Texte intégral
Q - Les Etats-Unis ont-ils réagi comme il le fallait au scandale des tortures en Irak ?
R - Je veux redire que ces sévices témoignent d'une attitude déshonorante et indigne de la part de ceux qui les ont perpétrés. Ces actes minent le système de valeurs de nos démocraties. Je ne sais toujours pas si ces actes sont le fait de quelques soldats sadiques ou vicieux ou s'il s'agit d'un système organisé. Les Etats-Unis ont réagi comme la démocratie qu'ils sont. Ils ont dit les choses et les ont traitées. Nous avons tous droit à la vérité, à commencer par les Américains et les Irakiens eux-mêmes.
Q - Il semble que l'état-major était impliqué...
R - S'il s'agit d'un système plus organisé, les responsables et les coresponsables devront être également sanctionnés.
Q - En Irak, les Etats-Unis semblent s'enfoncer, jour après jour, dans la catastrophe. La France est spectatrice. Comment peut-elle aider à trouver une issue ?
R - Il est vrai que nous n'avons pas participé à cette intervention militaire, parce que nous souhaitions rester jusqu'au bout dans le cadre des Nations unies. Pour sortir du "trou noir" de l'Irak, qui risque d'emporter le Moyen-Orient tout entier, nous voulons aider la communauté internationale à retrouver ses repères et ses principes. Cela passe d'abord par le respect du droit qui constitue, dans cette période troublée, notre référence commune : si l'objectif est bien la restauration de la souveraineté irakienne, alors ce sont les Nations unies qui doivent organiser un transfert de pouvoirs effectif qui ne soit pas un trompe-l'oeil. Il faut ensuite retrouver la confiance réciproque entre alliés, en agissant de manière transparente et concertée. C'est l'appel auquel les Américains doivent répondre et c'est l'enjeu du travail actuellement en cours aux Nations Unies. Il faut enfin approfondir le dialogue avec le monde arabe comme avec l'ensemble des voisins de l'Irak qui ont besoin de respect et d'écoute.
Q - En annonçant que la France n'enverrait pas de troupes en Irak, ni maintenant ni plus tard, n'avez-vous pas manqué de solidarité avec les Etats-Unis ?
R - Depuis le début, le président de la République n'a cessé de souligner qu'il n'y avait pas de sortie militaire à cette crise. Voilà pourquoi la France n'enverra pas de soldats ni maintenant ni plus tard. Mais nous entendons prendre toute notre part à la reconstruction politique et économique de l'Irak. Nous sommes prêts à former des gendarmes et des forces de sécurité intérieure. Nous sommes prêts à participer dans le cadre des Nations unies à la préparation des élections, à l'établissement de l'Etat de droit, à la reconstruction économique des régions irakiennes, dans le domaine des communications, de l'eau, de l'énergie, de l'environnement...
Q - Un projet de résolution est en discussion à l'ONU pour fixer les conditions du transfert de souveraineté le 30 juin. Quelles sont les priorités qui doivent y figurer ?
R - Les Américains ont fixé eux-mêmes au 30 juin la date pour la mise en place d'un gouvernement souverain. Respectons cette date et faisons en sorte que le futur gouvernement soit réellement souverain ! Voilà pourquoi nous sommes si attentifs à la définition de ses compétences, que ce soit le pouvoir de gérer l'économie, de diriger la police et la justice ou encore de sa capacité à exploiter les ressources naturelles. Ce gouvernement ne sera crédible que s'il est doté de vrais pouvoirs et peut ainsi convaincre le peuple irakien de s'approprier le transfert de souveraineté. Le gouvernement qui sera formé à partir des recommandations du représentant spécial de l'ONU, Lakhdar Brahimi, doit donc être accepté par les différentes forces politiques et les principales communautés, qu'il s'agisse des sunnites, des chiites et des Kurdes. Voilà pourquoi nous continuons de penser qu'il serait utile, avant la formation officielle de ce gouvernement, de réunir une table ronde qui permettrait d'en vérifier la représentativité. La résolution des Nations unies devrait venir immédiatement après pour conforter le début de ce processus. Dans le domaine de la sécurité, il faudra, pendant un certain nombre de mois, un partage de l'autorité avec la force qui sera issue des troupes de la coalition. Un partage, cela veut dire quelque chose : le gouvernement irakien devra être au minimum consulté sur les initiatives de cette force multinationale. Il devra garder l'autorité qui est celle d'un gouvernement souverain sur les forces militaires irakiennes. Ces points ne peuvent pas être laissés dans l'ombre ou renvoyés à des arrangements parallèles sur lesquels le Conseil de sécurité n'aurait pas son mot à dire. Soyons clairs : cette résolution ne peut être un chèque en blanc.
