Texte intégral
Monsieur le Président,
Monsieur le Premier ministre,
Mes chers collègues,
Le processus de ratification de la constitution européenne qui s'ouvre dans notre Assemblée est un moment de vérité pour la Nation tout entière. Croyons-nous encore à l'Europe ? Voulons-nous encore porter ce dessein historique qui nous transcende depuis cinquante ans ? Avons-nous encore l'envie d'assumer ses solidarités comme ses disciplines, ses succès comme ses échecs ?
Là est la première dimension de notre débat. Poursuivre le chemin ou renoncer. Retrouver la grandeur d'un projet collectif ou se recroqueviller. Comme pour Maastricht, la France a d'abord rendez-vous avec elle-même. De son vote dépend plus qu'un traité, plus qu'une constitution, ce qui est déjà beaucoup. Elle engage son influence, son prestige, mais aussi son propre équilibre.
Depuis trop d'années, notre Nation étouffe dans un climat de défiance et de culpabilisation. Des populistes aux souverainistes, des conservateurs aux libéraux, lui revient sans cesse l'image d'un pays en déclin. Les uns veulent la cloîtrer dans un musée de la nostalgie, les autres s'échinent à lui imposer les dogmes du " profit sans frontières ".
Le référendum auquel les Français sont conviés est l'occasion de rompre avec ce pessimisme ambiant. Il est la chance de démontrer que notre peuple conserve les ressorts pour conduire une ambition historique. Il est l'opportunité d'en finir avec le fantôme de l'extrémisme qui nous enferme dans ses peurs et dans ses renoncements.
Les difficultés que traverse notre pays peuvent avoir des causes européennes mais elles sont d'abord en lui-même. Aucun bureau anonyme de Bruxelles n'a exigé le démantèlement de la politique de l'emploi et des services publics. Aucune main invisible n'a dicté la suppression des 35 heures ou la privatisation d'EDF. Aucune autorité supranationale n'a imposé de baisser les impôts au détriment de la formation, de l'innovation ou de l'industrie. Cessons d'imputer nos échecs ou nos renoncements à d'autres. L'Europe n'est pas l'abdication de la volonté politique. Les choix que j'ai évoqués sont ceux de votre gouvernement, Monsieur le Premier ministre, et l'Europe ne s'y substitue pas.
Faut-il rappeler que son ambition originelle va bien au-delà d'un mode de gestion. Elle vise à réconcilier un continent éclaté, à lui donner la force de peser sur les affaires du monde. Qu'il lui manque le lyrisme des grandes proclamations, que sa construction ait parfois le caractère empirique d'un meccano, ne saurait empêcher de mesurer l'immensité du chemin parcouru.
En cinquante ans, l'Europe a dépassé ses conflits meurtriers. Aujourd'hui où nous commémorons la libération des camps de la mort, elle porte d'abord ce message : plus jamais d'Auschwitz. L'Europe s'est unifiée dans un espace de paix et de coopération qui n'a aucun équivalent au monde. Ses contempteurs soulignent souvent sa faiblesse politique. Mais quelle entité internationale attire autant les peuples, suscite autant de vocations d'adhésion ? La tutelle américaine indispose. Les puissances émergentes de la Chine, de l'Inde fascinent autant qu'elles inquiètent. L'Union européenne, elle, a forgé un modèle d'intégration et de développement que tous les dirigeants d'Afrique, d'Asie ou d'Amérique venus à cette tribune donnent en référence.
Oui l'Europe a réussi ! Oui la France a réussi dans l'Europe ! Nous avons été à l'origine de sa construction. Nous avons porté chacune de ses réalisations. Nous avons voulu l'ensemble de ses élargissements. Nous avons certainement commis des erreurs : certaines adhésions mal préparées ; un traité de Nice qui ne permettait pas de fonctionner à 25 ; les applications souvent dogmatiques du droit de la concurrence. Nous l'avons surtout trop souvent parée de vertus et de mythes qu'elle n'était pas capable ou n'avait pas vocation à remplir. L'Europe n'est pas " la France en grand ". Elle est une ambition française pour le continent et pour elle-même.
Sans l'Union aurions-nous accompli les mêmes efforts de mutation ? Aurions-nous réalisé la rénovation de notre appareil économique ? Serions-nous restés la quatrième puissance industrielle et la deuxième en investissements étrangers ? On ne refait certes pas l'histoire, mais j'ai le souvenir du profond déclin britannique avant son entrée dans l'Europe, des retards de l'Espagne, du Portugal ou de la Grèce. La France a tenu son rang parce qu'elle a été confrontée au défi quotidien de l'Union, parce qu'elle y a constamment cherché des idées, des solutions, des partenariats. Parce qu'elle y a trouvé les débouchés à ses propres novations. Airbus, Ariane, Galiléo ont pris leur essor par l'Europe.
