Déclaration de Mme Noëlle Lenoir, ministre déléguée aux affaires européennes, sur l'avenir des services d'intérêt économique général dans le cadre de l'Union européenne, Paris, le 11 juin 2003.

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Circonstance : Déjeuner-débat avec le Groupement des entreprises publiques européennes, Paris, le 11 juin 2003

Texte intégral

Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs,
Je suis particulièrement heureuse d'être accueillie par le CEEP, "Centre européen des entreprises à participation publique et des entreprises d'intérêt économique général", dont je connais le rôle éminent en Europe de partenaire social, garant de l'intérêt général européen.
Je dois saluer la prescience qui, vous a conduit, il y a déjà plusieurs mois, Monsieur le Président Cousquer, à situer notre déjeuner en cette période. Les services d'intérêt général sont en effet au cur de l'actualité européenne. Il y a seulement trois semaines, la Commission a publié un livre vert sur les services d'intérêt général, qui lance un grand débat européen auquel nous sommes tous appelés, gouvernements, entreprises, partenaires sociaux, à participer. Dans quelques jours, la Convention sur l'avenir de l'Europe achèvera ses travaux, et nous continuons de poser, dans cette perspective, la question de la base juridique des services d'intérêt économique général.
Nous sommes donc bien à la "croisée des chemins". Quels seront le statut et le régime juridique des SIEG européens ? A partir de cette question, je voudrais resituer le débat et sa chronologie en insistant sur trois points :
- d'où venons-nous ? Le débat actuel ne surgit pas ex nihilo. Il s'inscrit dans une tendance vers la recherche d'une conciliation entre concurrence et services d'intérêt général.
- Que voulons-nous ? Promouvoir au niveau européen des services d'intérêt général de qualité et accessibles à tous les citoyens.
- Comment se présentent les grandes échéances (Livre vert, Convention, négociations à l'OMC) ? Je le crois, assez favorablement, du point de vue de la France dont les positions rejoignent celles défendues par le CEEP.
D'où venons-nous ?
Ce qui me frappe, avec le recul, c'est la tendance de fond à l'affirmation d'un modèle européen économique et social, un modèle qui vise à faire coexister l'intérêt général - qui n'est pas toujours synonyme de rentabilité - et le marché. Cette tendance, qu'incarne "l'école du service public" prônée tout au long du XXème siècle par les juristes français, transcende les querelles souvent vaines entre étatistes et libéraux. Il est vrai que le préambule de la constitution française de 1946 paraissait faire droit aux thèses étatiques en proclamant que "tout bien, toute entreprise dont l'exploitation a ou acquiert le caractère d'un service public ou d'un monopole de fait doit devenir la propriété de l'Etat", alors que déjà, à l'époque, bien des services publics étaient à gestion privée. De même, les expériences de dérégulation menées dans les pays industrialisés dans les années 1980 n'ont pas bouleversé de façon définitive la gestion des services publics nationaux. A la fin des années 1980 et au début des années 1990, la Commission a certes sur cette base demandé une adaptation des monopoles dans les secteurs de services publics, par : d'un côté, l'application des règles générales du traité, en particulier les règles de concurrence et les règles de libre circulation ; d'un autre côté, l'ouverture progressive des SIEG prévue par les directives de libéralisation. Par exemple, dans sa première proposition de directive de libéralisation du secteur gazier, en 1992, la Commission prévoyait une directive d'ouverture du marché dans laquelle les préoccupations de service public étaient absentes.
Mais la tendance à un équilibre, conciliant concurrence et SIEG, s'est néanmoins progressivement dégagée :
- dans la jurisprudence de la Cour : il s'agit en particulier des arrêts Corbeau en 1993 dans le secteur postal, Commune d'Almelo en 1994 dans le secteur électrique et des arrêts sur les monopoles d'importation et d'exportation d'électricité et de gaz naturel en 1997.
- Dans les traités : l'article 16 du traité d'Amsterdam de 1997, ou l'article 36 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne.
- Dans les directives sectorielles les plus récentes (poste, télécoms, énergie) enfin, où les obligations de service public (service universel) prennent désormais un caractère contraignant pour tous les pays européens.
L'évolution est nette : d'un côté, l'ouverture progressive à la concurrence ; mais dans le même temps, une affirmation de plus en plus forte au niveau européen des principes régissant les services publics.
Que voulons-nous ?