Q - La résolution devra-t-elle, à votre avis, préciser les échéances pour un retrait des troupes étrangères en Irak ?
R - Il appartiendra au gouvernement irakien issu des élections de janvier 2005 de dire s'il souhaite ou non le maintien de cette force de stabilisation. C'est là un attribut essentiel de tout gouvernement souverain. Et, pour nous, la future résolution devra logiquement afficher ce rendez-vous, au début de l'année prochaine.
Q - Les Etats-Unis semblent désireux de retrouver un consensus international sur l'Irak. Est-ce possible ?
R - Nous voulons travailler de manière constructive au projet de résolution sur l'Irak en discussion au Conseil de sécurité. Nous avons beaucoup consulté et nous avons, conjointement avec l'Allemagne, présenté des propositions informelles en vue de la discussion sur ce projet de résolution. Nous sommes tous désireux de retrouver l'unité de la communauté internationale. Mais cela suppose un partenariat confiant fondé sur la clarté et la transparence. Nous ne voulons pas donner de leçons mais nous souhaitons que l'on tire toutes les leçons de ce qui s'est passé. J'aimerais bien que les Américains comprennent que, lorsque nous nous exprimons, ce n'est pas pour ou contre eux. Nous sommes définitivement amis et alliés, et nous le rappellerons avec beaucoup de gratitude et de force le 6 juin. Au-delà de la crise irakienne, je veux m'attacher, par un dialogue sincère mais sans complaisance, à réduire les incompréhensions avec les citoyens américains et à retrouver un climat d'amitié et de confiance.
Q - Quels sont les points sur lesquels vous insistez actuellement auprès des Américains ?
R - La nouvelle résolution sur l'Irak ne peut être une résolution de plus. Elle doit viser un triple objectif : affirmer le retour de la souveraineté et des responsabilités aux Irakiens, marquer clairement l'autorité retrouvée des Nations unies et engager en Irak même un processus de reconstruction politique et économique qui soit vraiment crédible pour convaincre la population irakienne d'y adhérer. Ce sont ces exigences que j'ai tout récemment rappelées à mes interlocuteurs américains.
Q - Les Etats-Unis ont-ils eu raison d'imposer des sanctions à la Syrie ?
R - Vous connaissez nos réserves de principe à l'égard des politiques de sanctions. Je ne ferai pas de commentaires dans le cas présent. Nous poursuivons avec la Syrie un dialogue rigoureux qui nous permettra, je l'espère, de progresser.
Q - Les idées américaines de démocratisation du "grand Moyen-Orient" sont-elles encore à l'ordre du jour ?
R - Il y a un besoin de réformes dans cette région. Le Sommet arabe de Tunis l'a d'ailleurs reconnu et c'est un mouvement dans le bon sens. Mais on ne peut pas plaquer un système sur une région sans tenir compte de son histoire, de sa culture et de ses institutions. Voilà quel est le message de l'Europe fondé notamment sur dix ans d'expérience du processus de Barcelone.
Q - Pensez-vous que l'Europe puisse avoir sa voix sur ces questions ?
R - Je veux travailler à la reconstruction de l'unité européenne sur l'Irak, y compris avec les Britanniques et les Italiens. Ne sommes-nous pas parvenus avec eux au cours des dernières années à une vraie convergence de vues sur le conflit israélo-palestinien ?
Q - Quelle est votre réaction à l'opération meurtrière d'Israël à Gaza ?
