Interview de Jean-Paul Delevoye, ministre de la fonction publique, de la réforme de l'Etat et de l'aménagement du territoire, à Europe 1 le 8 juillet 2003, sur le conflit des intermittents du spectacle, l'échec du référendum sur l'organisation des institutions en Corse et la préparation du budget pour 2004.

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Média : Europe 1

Texte intégral

J.-P. Elkabbach.- Pourquoi ce sentiment en France que tout est en train de se déglinguer ?
- "Tout simplement parce qu'on a l'impression qu'en France, on rentre très facilement dans le conflit, on ne sait plus se parler, on est systématiquement en train de créer des rapports de force, quelquefois avec des violences, et on a du mal ensuite, ayant franchi les lignes jaunes, à sortir du conflit."
Est-ce que la France n'est pas réformable ou est-ce que c'est le Gouvernement qui ne trouve pas la bonne méthode, aujourd'hui, pour réformer ?
- "Tout le monde veut la réforme d'une façon collective, mais personne ne la souhaite pour soi. Et donc il faut qu'on apprenne à préparer la réforme. La réforme doit être acceptée par l'opinion, il faut qu'il y ait des leviers très importants, comme celui par exemple de faire des réformes justes, équitables. Et il faut peut-être faire encore plus de pédagogie, pour expliquer les raisons pour lesquelles la réforme est nécessaire."
On sent un climat d'inquiétude, de peur, d'amertume. Quand on est le pouvoir, est-ce qu'on le ressent ? Et comment y répond-on ?
- "Ce que l'on peut dire aujourd'hui de l'opinion, c'est qu'effectivement, on sent que nos concitoyens ont peur, ont peur de l'avenir. Et il est vrai qu'un certain nombre de personnes se nourrissent aussi d'un discours de la peur, alors qu'il faut en même temps un discours de l'action pour réformer, préparer l'avenir et développer les atouts de ce pays. Notre pays a beaucoup d'atouts et on cherche uniquement à mettre le doigt sur ses faiblesses."
Vous êtes responsable de l'aménagement du territoire. Les villes culturelles souffrent en ce moment beaucoup, elles vont souffrir sur le plan économique. Le pire n'est pas garanti, mais si les festivals sont annulés, ces villes vont s'estimer sinistrées. Est-ce qu'elles pourraient réclamer à l'Etat un dédommagement ou une assistance financière à la rentrée ?
- "Vous parlez de désastre économique ; moi, je parlerais de douleur. Que font-elles, ces villes ? Elles veulent donner du plaisir, elles veulent faire partager une émotion, elles veulent attirer les touristes, elles veulent permettre à des jeunes artistes de pouvoir s'exprimer et peut-être de découvrir de nouveaux talents."
Et peut-être répondre à un besoin culturel des Français...
- "Et dans ce moment de fête, de joie, on est en train d'assister à un formidable gâchis. Alors, peut-être par un excès de fermeté, peut-être un refus du dialogue... En tout cas, il faut qu'on arrive à sortir de ce conflit. On ne peut pas laisser gâcher ce qui fait la richesse de notre pays, à savoir sa culture, uniquement sur des problèmes d'incompréhension."
Justement, J.-P. Delevoye, négociateur par ailleurs, vous avez peut-être votre mot à dire. Est-ce que vous pouvez peser d'une manière ou d'une autre ? Je n'en sais rien... Mais pour le spectacle et les intermittents, c'est la grève reconductible, lors de tous les festivals. Aujourd'hui même, se joue la reprise ou l'annulation : faut-il retirer l'accord ? faut-il le reporter ? faut-il tout remettre à plat ? On sait comment on entre dans un conflit malheureusement. Mais quand on y est, comment est-ce qu'on en sort ?
- "Il faut sortir du conflit en respectant les parties. C'est-à-dire qu'on ne peut pas demander au Gouvernement de se renier et on peut pas demander aux intermittents de rester en statu quo. La proposition qu'a faite le ministre de la Culture [est] de dire : "On recule de six mois, on se met autour d'une table, on est tous d'accord pour dire qu'il y a des abus, on est tous d'accord pour dire qu'il faut soutenir les jeunes créateurs. Comment on fait cela ?." Eh bien, donnons du plaisir aux spectateurs, reprenons une saison de festivals et mettons-nous autour de la table."