Voilà pourquoi je le dis au nom de tous les socialistes : nous récusons le discours du déclin, nous refusons la tentation de l'abandon, nous assumons tous les engagements européens auxquels nous avons souverainement consenti.
La France et l'Europe sont pour nous les deux faces d'un même patriotisme: prolonger nos valeurs démocratiques et républicaines, tenir notre rang, peser sur les affaires du monde.
La constitution est le couronnement de cette entreprise. Pour la première fois depuis sa création, l'Europe se définit comme une communauté de destin fondée sur des valeurs. La démocratie bien sûr, mais aussi l'égalité, la solidarité, la neutralité confessionnelle, la protection sociale, la compétitivité économique, le développement durable. Toutes ces valeurs sont les nôtres. Au nom de quoi devrions-nous les bouder ? L'Europe est comme la République, une construction politique et laïque.
Ce traité n'est certes pas un chef d'oeuvre. Il est à l'image de l'Europe : indispensable et imparfait. Indispensable parce qu'il nous unit par delà la matrice de l'économie. Imparfait parce qu'il est, comme depuis les origines, un compromis entre des visions et des objectifs politiques différents. On peut lui reprocher sa lourdeur, son manque de lisibilité, ses références économiques inutiles, sa frilosité en matière fiscale ou sociale.
Ils sont la rançon de la pluralité européenne, des divergences de conception qui existent entre les Etats, entre les familles politiques qui composent l'Union européenne.
Mais c'est aussi la vertu indispensable de ce texte. Pour la première fois, il est le fruit d'une élaboration démocratique au sein d'une convention qui regroupait toutes les sensibilités politiques et sociales de l'Europe. L'Acte unique a fondé un espace commercial, Maastricht a engendré une union monétaire et une citoyenneté, le traité constitutionnel est la naissance d'une Europe politique.
On a souvent critiqué, à juste titre, le caractère trop peu démocratique de l'Union, son fonctionnement opaque, ses directives " technocratiques ". Mais alors comment contester le renforcement des pouvoirs de contrôle du Parlement européen et des parlements nationaux, la reconnaissance des ONG ou le droit de pétition pour les citoyens.
Que n'a-t-on entendu sur " l'Europe sans visage ", sans autorité, incapable de faire entendre sa voix sur la scène internationale. Mais alors pourquoi refuser la présidence fixe du conseil européen et la désignation d'un ministre commun des Affaires étrangères dont on a mesuré l'importance dans le règlement de la crise en Ukraine ?
Combien de fois a-t-on dénoncé l'archaïsme des règles de fonctionnement et de décision. Mais alors est-il cohérent de contester la nouvelle pondération des voix au Conseil qui reconnaît le poids démographique des Etats ?
La clarification des pouvoirs, leur démocratisation, sont de réelles avancées. Mais le grand acquis de la constitution est la reconnaissance d'un modèle social spécifique à l'Europe. Les droits syndicaux, le droit de grève, l'égalité entre les sexes, le développement durable, les services publics feront partie des droits inaliénables des citoyens européens. Les politiques de l'emploi, les protections contre les licenciements, les aides à la reconversion seront officiellement intégrées dans les compétences de l'Union.
Les socialistes ont pesé pour que ces principes ne restent pas au stade de la proclamation. Nous voulons qu'un traité social et fiscal donne réalité à ces principes constitutionnels. L'absence d'implication du président de la République et du gouvernement dans la négociation ne l'a pas rendu possible. Mais un progrès, fût-il insuffisant, vaudra toujours mieux que le vide existant.
Car cette constitution n'est pas une ligne d'arrivée au-delà de laquelle plus rien ne se passe. Si elle veut être un acteur du monde, l'Europe doit répondre aux deux menaces qui la hantent. La première est la dilution de son projet politique. Ayons la lucidité de reconnaître qu'il n'y a jamais eu d'accord réel sur les buts ultimes de l'Union. Pas plus à six, à dix, qu'à quinze, nous n'avons réussi à trancher entre les conceptions d'une Europe puissance, d'une confédération d'Etats, ou d'un simple marché unique.
L'intégration chemine par compromis successifs. Cette plasticité rencontre sa limite à 25 et bientôt à 28. Les situations, les visions, les intérêts divergent trop pour avancer d'un même pas. L'euro a ouvert la brèche de la différenciation. L'un des actes majeurs de la Constitution est de le reconnaître. Il est de permettre à des groupes de pays de mener des projets d'intégration plus poussés. C'est ce que j'appelle le modèle EADS. Une petite Europe dans la grande Europe qui s'unit sur des programmes et des réalisations : l'industrie, la recherche, l'innovation, la défense, le gouvernement économique.