Ce qui nous reste désormais à accomplir, c'est le parachèvement de cette tendance, la consécration d'un équilibre qui garantirait, à tous les citoyens, des services publics de qualité et d'un accès aisé. La France en a fait un axe essentiel de sa politique européenne depuis de nombreuses années. Pour promouvoir les services d'intérêt économique général, trois conditions me paraissent indispensables :
- assurer la pérennité juridique et financière des services en cause. Ce qui constitue un élément essentiel de la cohésion économique et sociale doit pouvoir être organisé sans entrave juridique ou financière. Cela pose notamment la question des aides d'Etat.
- Développer l'évaluation des SIEG et la comparaison entre pays, pour tirer le meilleur parti des systèmes les plus efficients. C'est notamment à chaque citoyen de tirer ses propres enseignements des effets de l'ouverture à la concurrence. Je souhaite ainsi que l'évaluation des services d'intérêt économique général fasse l'objet d'une attention plus importante, par exemple par le biais de la méthode ouverte de coordination.
- Mettre en place une régulation européenne qui s'appuie sur une vision claire de l'intérêt général européen. Je suis frappée de voir que le marché unique se réalise peu à peu dans tous les grands secteurs de réseaux, mais que la régulation reste largement nationale et compartimentée. Il n'est guère étonnant, dans ces conditions, que certaines questions transnationales, comme la tarification des échanges d'électricité, ou le mode d'attribution des licences UMTS, n'ait pas trouvé de solution satisfaisante. J'ai demandé à M. Christian Stoffaes de me remettre un rapport qui explore, à cet égard, la piste de la régulation européenne, notamment par la création d'autorités européennes de régulation.
Comment se présentent les échéances de la Convention, du Livre vert, à l'OMC ?
La conjonction exceptionnelle de trois échéances majeures pour l'avenir des services d'intérêt général, la Convention, le Livre vert, et les négociations à l'OMC, est une occasion sans précédent de faire avancer la cause des services d'intérêt général en Europe.
La Convention :
Tout comme le CEEP et la Confédération européenne des Syndicats, la France et la Belgique ont demandé un renforcement du statut institutionnel des services d'intérêt général. La France a suggéré d'une part, d'intégrer la promotion des services d'intérêt général dans les objectifs de l'Union (article I-3) ; d'autre part, d'ajouter dans la partie III, un article III-3 (ex-article 16) qui dote l'Union de la base juridique nécessaire pour légiférer dans le domaine des services d'intérêt général, sans avoir à emprunter les détours de la base du marché intérieur. Comme vous l'avez souligné, Monsieur le Président, le Præsidium n'a pas suivi notre demande jusqu'à présent sur ce point, faute de consensus. La France est néanmoins de nouveau intervenue en ce sens le 30 mai, et de nouveau vendredi dernier, par la voix de Dominique de Villepin, dont les premiers mots ont porté précisément sur cette question essentielle. Les propositions définitives du Præsidium seront connues en fin de semaine. Quelques signaux laissent à penser que la France obtiendra gain de cause, au moins sur une partie de ses demandes.
- Le Livre vert. Initié par Romano Prodi, il est en soi une victoire pour tous ceux qui veulent ancrer les services d'intérêt général dans la problématique de la construction européenne. La France transmettra dans les prochaines semaines les réponses aux 30 questions posées par celui-ci.
Comme je l'ai maintes fois indiqué lors Conseil compétitivité (et lors de la préparation du Conseil européen de Bruxelles), la France est notamment convaincue qu'une directive-cadre est le meilleur moyen de doter tous les services d'intérêt économique général (rail, transport aérien, poste, télécoms, gaz, électricité, l'eau demain peut-être) d'un régime juridique stable et transparent avec une définition des SIEG qui n'existe pas aujourd'hui ; un socle de principes généraux (service universel ; continuité ; qualité ; prix raisonnable ; protection du consommateur ; sécurité d'approvisionnement) et une obligation d'évaluation, plus forte qu'aujourd'hui, sous une forme à définir.
- Par ailleurs, en matière de financement, il faut lever l'incertitude juridique qui pèse sur les opérateurs, aussi bien publics que privés. Si l'arrêt Altmark confirme l'arrêt Ferring (et prévoit que les aides d'Etat compensant exactement les obligations de service public ne doivent pas être notifiées), il faudra simplement rappeler cette jurisprudence dans la directive-cadre ; si l'arrêt Altmark ne coïncide pas avec l'arrêt Ferring, il faudra se diriger vers un règlement d'exemption.
