Entretien de M. Michel Barnier, ministre des affaires étrangères, avec le quotidien espagnol "El Pais" le 26 avril 2004, sur les relations franco-espagnoles et la perspective d'une politique étrangère commune de l'Union européenne.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : El Pais - Presse étrangère

Texte intégral

Q - Après l'annonce de retrait des troupes espagnoles de l'Irak, vous avez réagi en affichant le respect pour la souveraineté espagnole. Je vous demande un commentaire plus large : est-ce que la détermination du nouveau gouvernement espagnol change la donne sur l'échiquier international ?
R - Nous sommes en Irak devant une tragédie et il faut sortir de cette tragédie, à la fois pour l'avenir du peuple irakien et pour la stabilité de cette région, qui est un problème pour le monde entier et notamment pour l'Europe. Mon état d'esprit n'est pas de regarder en arrière. Regardons devant nous et sortons de cette tragédie, tous ensemble, dans le cadre des Nations unies. C'est vrai que la décision d'engager des troupes espagnoles a été une décision souveraine et la décision de les retirer aussi. Avec l'Espagne et les autres pays de l'Union européenne, avec les Etats-Unis, la Russie et les pays de la région, nous devons travailler dans le même sens, en tenant compte d'abord des sentiments des forces politiques et des communautés qui sont en Irak, les chiites, les sunnites, les kurdes, pour réussir la transition politique en franchissant les étapes qui sont devant nous.
Q - La première échéance est le 1er juillet.
R - Est-ce que le gouvernement qui doit être en place comme c'est prévu aura une vraie souveraineté et non une souveraineté artificielle ? La prochaine résolution des Nations unies, qui doit légitimer la mise en place de ce nouveau gouvernement et encadrer les étapes suivantes, doit être crédible et confirmer un vrai transfert de souveraineté. Nous allons travailler avec le gouvernement espagnol et d'autres gouvernements européens dans ce sens.
Q - Le gouvernement de Rodríguez Zapatero ne croit pas à la possibilité d'un contrôle militaire de l'ONU sur l'Irak. Ça a été la raison de ne pas attendre jusqu'au 30 juin pour retirer les troupes.
R - Je parle d'une première résolution des Nations Unis qui vérifierait les conditions de la mise en place d'un gouvernement représentatif. Faudra-t-il une seconde résolution ? Si tel devait être le cas, ce serait alors pour appuyer le principe d'une conférence nationale, élargie à toutes les forces politiques irakiennes, et qui devrait se tenir entre le mois de juillet et le mois de janvier 2005, la date à laquelle sont prévues les élections.
Nous sommes dans un processus empirique ; il faut réussir les étapes une à une. Je résume : la première étape est un gouvernement représentatif et crédible ; la seconde, une conférence nationale ; probablement, une troisième étape pourrait garantir le parrainage et le soutien des pays de la région et de la communauté internationale.
Q - Beaucoup des personnes ne croient pas à la possibilité d'une politique étrangère commune pour l'Union. Il y a encore des différences sur l'Irak, même si la condamnation unanime des "exécutions extrajudiciaires" pratiquées par Israël a permis d'entendre une même voix sur le Moyen-Orient quand même. Peut-on envisager une vraie politique extérieure commune ?
R - Je crois non seulement à la possibilité d'une politique étrangère commune, mais à la nécessité de cette politique. Il faut, comme toujours, la volonté des chefs d'État ou de gouvernement. Ensuite il faut des outils. Parfois il y a des circonstances qui freinent ou accélèrent. On a constaté une division sur l'Irak mais il y a quinze ans on avait souffert d'une division beaucoup plus grave lorsque la Yougoslavie a explosé. Il n'y avait aucune attitude commune des Européens sur la situation des Balkans. On a été incapable d'empêcher cette guerre moyenâgeuse.
Q - A la fin, l'Europe progresse avec ses crises ?
R - Chaque crise doit nous permettre d'en tirer des leçons. L'un des enseignements de la crise yougoslave a consisté à créer le poste de Javier Solana, qui a fait, avec les moyens qu'on lui avait donnés, un très bon travail en bonne intelligence avec la Commission européenne et mon ancien collègue Chris Patten. Il faut aller plus loin et tirer les leçons de la crise irakienne, en examinant d'autres situations où nous avons mieux réussi à travailler ensemble, qu'il s'agisse du Proche-Orient, ou encore des relations avec la Russie ou la Méditerranée. Nous avons besoin de la nouvelle Constitution européenne parce qu'elle nous donne des nouveaux outils avec la création d'un ministre européen des Affaires étrangères qui pourra s'appuyer sur un service diplomatique réunissant ceux de Javier Solana et de la Commission. Il sera le lieu où se construira une culture diplomatique commune, une analyse géostratégique commune. Quand la crise arrive sans une réflexion préalable, chacun retrouve ses réflexes, ses amitiés ou ses traditions. Dans les progrès en cours, il faut ajouter les outils en matière de Défense, avec les propositions auxquelles j'ai beaucoup travaillé : l'Agence de l'Armement, la clause de solidarité européenne dans le cas d'attaque terroriste, la clause de défense mutuelle...
Tout cela se situe dans un contexte d'insécurité globale renforcée après le 11 septembre, qui nous concerne tous et qui nous touche au coeur, comme cela a été le cas lorsque la démocratie espagnole, c'est-à-dire la démocratie européenne, a été frappée à Madrid. Ce sont tous ces éléments qui renforcent l'urgence politique de l'Europe.