R - La France, comme la communauté internationale, l'a immédiatement condamnée. Il y a une spirale du sang et de la violence qu'il faut arrêter. Les Israéliens ont annoncé leur retrait de Gaza. C'est une bonne chose si ce retrait s'inscrit dans la "Feuille de route" et fait l'objet d'une concertation appropriée avec la partie palestinienne et avec l'appui du Quartet qui représente aujourd'hui l'ensemble de la communauté internationale. A quoi cela servirait-il de se retirer de Gaza si l'on détruit ce territoire avant ? Quel pourrait être son avenir si Gaza n'est pas viable ? Il faut réfléchir aux conditions qui permettront à ce retrait d'être un succès. Dans ce cadre, comme vous le savez, la France est favorable à l'envoi d'une force d'interposition internationale.
Q - Le projet de Constitution en négociation peut-il remédier à la paralysie des institutions européennes ?
R - On ne fera jamais mieux que cette Constitution. Nous en avons absolument besoin pour faire fonctionner la Grande Europe. Dans ce texte qui n'est pas un replâtrage mais un nouveau Traité de Rome, nous avons les outils pour que cette nouvelle Europe à vingt-cinq puisse gérer ce que nous avons déjà mis en commun et aller plus loin. Quels sont ces outils ? D'abord plus de stabilité au Conseil des ministres avec une présidence plus durable. Une Commission plus restreinte et dont le mode de décision restera donc collégial. Moins de droits de veto avec l'extension des votes à majorité qualifiée car un pays qui peut bloquer les vingt-quatre autres, c'est l'impuissance collective. Une deuxième souplesse est prévue avec les "coopérations renforcées", ou "structurées" en matière de défense, afin que certains pays puissent partir sur la route en éclaireurs.
Q - Au fur et à mesure qu'avance la négociation, il semble que l'on recule sur le fond. Face, notamment, aux exigences britanniques. N'y a-t-il pas un risque de "détricotage" de travail effectué par la Convention ?
R - Il n'y a pas de détricotage. Nous sommes extrêmement vigilants pour que l'on ne dénature pas ce texte et que l'on en garde la force et la dynamique. Dans le domaine de la justice et de la sécurité intérieure, il est important que le principe du vote à la majorité qualifiée soit approuvé, y compris par les Anglais. Nous savons bien ce qu'ils ne pourront pas accepter, notamment en matière d'harmonisation fiscale. C'est dommage mais nous en prenons acte. En revanche, il y a des domaines comme les affaires intérieures et la dimension sociale où nous demandons des progrès. Pour le reste, nous sommes très soucieux que les "coopérations renforcées" soient facilitées, comme le prévoit le projet de Constitution.
Q - L'idée d'une Commission restreinte a été remise à 2014. N'est-ce pas décevant ?
R - Si une bonne idée est acceptée dans son principe et que l'on se donne du temps pour la mettre en uvre, cela ne me dérange pas. Ce qui me dérangeait, ce serait qu'une bonne idée ne soit pas acceptée même plus tard. L'important est d'avoir un jour un collège restreint réduit à quinze ou dix-huit membres. Cette grande Europe aura vraiment besoin d'une Commission forte et crédible.
Q - Excluez-vous un échec de la négociation au Sommet de Bruxelles, les 17 et 18 juin ?
R - Je travaille dans l'hypothèse d'un succès. Ni les Français, ni les Allemands, ni les Espagnols, ni même les nouveaux pays membres ne sont prêts à ce que l'on revienne en arrière. Nous n'accepterons pas un texte au rabais. On peut faire des compromis mais il faudra que chacun fasse un effort.
Q - L'attitude anglaise qui consiste à insister sur un maintien d'une certaine dose de souveraineté n'est-elle pas la bonne ?
R - Nous avons le même souci de préserver la souveraineté dans des domaines importants. Il faut l'expliquer. La souveraineté ne se mesure pas à la capacité de dire non ou d'être seul ; elle se mesure à la capacité à être là où les choses se passent pour y imprimer sa marque et entraîner les autres. En créant l'euro, nous avons construit, en matière monétaire, une souveraineté bien supérieure à l'addition de nos souverainetés monétaires nationales. Il en va de même pour la lutte contre les bateaux-poubelles, contre l'immigration clandestine ou contre le trafic de drogue. Dans tous ces domaines, nous avons des raisons d'agir ensemble. Le projet européen n'est pas une entreprise que l'on subit. Il prouve que l'on peut réussir la globalisation à l'échelle d'un continent. Quand je vois l'état du monde marqué par le désordre et l'absence de règles, je suis de plus en plus européen. A l'échelle de ce continent, nous avons réussi à instaurer un ensemble stable dont les effets bénéfiques s'étendent au-delà de ses frontières.