Beaucoup de nos partenaires sont en quête d'une telle approche à commencer par l'Allemagne. Qu'attend le président de la République pour initier le mouvement avec eux ? Ressusciter (tardivement) une politique industrielle sans ces partenariats européens débouchera sur des ambitions aussi limitées que leurs moyens.
La seconde menace est le décrochage économique et social. La croissance européenne est en berne, le chômage de masse s'incruste. Le rapport Kok est à cet égard édifiant. Aucun des objectifs du processus de Lisbonne n'a été rempli. Le nouveau mur qui partage le continent est désormais social. Pour les catégories populaires, l'Europe devient trop souvent synonyme de délocalisations et de précarité.
L'urgence est de stopper la course sans fin à la déréglementation et à l'éviction de la puissance publique. Elle est de réorienter la logique du pacte de stabilité vers la croissance et l'emploi. Elle est d'augmenter les moyens budgétaires de l'Union aujourd'hui élagués à la demande de votre gouvernement, Monsieur le Premier ministre. Elle est enfin d'établir des règles fiscales communes.
Ces choix ne viendront pas de la majorité conservatrice du Conseil et de la Commission. Si l'Europe veut changer, elle a besoin d'une réelle alternance politique. Notre Oui s'inscrit dans cette dimension. Travailler avec nos partenaires sociaux-démocrates à la construction d'un programme de gauche pour l'Europe.
La Constitution dépasse, c'est vrai, les clivages politiques de cette Assemblée. Mais elle n'est qu'un cadre, un corps de valeurs, un mode d'organisation. Comme la Constitution française, elle n'empêche pas les alternances, elle ne se substitue pas aux choix politiques. Nous combattons nombre des orientations actuelles de l'Union, comme la directive Bolkenstein sur les services dont nous demandons le retrait. Nous combattons la résignation présidentielle et la vôtre, Monsieur le Premier ministre, vos absences de vision et d'initiative européennes. Un vote commun n'est pas l'union sacrée. Il n'est pas la fin des oppositions démocratiques. Notre Oui est un combat pour rendre possible une Europe progressiste.
Alors que chacun prenne ses responsabilités. Le parti socialiste a pris les siennes à l'issue d'un débat qui a honoré la démocratie. Je veux rendre ici hommage à tous ceux qui l'ont animé. Il n'y a ni bons ni mauvais européens. Nous avons tous la même conviction que la France et l'Europe sont indissociables. Nous avons tous la même volonté de réorienter le cours de l'Europe. A travers notre confrontation d'idées, nous avons fait oeuvre de pédagogie envers toute la Nation. Notre Oui a la force d'une conviction. Il a la fiabilité d'un vote démocratique. Nous le porterons partout dans le pays, de ce premier instant à l'Assemblée jusqu'au jour du scrutin. Notre Oui est un bloc.
C'est dans cet esprit que nous voterons la révision constitutionnelle. Parce qu'elle est le passage obligé pour l'adoption du traité. Parce qu'elle inscrit dans notre loi suprême des évolutions majeures que sont l'extension du vote à la majorité qualifiée, le respect du principe de subsidiarité. Sur ce dernier point, le contrôle renforcé des parlements nationaux est un progrès démocratique. Il leur sera désormais possible de s'opposer aux empiètements de compétences et d'aider ainsi à la clarification des responsabilités.
Je regrette, Monsieur le Premier ministre, que votre lecture conventionnelle des institutions interdise d'aller au-delà de cette réforme a minima. Vous avez certes accepté un amendement socialiste qui étend le droit du contrôle du Parlement à tous les actes ou à tous les projets d'actes législatifs émanant de l'Union européenne. C'est un progrès sensible qui permettra à la représentation nationale d'avoir enfin un droit de regard sur la politique européenne de l'exécutif. Vous peinez cependant à vous départir de la vieille conception selon laquelle l'Europe est un élément de politique étrangère qui appartient au soi-disant domaine réservé du président.
Mais la confusion la plus dommageable concerne l'instauration d'un référendum obligatoire sur les futurs élargissements. Dois-je rappeler que la Constitution autorise, dans son texte actuel, le Président ou le Parlement à prendre l'initiative d'un référendum.
La seule justification de la nouvelle disposition est de calmer la dissidence de votre majorité qui ne veut pas de la candidature de la Turquie. Après la dissolution de convenance personnelle, voici que le président de la République invente le référendum de commodité UMP.