Mais comment ?
- "Tout simplement en acceptant, les uns les autres, de faire un pas. Et il faut qu'on apprenne aujourd'hui le compromis. La confrontation aboutit à l'excès, à la violence et à l'impasse. Le compromis est aujourd'hui quelque chose de possible, à condition que chacun fasse preuve de bonne volonté."
Est-ce que vous dites cela au Gouvernement, à la CGT ou au Medef ?
- "L'ensemble des parties est concernée. Aujourd'hui, on ne peut pas ni rendre prisonniers les spectateurs étrangers qui viennent en France pour découvrir le plaisir du patrimoine, de la culture, ce qui fait la richesse. On ne peut pas se battre pour la diversité culturelle sur le plan mondial et faire en sorte qu'elle ne puisse pas s'exprimer. Nous avons aujourd'hui un besoin de dialogue. Il faut qu'on apprenne la notion du compromis plutôt que la notion du conflit."
Au passage, il y a un problème de calendrier. On se demande qui obligeait à conclure un tel accord à la veille de la saison artistique ?
- "Cela ne sert à rien de faire le poids du passé. On a tous probablement nos fautes, nos erreurs et nos espoirs. Regardons comment sortir de ce conflit et apprenons la sortie de la crise."
La défaite courte du "oui" en Corse est en train de diaboliser la décentralisation. Elle est chère à J.-P. Raffarin. N'est-elle pas déjà en train de mourir, la pauvre décentralisation ?
- "La décentralisation, c'est rendre le service public plus efficace pour le concitoyen. Ce n'est pas un jeu institutionnel entre l'Etat et les collectivités locales. Peut-être y a-t-il encore des explications fondamentales à faire. Le "oui" battu en Corse ou le "non" gagnant... En réalité, un "oui" à 50 virgule et quelque, un "non" à 50 virgule, ce n'est pas une victoire : c'est une Corse qui hésite, qui ne sait pas se positionner sur son avenir, avec une confusion entre les nationalistes, les républicains. On s'aperçoit aujourd'hui qu'il faut qu'on reprenne un peu son calme en Corse et que l'on ait un vrai projet de développement économique et social sur ce territoire."
Le Gouvernement va-t-il retarder le programme économique en Corse, en quelque sorte la punir ?
- "La tentation, pour certains, de dire que le "non" a puni le Gouvernement est une erreur, et le fait que le Gouvernement veuille punir la Corse est une bêtise... Le Gouvernement permet aux gens de s'exprimer. En démocratie, les électeurs ont toujours raison. Et, bien évidemment, il appartient au Gouvernement de renforcer au contraire la volonté pour les Corses de s'en sortir par un projet très important de développement économique et social de leur île."
Donc on ne les punit pas ?
- "C'est hors de question ! Comment imaginer un seul instant qu'un gouvernement..."
Parce que là-bas, ils disent qu'on va les punir...
- "Oui, mais il s'est dit tellement de choses. On a vu, en Corse, des campagnes... Il faut faire aussi attention à ce qu'un certain nombre de personnes assument toutes leurs responsabilités. Quand on sort des arguments totalement faux, comme quoi on allait supprimer les retraites etc., je crois qu'on ne sert pas les démocraties en mentant aux peuples."
Ressentez-vous le résultat corse comme un échec et un désaveu, du haut en bas de l'Etat ?
- "Non, je crois tout simplement qu'à partir du moment où les Corses avaient la possibilité de choisir leur avenir institutionnel, ils se sont prononcés et il nous appartient de le respecter."
Sur la décentralisation, si je peux me permettre, vous ne m'avez pas tellement répondu : est-ce que c'est un projet mort globalement ? Faut-il en retarder le calendrier ? continue-t-on à y croire ? La Corse et son résultat ont-ils fait peur et vont-ils tout bloquer ?
