Interview de M. Philippe de Villiers, président du Mouvement pour la France, dans "Métro" le 10 mai 2004 et tribune dans "Le Monde" le 11 intitulée "L'âme de l'Europe, ce sont les nations, monsieur Juppé !", sur la candidature "souverainiste" aux élections européennes de juin 2004.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : Emission la politique de la France dans le monde - Le Monde - Métro

Texte intégral

Q - Que signifie une candidature souverainiste en 2004 ?
R - Souverainiste ça veut dire souveraineté populaire et souveraineté nationale. Ce qui me frappe aujourd'hui, c'est que la France est gouvernée par les technocrates des ministères et l'Europe par les eurocrates de Bruxelles. En d'autres termes, il n'y a presque plus de démocratie. La Commission européenne s'apprête à nous imposer les OGM, et c'est elle qui, depuis le 1er mai, dispose de toutes les compétences en matière d'immigration. Où est le peuple ? Quand peut-il s'exprimer ? Etre souverainiste, c'est ne pas accepter que les forces du monde viennent briser mes attachements vitaux.
Q - Près de 70 % des lois votées aujourd'hui en France sont des transpositions de directives européennes. Le processus n'est-il pas irréversible ?
R - Si on continue à se taire devant la mutilation de nos libertés, ce sera effectivement irréversible. La Constitution européenne qu'on nous prépare prévoit des lois qui réduiront les Parlements nationaux à des assemblées de coupeurs de citron. Cette Europe se fait contre les peuples. Un exemple : le problème des pesticides et de l'empoisonnement chimique. Je me suis battu contre le Gaucho et le régent, qui s'apprête à autoriser la libre circulation des OGM, s'apprête aussi à nous imposer ces pesticides car elle est aux mains des grandes multinationales agrochimiques. Pensez aux marées noires ou à la lutte contre le terrorisme. Que fait Bruxelles ? Rien, sinon ouvrir un peu plus les frontières !
Q - Quelle est votre vision idéale de l'Europe ?
R - L'Europe de demain avec l'élargissement, 450 millions d'habitants, ne peut plus être l'Europe d'une seule frontière de 60 000 kilomètres, d'une seule loi sur la pêche au harpon, la chasse à la palourde ou d'un seul taux de TVA. C'est absurde. La seule Europe possible, c'est l'Europe de la géométrie, variable et des " anneaux olympiques ". Par exemple, créer ensemble une grande agence de lutte contre le cancer, interdire les pesticides dans 25 pays ou mettre sur pied un plan de coopération contre les mafias. C'est l'Europe d'Ariane et d'Airbus, une Europe qui respecte les nations, les peuples et la démocratie.
Q - Quelles compétences vous paraissent intransférables à l'Europe ?
R - Il n'y a pas d'autre sécurité que nationale. Dans la Vendée Globe, ce qui garantit la sécurité des bateaux ce sont les compartiments étanches. Les nations sont les compartiments étanches de la mondialisation. Pour lutter contre les délocalisations, il faut une Europe protégés comme l'est l'Amérique. Les Américains ouvrent quand c'est leur intérêt et ferment quand ça leur paraît nécessaire. C'est le cas pour l'acier, le coton et l'agriculture, ils sont les plus protectionnistes de la planète. Il y a 85 unions commerciales dans le monde, la moins protégée, c'est l'Unions européenne.
Q - Dans quels domaines la France peut-elle aujourd'hui exister sans l'Europe ?
R - La politique étrangère. La France a résisté à la puissance américaine dans le conflit irakien. Elle avait raison et s'est fait le porte parole des petites nations démunies contre l'Empire. Deuxième exemple, la fusion Sanofi-Aventis qui fait d'un groupe pharmaceutique français un géant mondial. Ce qui prouve qu'on peut être à la fois patriote français et attaché à la puissance d'Europe.
Q - N'est-il pas souhaitable que l'Europe parle un jour d'une même voix en matière de défense ?
R - L'Europe ne peut pas parler d'une seule voix que pour ne rien dire. L'immense majorité de nos partenaires a une vision de l'Europe qui n'est pas une puissance de contrepoids, mais additionnelle à l'Amérique. Si la Constitution européenne était aujourd'hui appliquée, il y aurait un ministre des Affaires étrangères unique qui mènerait une politique pro-Atlantique et nos soldats français seraient en Irak.
Q - Vous êtes farouchement opposé à l'adhésion de la Turquie. N'en fait-on pas un peu trop sur ce sujet ?
R - Non, on n'en fait pas assez ! Je vous rappelle que le 1er décembre prochain, nous entrerons dans le processus de négociation sur l'entrée de la Turquie. J'y suis hostile pour trois raisons : elle n'est pas européenne ni par sa géographie, ni par son histoire ; c'est une plateforme du crime, des mafias et du terrorisme. Enfin le nouveau système de décision à Bruxelles est désormais indexé sur le poids démographique des Etats. Demain, la Turquie aurait le plus de députés européens que la France !
Propos recueillis par Jérôme Vermelin
[Article de Philippe de Villiers dans "Le Monde" le 11/05/2004] :
Bien que la culture de l'Europe soit, dans une belle harmonie singulière, celle de ses nations, bien que les solidarités ressenties par les citoyens soient instinctivement nationales, bien que le cadre politique le plus effectif de la démocratie, et ressenti comme le plus légitime, soit le cadre national, nous sommes aujourd'hui obligés de nous poser la question : la nation est-elle en train de perdre, au fil de traités de plus en plus "constitutionnels", son pouvoir souverain en Europe ?