Q - N'est-ce pas une erreur pour la France que d'avoir accepté que l'élargissement précède l'approfondissement ?
R - Le courage collectif a manqué pour imposer cette réforme des institutions qui était au menu des Sommets de Turin et d'Amsterdam. La France a finalement obtenu, à Nice, une réforme utile mais conçue pour le court terme. Elle a immédiatement plaidé pour une vraie réforme en la confiant à une nouvelle enceinte : la Convention. Nous sommes maintenant le dos au mur. L'élargissement est consommé avec l'adhésion de dix nouveaux pays membres. Ces derniers n'ont aucun intérêt à entrer dans une Union qui ne fonctionnerait pas. Nous non plus.
Q - Etes-vous favorable au principe d'une ratification par référendum de cette Constitution, une fois qu'elle sera adoptée par les gouvernements ?
R - En tant que citoyen, j'ai toujours pensé que le référendum avait une vertu démocratique et pédagogique. Je pense que les questions européennes doivent faire l'objet d'un débat permanent. En tant que ministre des Affaires étrangères, je prends des initiatives très concrètes pour cela en allant à la rencontre des Français, hier en Bretagne ou à La Réunion, aujourd'hui à Lyon. En tant que citoyen, je pense que les hommes politiques français doivent davantage assumer les choix européens et davantage les expliquer à la population. En tant que ministre, je veux rappeler que le choix du mode de ratification d'un traité européen appartient, en France, au chef de l'Etat. Attendons d'avoir le texte de la Constitution. Mais, pour la première fois, on pourrait aussi construire un débat européen autour de ce texte en organisant sa ratification au même moment dans chacun des pays, plutôt que d'avoir vingt-cinq ratifications échelonnées.
Q - Puisque les Britanniques choisissent le référendum, n'est-il pas difficile de ne pas faire de même en France ?
R - Le choix, je le répète, appartient au président de la République et rien n'est encore décidé. Il n'y aura pas de référendum dans certains pays. En Allemagne, ce n'est pas la pratique constitutionnelle. Référendum ou pas, il y a une urgence démocratique à créer un débat sur les questions européennes.
Q - Pour répondre aux inquiétudes des Français concernant l'entrée de la Turquie dans l'Union, suffit-il de dire que ce n'est pas pour demain ?
R - Il est très important d'en parler. Rien n'est pire que le silence qui entretient l'inquiétude et nourrit toujours les démagogies. Disons la vérité : il n'est pas question que la Turquie entre demain ou après-demain dans l'Union. Ceux qui disent cela mentent. La seule question qui se pose est de savoir si, à la fin de l'année, l'on ouvrira, ou non, des négociations d'adhésion qui peuvent durer très longtemps. Nous attendons le rapport de la Commission et nous aurons ensuite une décision à prendre. Il faut aussi remettre en perspective notre dialogue avec les Turcs car nous avons besoin d'une Turquie stable, moderne et démocratique à nos côtés. Le général de Gaulle et Konrad Adenauer ont ouvert ce dialogue, en 1963, avec l'accord d'association entre le Marché commun et Ankara. N'est-il pas préférable que la Turquie choisisse le modèle européen, en termes d'économie de marché et en termes de démocratie ? Il faut donc préserver ce dialogue.
Q - Nous assistons à une nouvelle offensive de certains Etats européens pour inscrire une référence aux racines chrétiennes de l'Europe dans le texte de la Constitution. Quelle est votre réaction ?