- "Pas du tout. En réalité, à partir du moment où nous sommes convaincus que la décentralisation - ce qui est un contrat entre l'Etat et les collectivités locales - est un facteur de développement économique et de politique de cohésion sociale de proximité, c'est un bon projet politique. Il [nous] appartient de faire en sorte que nos concitoyens comprennent que c'est d'abord pour eux que la décentralisation est faite."
Mais ils pensent que cela va entraîner des dépenses supplémentaires...
- "Il suffit de regarder les collèges et les lycées. Si les régions et les départements ne les avaient pas assumés, notre parc scolaire serait en mauvais état. Le bilan de la décentralisation, depuis 1982, est très positif pour les collectivités territoriales."
Deuxième crainte : cela va crée des inégalités entre les régions et les départements. Y aura-t-il un système de péréquation ?
- "Ceux qui développent cela disent en même temps que l'Etat est injuste, selon la répartition de ses moyens sur le territoire. La Constitution a voté la péréquation. Qu'est-ce que c'est ? C'est la solidarité entre ceux qui sont riches et ceux qui sont pauvres. [...]"
Les vrais chantiers annoncés, qui sont douloureux, vont-ils vraiment avoir lieu ? Je les cite au passage : le budget 2004 en période de faible croissance - mieux vaut ne pas être à la place de messieurs Raffarin et Lambert -, la réforme de la sécurité sociale, la réforme de l'Etat... N'est-on pas en train de se dire dans le Gouvernement, qu'une fois que la réforme des retraites sera votée par les deux assemblées, cela suffira pour un Premier ministre et toute une législature ?
- "La réforme des retraites, même quand elle sera votée par les deux assemblées, a besoin d'être prolongée sur le terrain, pour montrer très concrètement à chacun que cette réforme est une bonne réforme, qu'elle est juste et équilibrée. Donc, il ne faut pas dire qu'une fois que c'est voté, c'est terminé. Pas du tout ! Il y a encore un effort d'explication, de pédagogie et, très concrètement, de montrer que chacun s'y retrouve dans cette réforme. Ensuite, il y a une urgence. Le rôle du politique, c'est de préparer l'avenir du pays. Et lorsque des réformes conditionnent l'avenir du pays, il faudra les entreprendre, c'est notre responsabilité."
Par exemple, pensez-vous que la réforme de la sécurité sociale et la réforme de l'Etat se feront ?
- "Sur la réforme de l'Etat, la réponse est oui. Nous sommes totalement obligés de nous poser la question : est-ce que toutes les missions de l'Etat aujourd'hui sont pertinentes ? Est-ce que les moyens utilisés sont pertinents ? Est-ce que les procédures sont bonnes ? Et nous ne pouvons pas rester dans la situation où, sur 15 milliards d'euros de recettes sur trois ans, il y en a 5 pour payer la dette et 5 pour payer les retraites. Un pays ne peut pas vivre avec deux tiers de ses recettes affectées au poids du passé."
D'autant plus que le FMI a dit hier qu'il prévoyait le déficit public français à plus de 4 % cette année...
- "On ne peut pas prendre la richesse de ce pays pour payer les dettes et payer le poids des retraites. Cela veut dire tout simplement qu'on ne prend pas de décision et qu'on met sur les épaules de nos jeunes générations montantes le poids de nos non-décisions. Aujourd'hui, il faut au contraire corriger cela et permettre à ce pays de retrouver confiance en lui-même. Notre pays a peur, il faut lui rendre confiance en lui-même."
Quand on voit l'énervement et la tension sociale cet été, la rentrée va être comment ?
- "Il faut que l'on apprenne aujourd'hui à apaiser notre opinion et à faire en sorte de pouvoir retrouver le sens du dialogue, le sens de l'écoute, le sens de la compréhension, et faire en sorte que, dans ce pays, nous ne fassions pas en sorte que la démocratie et le dialogue soient piétinés par la violence. Apprenons à nous respecter, apprenons à dialoguer et apprenons à décider ensemble."
(Source : premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 8 juillet 2003)