation, dans les conditions où elle se présenterait, pourrait être une sorte de caricature de l'ultra-libéralisme, de la liberté du renard dans le poulailler ou de la politique de la porte ouverte. Vous savez très bien que 80 % des images dans le monde sont d'origine américaine aujourd'hui. Nous estimons donc qu'il faut absolument garder la maîtrise de nos politiques audiovisuelles, en matière de cinéma et dans différents volets de la culture. Il est impossible d'accepter que dans une négociation on perde la possibilité d'avoir une politique spécifique dans ce domaine. L'enjeu est trop grand.
Sur le plan tactique, à partir du moment où l'on a une conviction aussi forte, il faut essayer de la faire partager. Nous avons travaillé et cela continuera pour trouver la meilleure formulation possible à quinze.
Q - Les trois objectifs que la France voudrait atteindre sont-ils assez présents dans les propositions de la présidence finlandaise ?
R - Pas tout à fait. Nous voudrions améliorer ce texte, surtout sur la question culturelle. Nous sommes très conscients de l'évolution technologique. Le fait d'avoir une position de négociation qui soit affaiblie ne nous aide en rien à affronter les changements technologiques en question. On peut dire qu'une position d'exception culturelle pour défendre la diversité culturelle est nécessaire mais insuffisante. Il faut par ailleurs toute une série d'action aux niveaux industriel ou technologique notamment pour que cela ait un sens.
Q - Avez-vous évoqué la préparation du Sommet de Tampere ?
R - Cela ne pose pas de problème très compliqué. La présidence finlandaise a bien travaillé. Tous nos partenaires pensent que c'est une bonne idée de consacrer un Conseil européen spécial à cette question qui monte en puissance.
Il y a deux aspects, en résumant beaucoup. D'une part, comment améliorer au sein des Quinze et entre les Quinze l'espace de liberté, de démocratie, de justice ? Comment faire en sorte, par exemple, que les justiciables européens n'aient plus à souffrir des discordances entre les différentes justices, de jugements qui s'appliquent là mais pas ailleurs, etc. Il y a donc un premier volet qui relève de la construction de l'espace démocratique pour les européens. Il y a un deuxième volet qui est lié à l'immigration, qu'il faut bien distinguer de l'asile, et qui a d'autant plus d'importance que tout le monde sait que l'élargissement va accroître ce problème. Comment mieux se coordonner, mieux coopérer, mieux s'harmoniser pour la maîtrise des mouvements migratoires et tout ce qui en découle en termes de sécurité, c'est le deuxième volet. L'idée générale est plus de démocratie, plus de sécurité.
Certains pays abordent le sujet par le biais sécurité, d'autres par le biais démocratie/justice. Notre approche est de couvrir les deux. A Tampere, il y aura certainement une discussion très intéressante là-dessus et l'on verra comment conclure de façon précise, mais c'est le travail de la présidence.
Q - Peut-on attendre de Tampere des choses fortes et la France a-t-elle des propositions à faire ?
R - Nous avons des positions plutôt que des propositions. On a une position sur chacun des points. Il y a eu une importante préparation à Paris avec le président, le Premier ministre, MM. Moscovici et Chevènement, Mme Guigou et moi, donc l'ensemble des responsables de ces sujets en France. Mais les conclusions de Tampere dépendent de la présidence finlandaise. Ce sont des sujets très compliqués. Les pratiques et les situations nationales sont très différentes. Les administrations dans ces domaines ont très peu l'habitude de travailler ensemble, sauf lors d'échanges précis entre services de police, mais qui ne s'inscrivent pas forcément dans une optique européenne. Il y a tout un travail d'adaptation à faire.
Q - Apparemment il n'y aura pas de grande décision ...
R - Si, parce qu'un processus régulier est lancé. Le simple fait que le Conseil européen se tienne sur ce sujet est important. Et puis, de réunion en réunion, chaque pays se prépare et dans chaque pays, le ministère de l'Intérieur coopère mieux avec le ministère de la Justice. Ce n'est pas comme les ministères de l'Agriculture. Les ministères de l'Agriculture, même s'ils défendent des positions différentes, travaillent ensemble depuis des dizaines d'années. Ils sont totalement branchés sur la vie internationale et sur la vie européenne en particulier. Les ministères de l'Intérieur et plus encore de la Justice, n'ont jamais travaillé ainsi. On est dans une phase où, petit à petit, ils s'habituent à travailler ensemble, à employer les mêmes mots pour parler des mêmes sujets. Un exemple simple : nous Français, considérons que le droit d'asile est un droit en soi, qu'il faut préserver à tout prix et qui doit être tout à fait indépendant des fluctuations des politiques en matière d'immigration, qui doit être préservé par un mécanisme juridique très fort et qui doit être réservé aux cas de persécutions politiques. C'est la conception française. Mais il y a beaucoup de pays en Europe qui considèrent que l'asile et l'immigration, c'est un peu la même chose. Quel que soit le sujet considéré, on s'aperçoit que les conceptions ne sont pas les mêmes. On ne peut donc pas brusquement faire un Conseil européen et en sortir des règlements ou des textes, seulement pour donner l'impression d'être parvenu à des conclusions qui changent tout. Il faut travailler, de façon méthodique. Et le fait de tenir un Conseil européen spécial sur ces questions, régulièrement est la bonne méthode. Un Conseil ne suffit pas. Il faut une pression régulière et constante pendant des années pour que l'on arrive à une vraie coopération, à un véritable espace commun européen dans ce domaine.
Q - Que pouvez-vous nous dire sur le déjeuner que vous venez d'avoir avec M. Lévy ?
R - David Lévy a fait un exposé de la situation et des intentions du gouvernement Barak. Il y a eu des questions sur l'état exact des choses entre la Syrie et Israël et plusieurs interventions sur la politique de colonisation. Plusieurs ministres ont dit que M. Barak annonçait son intention de régler vraiment le problème, alors que la colonisation se poursuivait. David Lévy a répondu en disant que dans la plupart des cas il ne s'agissait que de la mise en oeuvre de décisions prises avant le gouvernement Barak, que c'était presque toujours des colonies anciennes qui se développaient et il a reconnu aussi qu'il y avait des colonies illégales de leur point de vue. Enfin, il a dit que le gouvernement Barak avait l'intention de s'en occuper, mais sans dire exactement comment. Je crois que tout cela est entre les mains du Premier ministre qui n'a pas encore conclu ce qu'il ferait le moment venu. Mais, on est avant l'ouverture de la négociation sur l'accord cadre préparant le statut final. Ce n'est pas à ce moment-là qu'il y aura des concessions majeures.
Q - Sur l'accord de libre-échange avec l'Afrique du Sud ...
R - Nous avons accepté finalement de signer l'accord. Nous avons accepté parce que nous avons obtenu de l'Afrique du Sud l'assurance qu'elle respecterait l'intégralité de l'accord de Berlin. Vous savez que nous avions eu des doutes, récemment, à la suite de certaines déclarations sud-africaines et que cela faisait peser une menace sur la façon dont seraient traitées les productions françaises et les appellations d'origine notamment. C'est pour cela que, jusqu'à la dernière minute, on a fait pression sur la Commission, sur la présidence finlandaise et sur l'Afrique du Sud. Nous estimons à présent que nous avons obtenu les assurances nécessaires et nous n'avions donc plus de raison de maintenir notre réserve.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 14 octobre 1999)