R - Cette référence existe déjà et je la trouve très claire. J'ai beaucoup travaillé au sein du présidium de la Convention en faisant, moi-même, mettre au pluriel la référence "aux religions" plutôt qu'à "la religion" dans le texte du traité. Il me semble donc que tout le monde peut s'y trouver y compris et d'abord les catholiques.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 26 mai 2004)
R - Je veux redire que ces sévices témoignent d'une attitude déshonorante et indigne de la part de ceux qui les ont perpétrés. Ces actes minent le système de valeurs de nos démocraties. Je ne sais toujours pas si ces actes sont le fait de quelques soldats sadiques ou vicieux ou s'il s'agit d'un système organisé. Les Etats-Unis ont réagi comme la démocratie qu'ils sont. Ils ont dit les choses et les ont traitées. Nous avons tous droit à la vérité, à commencer par les Américains et les Irakiens eux-mêmes.
Q - Il semble que l'état-major était impliqué...
R - S'il s'agit d'un système plus organisé, les responsables et les coresponsables devront être également sanctionnés.
Q - En Irak, les Etats-Unis semblent s'enfoncer, jour après jour, dans la catastrophe. La France est spectatrice. Comment peut-elle aider à trouver une issue ?
R - Il est vrai que nous n'avons pas participé à cette intervention militaire, parce que nous souhaitions rester jusqu'au bout dans le cadre des Nations unies. Pour sortir du "trou noir" de l'Irak, qui risque d'emporter le Moyen-Orient tout entier, nous voulons aider la communauté internationale à retrouver ses repères et ses principes. Cela passe d'abord par le respect du droit qui constitue, dans cette période troublée, notre référence commune : si l'objectif est bien la restauration de la souveraineté irakienne, alors ce sont les Nations unies qui doivent organiser un transfert de pouvoirs effectif qui ne soit pas un trompe-l'oeil. Il faut ensuite retrouver la confiance réciproque entre alliés, en agissant de manière transparente et concertée. C'est l'appel auquel les Américains doivent répondre et c'est l'enjeu du travail actuellement en cours aux Nations Unies. Il faut enfin approfondir le dialogue avec le monde arabe comme avec l'ensemble des voisins de l'Irak qui ont besoin de respect et d'écoute.
Q - En annonçant que la France n'enverrait pas de troupes en Irak, ni maintenant ni plus tard, n'avez-vous pas manqué de solidarité avec les Etats-Unis ?
R - Depuis le début, le président de la République n'a cessé de souligner qu'il n'y avait pas de sortie militaire à cette crise. Voilà pourquoi la France n'enverra pas de soldats ni maintenant ni plus tard. Mais nous entendons prendre toute notre part à la reconstruction politique et économique de l'Irak. Nous sommes prêts à former des gendarmes et des forces de sécurité intérieure. Nous sommes prêts à participer dans le cadre des Nations unies à la préparation des élections, à l'établissement de l'Etat de droit, à la reconstruction économique des régions irakiennes, dans le domaine des communications, de l'eau, de l'énergie, de l'environnement...
Q - Un projet de résolution est en discussion à l'ONU pour fixer les conditions du transfert de souveraineté le 30 juin. Quelles sont les priorités qui doivent y figurer ?
R - Les Américains ont fixé eux-mêmes au 30 juin la date pour la mise en place d'un gouvernement souverain. Respectons cette date et faisons en sorte que le futur gouvernement soit réellement souverain ! Voilà pourquoi nous sommes si attentifs à la définition de ses compétences, que ce soit le pouvoir de gérer l'économie, de diriger la police et la justice ou encore de sa capacité à exploiter les ressources naturelles. Ce gouvernement ne sera crédible que s'il est doté de vrais pouvoirs et peut ainsi convaincre le peuple irakien de s'approprier le transfert de souveraineté. Le gouvernement qui sera formé à partir des recommandations du représentant spécial de l'ONU, Lakhdar Brahimi, doit donc être accepté par les différentes forces politiques et les principales communautés, qu'il s'agisse des sunnites, des chiites et des Kurdes. Voilà pourquoi nous continuons de penser qu'il serait utile, avant la formation officielle de ce gouvernement, de réunir une table ronde qui permettrait d'en vérifier la représentativité. La résolution des Nations unies devrait venir immédiatement après pour conforter le début de ce processus. Dans le domaine de la sécurité, il faudra, pendant un certain nombre de mois, un partage de l'autorité avec la force qui sera issue des troupes de la coalition. Un partage, cela veut dire quelque chose : le gouvernement irakien devra être au minimum consulté sur les initiatives de cette force multinationale. Il devra garder l'autorité qui est celle d'un gouvernement souverain sur les forces militaires irakiennes. Ces points ne peuvent pas être laissés dans l'ombre ou renvoyés à des arrangements parallèles sur lesquels le Conseil de sécurité n'aurait pas son mot à dire. Soyons clairs : cette résolution ne peut être un chèque en blanc.