Q - Il faudra dépenser plus d'argent pour une politique extérieure et de défense commune ?
R - D'abord il faut commencer à dépenser mieux, en le faisant ensemble pour éviter des concurrences contre-productives ou des doublons inutiles. C'est particulièrement vrai dans le domaine de la recherche ou de l'aide au développement. Il faudra ensuite augmenter nos dépenses en matière de recherche, parce que nous avons beaucoup de retard en ce domaine.
Q - Se protéger chacun pour soi serait illusoire ?
R - Dans le monde d'aujourd'hui, avec toutes les portes et les fenêtres ouvertes, nous avons plus de raisons d'être Européens sans cesser d'être Français, Espagnols ou Portugais et pas seulement pour la sécurité liée au terrorisme ou à la drogue ; c'est vrai aussi pour la sécurité écologique. Comment se protéger contre tous ces bateaux poubelles, le Prestige ou l'Erika ? Pas par des lois ou des attitudes purement nationales. Mais par une action commune et volontaire au niveau européen.
Q - On aurait épargné l'attentat du 11 Mars à Madrid dans une Europe plus intégrée ?
R - Faut-il réécrire l'histoire ? Ce qui est certain en revanche, c'est que nous sommes tous concernés par la menace des attentats. La France aussi a été frappée dans le passé. Aujourd'hui, nous devons d'abord agir ensemble au niveau de la prévention et de la sécurité.
Q - Je vous ai posé la question parce que l'opinion conservatrice, plutôt américaine, a soutenu que les Espagnols ont changé de majorité politique le 14 mars à cause d'un attentat terroriste.
R - Ne me demandez pas de faire une analyse "a posteriori" de ce qui relève du débat intérieur de l'Espagne. Devant nous il y a un nouveau gouvernement espagnol et j'ai tenu à faire à Madrid ma deuxième visite en Union européenne comme ministre des Affaires étrangères pour rencontrer M. Miguel Angel Moratinos, que je connais bien. L'Espagne doit être, avec l'Allemagne et la France et tous ceux qui le voudront, en tête de la construction politique européenne. J'observe parallèlement que le développement notamment économique de l'Espagne, sous l'impulsion du gouvernement de José Maria Aznar, a été un formidable apport non seulement pour la vie des Espagnols, mais aussi pour l'Europe.
Q - Je reprends votre expression : "Devant nous", la Constitution européenne toujours en discussion. Avez-vous des propositions pour débloquer cette initiative ?
R - Cette Constitution a fait l'objet d'un travail formidable, démocratique, transparent : on ne fera pas mieux que ça, donc il faut préserver ce travail. Avec l'inquiétude actuelle sur le plan du terrorisme, de l'emploi, de l'écologie, on ne peut pas expliquer aux citoyens qu'on a échoué sur une question de méthode ou de procédure. Il faut donc trouver une solution.
Q - Pour l'Espagne n'est pas seulement une question de mécanique : c'est un problème de pouvoir à l'intérieur de la nouvelle Europe élargie.
R - Oui. Mais j'ai toujours pensé que l'Espagne est un grand pays de l'Union. La France aussi, la Pologne aussi. Ce qui caractérise un grand pays c'est sa capacité à entraîner les autres autour des ses idées, pas sa capacité à bloquer. Nous allons consolider le dialogue entre la France et l'Espagne. Nous avons la capacité d'entraîner et de convaincre les autres. Le système de la double majorité est équitable et efficace. On peut trouver un compromis sans perdre ces atouts.
Q - L'Europe est aussi devant une autre difficulté ou peut-être un autre atout, selon le point de vue de chacun : la ratification de la Constitution. Le gouvernement de Tony Blair vient de frapper fort avec sa promesse d'un référendum.
R - C'est une décision très britannique. Chaque pays a sa liberté et sa souveraineté pour choisir le système de ratification le plus approprié. Je recommanderais, en tout cas pour la France, d'attendre d'avoir une Constitution - et nous ne l'avons pas encore - avant de se prononcer. Deuxièmement en Europe il n'y a pas que les Anglais : nous souhaitons coordonner notre attitude avec les autres pays et notamment avec les Allemands, qui ne procéderont pas par référendum. Nous ne sommes pas dans un super-État ; chaque pays doit garder son autonomie institutionnelle. En revanche on peut créer un débat européen et je défends l'idée d'une journée ou d'une semaine commune de ratification où chaque pays ratifierait le texte, soit par la voix du peuple, soit par la voix des représentants du peuple. Pour la première fois, nous pourrions avoir peut-être un débat européen au lieu de 25 débats nationaux juxtaposés. La question n'est pas de dire oui ou non aux gouvernements en place : il s'agit de dire oui ou non à une Europe qui puisse fonctionner.
Q - Vous attendez une amélioration des rapports entre la France et l'Espagne, après le changement de majorité politique en Espagne ?
R - Nous avons toutes les raisons d'être ensemble. En arrivant dans ce bureau, j'ai bien sûr en mémoire les divergences qui ont pu surgir entre nos deux pays sur l'Irak. Mais je veux travailler dans un esprit de vrai dialogue, comme le souhaite le président de la République française.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 27 avril 2004)