La question de la directive-cadre sera sans doute âprement débattue, car sa valeur n'est pas reconnue par beaucoup d'Etats. Mais je ne doute pas qu'en tout état de cause, le livre vert ne permette d'aboutir à de nouvelles avancées.
Les négociations à l'OMC.
L'Union européenne a déposé, il y a quelques semaines, son offre de négociation dans le domaine des services. Elle a des intérêts offensifs importants dans de nombreux secteurs de services, y compris certains services d'intérêt économique général, comme l'eau ou les télécoms. Elle a donc indiqué qu'elle se proposait d'ouvrir à la concurrence étrangère quelques secteurs, afin d'obtenir, par réciprocité, des conditions équivalentes sur les marchés étrangers. Cette technique ne saurait être reprochée puisque trois garanties sont prises :
- l'Union est libre de ne pas prendre d'engagements d'ouverture dans certains secteurs. Ainsi, ni la santé, ni l'éducation, ni l'audiovisuel n'ont fait l'objet d'offres de l'Union.
- Dans les secteurs où elle propose d'ouvrir son marché à des tiers, la capacité de l'Union à réguler les services publics, à définir par exemple des objectifs de service universel, n'est en rien affectée.
- Enfin, l'OMC, en tant qu'organisation en charge du commerce, n'est sans doute pas le meilleur lieu d'une promotion active de principes internationaux liés au service public. Mais d'une part, la France s'appuie pour cela sur d'autres organisations internationales, comme l'Union Postale Universelle et le fera encore à l'avenir. D'autre part, en facilitant à l'OMC l'accès de grandes entreprises européennes en charge d'un service d'intérêt général à des marchés tiers, j'ai la conviction que l'Europe ne sert pas seulement la développement de ces entreprises, mais qu'elle contribue aussi à diffuser dans le monde une certaine vision du service public.
En conclusion, de grandes échéances s'annoncent. Il est nécessaire de les aborder de façon constructive, en rassemblant le plus largement possible tous ceux qui sont convaincus que le marché doit s'accompagner de règles définissant le service d'intérêt général. J'invite le CEEP à collaborer avec les autorités françaises pour répondre au Livre vert de la Commission.
Il me paraît essentiel, à cette occasion, d'avoir une attitude sans complexes. La France ne défend pas des intérêts particuliers, et d'autres pays sont, comme nous, attachés, même s'ils l'expriment différemment, aux services d'intérêt général. Il y a en fait, chez certains, un pessimisme sur la possibilité-même de servir l'intérêt général. L'économiste Milton Friedman a ainsi écrit : "Ceux qui croient agir en fonction de l'intérêt général sont en réalité conduits à favoriser des intérêts particuliers, qui ne font pas partie de leurs intentions". Je pense au contraire que la construction européenne est l'expression d'un intérêt général. Si nous ne croyions pas en l'existence d'un intérêt général européen, si nous n'avions pas la conviction de pouvoir agir au-dessus des intérêts particuliers, nous ne serions pas présents aujourd'hui.
Chacun doit uvrer à cette nécessaire pédagogie. La France doit sans doute, plus qu'elle ne l'a fait dans le passé, insister sur la différence entre entreprises publiques et services d'intérêt général. Les entreprises publiques ne sont qu'une des formes possibles de la gestion du service d'intérêt général, tantôt adaptée, tantôt moins. La France doit aussi nouer des alliances avec ses partenaires. Elle a déposé une contribution avec la Belgique à la Convention. La lettre tripartite du président Chirac, du Premier ministre Blair et du chancelier Schröder en février dernier a affirmé la place des SIEG dans la stratégie de Lisbonne. J'ai pu aussi récemment proposer à Amsterdam à nos amis néerlandais - où la construction de digues constitue un des plus beaux projets d'intérêt général jamais réalisé par un groupe d'hommes - d'engager ensemble le débat, non sur des querelles idéologiques, mais sur des propositions concrètes en faveur des services d'intérêt général.
Le CEEP a enfin un rôle majeur. En tant que Centre européen des entreprises à participation publique et des entreprises d'intérêt économique général, il a vocation à accueillir en son sein, à côté des entreprises publiques, de plus en plus d'entreprises privées garantes de l'intérêt général. Monsieur le Président, permettez-moi de vous en féliciter, de vous inciter à poursuivre dans cette voie. Nous ne serons jamais trop à défendre les services essentiels pour les citoyens européens.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 13 juin 2003)