Q - La résolution devra-t-elle, à votre avis, préciser les échéances pour un retrait des troupes étrangères en Irak ?
R - Il appartiendra au gouvernement irakien issu des élections de janvier 2005 de dire s'il souhaite ou non le maintien de cette force de stabilisation. C'est là un attribut essentiel de tout gouvernement souverain. Et, pour nous, la future résolution devra logiquement afficher ce rendez-vous, au début de l'année prochaine.
Q - Les Etats-Unis semblent désireux de retrouver un consensus international sur l'Irak. Est-ce possible ?
R - Nous voulons travailler de manière constructive au projet de résolution sur l'Irak en discussion au Conseil de sécurité. Nous avons beaucoup consulté et nous avons, conjointement avec l'Allemagne, présenté des propositions informelles en vue de la discussion sur ce projet de résolution. Nous sommes tous désireux de retrouver l'unité de la communauté internationale. Mais cela suppose un partenariat confiant fondé sur la clarté et la transparence. Nous ne voulons pas donner de leçons mais nous souhaitons que l'on tire toutes les leçons de ce qui s'est passé. J'aimerais bien que les Américains comprennent que, lorsque nous nous exprimons, ce n'est pas pour ou contre eux. Nous sommes définitivement amis et alliés, et nous le rappellerons avec beaucoup de gratitude et de force le 6 juin. Au-delà de la crise irakienne, je veux m'attacher, par un dialogue sincère mais sans complaisance, à réduire les incompréhensions avec les citoyens américains et à retrouver un climat d'amitié et de confiance.
Q - Quels sont les points sur lesquels vous insistez actuellement auprès des Américains ?
R - La nouvelle résolution sur l'Irak ne peut être une résolution de plus. Elle doit viser un triple objectif : affirmer le retour de la souveraineté et des responsabilités aux Irakiens, marquer clairement l'autorité retrouvée des Nations unies et engager en Irak même un processus de reconstruction politique et économique qui soit vraiment crédible pour convaincre la population irakienne d'y adhérer. Ce sont ces exigences que j'ai tout récemment rappelées à mes interlocuteurs américains.
Q - Les Etats-Unis ont-ils eu raison d'imposer des sanctions à la Syrie ?
R - Vous connaissez nos réserves de principe à l'égard des politiques de sanctions. Je ne ferai pas de commentaires dans le cas présent. Nous poursuivons avec la Syrie un dialogue rigoureux qui nous permettra, je l'espère, de progresser.
Q - Les idées américaines de démocratisation du "grand Moyen-Orient" sont-elles encore à l'ordre du jour ?
R - Il y a un besoin de réformes dans cette région. Le Sommet arabe de Tunis l'a d'ailleurs reconnu et c'est un mouvement dans le bon sens. Mais on ne peut pas plaquer un système sur une région sans tenir compte de son histoire, de sa culture et de ses institutions. Voilà quel est le message de l'Europe fondé notamment sur dix ans d'expérience du processus de Barcelone.
Q - Pensez-vous que l'Europe puisse avoir sa voix sur ces questions ?
R - Je veux travailler à la reconstruction de l'unité européenne sur l'Irak, y compris avec les Britanniques et les Italiens. Ne sommes-nous pas parvenus avec eux au cours des dernières années à une vraie convergence de vues sur le conflit israélo-palestinien ?
Q - Quelle est votre réaction à l'opération meurtrière d'Israël à Gaza ?