Bien sûr, les réponses lénifiantes fusent aussitôt : "ce ne sont que des textes, dira l'un, mais la réalité des communautés nationales existe toujours" ; "les nations perdent leur pouvoir singulier, mais elles gagnent un pouvoir collectif", dira l'autre ; "les nations ne perdent aucun pouvoir juridique, affirmera même le troisième, car elles ratifient toujours les traités, et les représentants des Etats siègent au conseil des ministres européens. "
Pourtant, ce ne sont là que faux-fuyants. En vérité, les décisions européennes sont prises de manière de plus en plus supranationale, par le Conseil (à la majorité qualifiée), par le Parlement européen (où les nations n'ont évidemment pas le droit de veto), par la Commission (détentrice aussi de pouvoirs autonomes), par la Cour de justice (composée de juges indépendants qui apprécient souverainement).
Le projet de Constitution renforce cette évolution, en introduisant par exemple dans la définition de la majorité utilisée au conseil, un critère nouveau, celui de "la" population de l'Union considérée globalement (article I-24-1). Il inscrit aussi dans le marbre la subordination des nations, en prévoyant, à l'article I-10, la primauté du "droit de l'Union" sur toute forme de droit national, même constitutionnel. Cette position est très exactement contraire à celle de nos juridictions suprêmes, qui ont toujours maintenu la supériorité de la Constitution sur les traités.
De cet escamotage témoigne le préambule du projet constitutionnel. Le lecteur y découvrira, sans doute à sa grande surprise, que les nations n'y existent pratiquement pas. On apprend seulement au détour d'une phrase que les peuples d'Europe restent "fiers de leur identité et de leur histoire nationale", affirmation aussitôt corrigée par la restriction suivante : "ils sont résolus à dépasser leurs anciennes divisions". Et c'est tout.
A aucun moment ce texte ne mentionne la réalité de base : les nations sont l'âme de l'Europe et le cadre fondamental d'exercice de la démocratie. L'Union ne peut être bâtie que sur elles.
"Cette Constitution n'est pas celle d'un super-Etat fédéral", écrivait à tort, dans ces colonnes, Alain Juppé, il y a quelques jours (Le Monde du 5 mai). En effet, par la création d'une entité centrale unique, par l'élévation de la majorité en méthode de droit commun pour la prise de décision dans cette entité, par la primauté absolue du droit de l'Union qui résulte de ces décisions, cette Constitution édifie un pouvoir qu'on peut appeler comme on voudra, mais qui, sur le fond, est bien supérieur aux nations, supranational.
La justification présentée est toujours la même : "il s'agit de bâtir une Europe plus forte". Mais là est l'erreur. Comme il n'existe pas de peuple européen unifié, ni par conséquent de "démocratie européenne" intégrée qui soit de qualité équivalente à une démocratie nationale, les peuples ne se reconnaissent pas dans le nouveau pouvoir central, de plus en plus mal contrôlé. De la divergence entre le droit supranational et la réalité nationale telle qu'elle est vécue et ressentie naît la désaffection des peuples envers l'Union et ce fameux "déficit démocratique" sur lequel les experts ont coutume de s'interroger avec gravité.
De traité en traité, le mal s'aggrave, et les experts ne voient toujours pas de remède. Et pour cause : il leur faudrait remettre en question le dogme du fédéralisme rampant. Car c'est bien l'évolution supranationale en elle-même qui coupe l'Europe de ses peuples.
Comme tous les traités précédents, le projet constitutionnel veut guérir le mal en augmentant une fois de plus les pouvoirs du Parlement européen, censé rapprocher l'Union des citoyens. Et comme d'habitude, le mal va encore s'amplifier...
Pour le juguler vraiment, et réenraciner l'Europe dans ses peuples, il faut retrouver l'esprit de la Communauté d'origine, qui n'était pas du tout fédéral ou supranational, mais au contraire fondé sur le respect des souverainetés nationales : d'un côté une Commission dotée du monopole d'initiative, pour inciter à la coopération, de l'autre un conseil décidant à l'unanimité, où aucune nation n'était donc dépossédée de sa souveraineté. Cet équilibre initial a été peu à peu renversé par des développements supranationaux subreptices, qui, en violant les principes initiaux, ont alimenté le déficit démocratique.
Pour le combler, il faut retrouver, sinon la lettre, du moins l'esprit d'origine, qui est celui du respect des démocraties nationales à travers le respect des souverainetés. Nous devrons inventer probablement des formes concrètes plus adaptées à notre époque - la géométrie variable, le droit d'opposition populaire aux décisions européennes... - mais l'essentiel est de retrouver l'esprit.
Alain Juppé conclut son point de vue en s'affirmant prêt à "combattre l'idée souverainiste du repli de la France sur elle-même". Cette phrase me peine, parce qu'elle montre que cette belle intelligence ne nous a ni lus ni entendus. L'idée souverainiste n'est pas celle du repli sur soi, mais celle du respect de la démocratie, qui est avant tout nationale. C'est elle qui fournit l'indispensable médiation vers des associations plus larges. Sans elle l'Europe s'enfoncera dans l'impasse.
(source http://www.villiers2004.com, le 11 mai 2004)