R - La France, comme la communauté internationale, l'a immédiatement condamnée. Il y a une spirale du sang et de la violence qu'il faut arrêter. Les Israéliens ont annoncé leur retrait de Gaza. C'est une bonne chose si ce retrait s'inscrit dans la "Feuille de route" et fait l'objet d'une concertation appropriée avec la partie palestinienne et avec l'appui du Quartet qui représente aujourd'hui l'ensemble de la communauté internationale. A quoi cela servirait-il de se retirer de Gaza si l'on détruit ce territoire avant ? Quel pourrait être son avenir si Gaza n'est pas viable ? Il faut réfléchir aux conditions qui permettront à ce retrait d'être un succès. Dans ce cadre, comme vous le savez, la France est favorable à l'envoi d'une force d'interposition internationale.
Q - Le projet de Constitution en négociation peut-il remédier à la paralysie des institutions européennes ?
R - On ne fera jamais mieux que cette Constitution. Nous en avons absolument besoin pour faire fonctionner la Grande Europe. Dans ce texte qui n'est pas un replâtrage mais un nouveau Traité de Rome, nous avons les outils pour que cette nouvelle Europe à vingt-cinq puisse gérer ce que nous avons déjà mis en commun et aller plus loin. Quels sont ces outils ? D'abord plus de stabilité au Conseil des ministres avec une présidence plus durable. Une Commission plus restreinte et dont le mode de décision restera donc collégial. Moins de droits de veto avec l'extension des votes à majorité qualifiée car un pays qui peut bloquer les vingt-quatre autres, c'est l'impuissance collective. Une deuxième souplesse est prévue avec les "coopérations renforcées", ou "structurées" en matière de défense, afin que certains pays puissent partir sur la route en éclaireurs.
Q - Au fur et à mesure qu'avance la négociation, il semble que l'on recule sur le fond. Face, notamment, aux exigences britanniques. N'y a-t-il pas un risque de "détricotage" de travail effectué par la Convention ?
R - Il n'y a pas de détricotage. Nous sommes extrêmement vigilants pour que l'on ne dénature pas ce texte et que l'on en garde la force et la dynamique. Dans le domaine de la justice et de la sécurité intérieure, il est important que le principe du vote à la majorité qualifiée soit approuvé, y compris par les Anglais. Nous savons bien ce qu'ils ne pourront pas accepter, notamment en matière d'harmonisation fiscale. C'est dommage mais nous en prenons acte. En revanche, il y a des domaines comme les affaires intérieures et la dimension sociale où nous demandons des progrès. Pour le reste, nous sommes très soucieux que les "coopérations renforcées" soient facilitées, comme le prévoit le projet de Constitution.
Q - L'idée d'une Commission restreinte a été remise à 2014. N'est-ce pas décevant ?
R - Si une bonne idée est acceptée dans son principe et que l'on se donne du temps pour la mettre en uvre, cela ne me dérange pas. Ce qui me dérangeait, ce serait qu'une bonne idée ne soit pas acceptée même plus tard. L'important est d'avoir un jour un collège restreint réduit à quinze ou dix-huit membres. Cette grande Europe aura vraiment besoin d'une Commission forte et crédible.
Q - Excluez-vous un échec de la négociation au Sommet de Bruxelles, les 17 et 18 juin ?
R - Je travaille dans l'hypothèse d'un succès. Ni les Français, ni les Allemands, ni les Espagnols, ni même les nouveaux pays membres ne sont prêts à ce que l'on revienne en arrière. Nous n'accepterons pas un texte au rabais. On peut faire des compromis mais il faudra que chacun fasse un effort.
Q - L'attitude anglaise qui consiste à insister sur un maintien d'une certaine dose de souveraineté n'est-elle pas la bonne ?
R - Nous avons le même souci de préserver la souveraineté dans des domaines importants. Il faut l'expliquer. La souveraineté ne se mesure pas à la capacité de dire non ou d'être seul ; elle se mesure à la capacité à être là où les choses se passent pour y imprimer sa marque et entraîner les autres. En créant l'euro, nous avons construit, en matière monétaire, une souveraineté bien supérieure à l'addition de nos souverainetés monétaires nationales. Il en va de même pour la lutte contre les bateaux-poubelles, contre l'immigration clandestine ou contre le trafic de drogue. Dans tous ces domaines, nous avons des raisons d'agir ensemble. Le projet européen n'est pas une entreprise que l'on subit. Il prouve que l'on peut réussir la globalisation à l'échelle d'un continent. Quand je vois l'état du monde marqué par le désordre et l'absence de règles, je suis de plus en plus européen. A l'échelle de ce continent, nous avons réussi à instaurer un ensemble stable dont les effets bénéfiques s'étendent au-delà de ses frontières.
Q - N'est-ce pas une erreur pour la France que d'avoir accepté que l'élargissement précède l'approfondissement ?
R - Le courage collectif a manqué pour imposer cette réforme des institutions qui était au menu des Sommets de Turin et d'Amsterdam. La France a finalement obtenu, à Nice, une réforme utile mais conçue pour le court terme. Elle a immédiatement plaidé pour une vraie réforme en la confiant à une nouvelle enceinte : la Convention. Nous sommes maintenant le dos au mur. L'élargissement est consommé avec l'adhésion de dix nouveaux pays membres. Ces derniers n'ont aucun intérêt à entrer dans une Union qui ne fonctionnerait pas. Nous non plus.
Q - Etes-vous favorable au principe d'une ratification par référendum de cette Constitution, une fois qu'elle sera adoptée par les gouvernements ?
R - En tant que citoyen, j'ai toujours pensé que le référendum avait une vertu démocratique et pédagogique. Je pense que les questions européennes doivent faire l'objet d'un débat permanent. En tant que ministre des Affaires étrangères, je prends des initiatives très concrètes pour cela en allant à la rencontre des Français, hier en Bretagne ou à La Réunion, aujourd'hui à Lyon. En tant que citoyen, je pense que les hommes politiques français doivent davantage assumer les choix européens et davantage les expliquer à la population. En tant que ministre, je veux rappeler que le choix du mode de ratification d'un traité européen appartient, en France, au chef de l'Etat. Attendons d'avoir le texte de la Constitution. Mais, pour la première fois, on pourrait aussi construire un débat européen autour de ce texte en organisant sa ratification au même moment dans chacun des pays, plutôt que d'avoir vingt-cinq ratifications échelonnées.
Q - Puisque les Britanniques choisissent le référendum, n'est-il pas difficile de ne pas faire de même en France ?
R - Le choix, je le répète, appartient au président de la République et rien n'est encore décidé. Il n'y aura pas de référendum dans certains pays. En Allemagne, ce n'est pas la pratique constitutionnelle. Référendum ou pas, il y a une urgence démocratique à créer un débat sur les questions européennes.
Q - Pour répondre aux inquiétudes des Français concernant l'entrée de la Turquie dans l'Union, suffit-il de dire que ce n'est pas pour demain ?
R - Il est très important d'en parler. Rien n'est pire que le silence qui entretient l'inquiétude et nourrit toujours les démagogies. Disons la vérité : il n'est pas question que la Turquie entre demain ou après-demain dans l'Union. Ceux qui disent cela mentent. La seule question qui se pose est de savoir si, à la fin de l'année, l'on ouvrira, ou non, des négociations d'adhésion qui peuvent durer très longtemps. Nous attendons le rapport de la Commission et nous aurons ensuite une décision à prendre. Il faut aussi remettre en perspective notre dialogue avec les Turcs car nous avons besoin d'une Turquie stable, moderne et démocratique à nos côtés. Le général de Gaulle et Konrad Adenauer ont ouvert ce dialogue, en 1963, avec l'accord d'association entre le Marché commun et Ankara. N'est-il pas préférable que la Turquie choisisse le modèle européen, en termes d'économie de marché et en termes de démocratie ? Il faut donc préserver ce dialogue.
Q - Nous assistons à une nouvelle offensive de certains Etats européens pour inscrire une référence aux racines chrétiennes de l'Europe dans le texte de la Constitution. Quelle est votre réaction ?
R - Cette référence existe déjà et je la trouve très claire. J'ai beaucoup travaillé au sein du présidium de la Convention en faisant, moi-même, mettre au pluriel la référence "aux religions" plutôt qu'à "la religion" dans le texte du traité. Il me semble donc que tout le monde peut s'y trouver y compris et d'abord les catholiques.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 26 mai 2004)