Diplomatiquement, c'est un camouflet pour la Turquie qui se voit imposer un examen de passage que ni la Bulgarie, ni la Roumanie, ni la Croatie n'auront à subir. Politiquement, c'est une faute. Je l'ai dit lors de notre précédent débat, mêler le traité constitutionnel et la candidature de la Turquie, deux questions sans rapport, ne peut que brouiller les enjeux et menacer l'issue même de la consultation référendaire.
Je veux à cet égard dénoncer la petite cuisine des jumeaux de la peur, MM Bayrou et Sarkozy. Leur campagne obsessionnelle contre la Turquie ne s'adresse nullement à " l'intelligence des Français ", elle n'est qu'un avatar de leurs ambitions présidentielles. Si le Président veut gagner ce référendum, qu'il commence par mettre de l'ordre dans votre majorité.
L'adhésion des Français ne naîtra pas de la peur ou de l'illusion, elle viendra d'une campagne de vérité et de clarté sur les enjeux, les perspectives et les conséquences du traité. L'enjeu c'est de doter l'Europe d'une Constitution, et rien d'autre. La perspective, c'est de transformer un espace de paix et d'échanges commerciaux en une Europe de projets qui réponde aux quatre grands défis de notre temps, le travail, l'innovation, l'intégration sociale et le développement durable. Les conséquences c'est l'opportunité pour notre pays de retrouver un dessein collectif.
Alors je veux le dire sans fard aux Français : détournez-vous des peurs et des ressentiments, prononcez-vous en liberté et en conscience. Peu importe l'auteur de la question. Qu'il soit Jacques Chirac ou le Pape, je défendrais les mêmes convictions, je tiendrais le même discours. L'Europe a toujours été au coeur de l'identité des socialistes. Nous en avons été les inspirateurs avec L. Blum, nous en avons été les architectes avec F. Mitterrand et J. Delors. Nous en avons été les continuateurs avec L. Jospin. Au pouvoir comme dans l'opposition nous n'avons jamais dévié de cette voie. Faudrait-il y renoncer au prétexte que J. Chirac et les très lointains héritiers du général de Gaulle ont fini par s'y rallier après l'avoir beaucoup brocardée ? Faudrait-il abjurer ce que nous sommes et donner raison à tous ceux qui rejettent l'Europe depuis toujours ?
Notre démocratie est adulte. Elle a depuis longtemps appris à dépasser l'alternative simpliste entre le manichéisme et l'union sacrée. Avec la panne de croissance, la montée du chômage, la baisse du pouvoir d'achat, le démantèlement des services publics, l'assaut contre les 35 heures, nous avons suffisamment de motifs de combattre ce pouvoir. Nous n'avons pas besoin de le surligner en reniant nos convictions dans une consultation majeure.
Oui, ce référendum est salutaire. Quand l'essentiel est en jeu, c'est au peuple de trancher, de dire ce qu'il veut. L'Europe a besoin de cette validation populaire, elle a besoin de cet ancrage démocratique. Jamais une consultation électorale d'une telle importance n'est écrite à l'avance. Il nous appartient, représentants de la Nation, d'expliquer, de convaincre, d'entraîner.
Mesdames et Messieurs, L'Europe vaut bien un Oui.
(Source http://www.deputessocialistes.fr, le 7 février 2005)
Monsieur le Premier ministre,
Mes chers collègues,
Le processus de ratification de la constitution européenne qui s'ouvre dans notre Assemblée est un moment de vérité pour la Nation tout entière. Croyons-nous encore à l'Europe ? Voulons-nous encore porter ce dessein historique qui nous transcende depuis cinquante ans ? Avons-nous encore l'envie d'assumer ses solidarités comme ses disciplines, ses succès comme ses échecs ?
Là est la première dimension de notre débat. Poursuivre le chemin ou renoncer. Retrouver la grandeur d'un projet collectif ou se recroqueviller. Comme pour Maastricht, la France a d'abord rendez-vous avec elle-même. De son vote dépend plus qu'un traité, plus qu'une constitution, ce qui est déjà beaucoup. Elle engage son influence, son prestige, mais aussi son propre équilibre.
Depuis trop d'années, notre Nation étouffe dans un climat de défiance et de culpabilisation. Des populistes aux souverainistes, des conservateurs aux libéraux, lui revient sans cesse l'image d'un pays en déclin. Les uns veulent la cloîtrer dans un musée de la nostalgie, les autres s'échinent à lui imposer les dogmes du " profit sans frontières ".
Le référendum auquel les Français sont conviés est l'occasion de rompre avec ce pessimisme ambiant. Il est la chance de démontrer que notre peuple conserve les ressorts pour conduire une ambition historique. Il est l'opportunité d'en finir avec le fantôme de l'extrémisme qui nous enferme dans ses peurs et dans ses renoncements.
Les difficultés que traverse notre pays peuvent avoir des causes européennes mais elles sont d'abord en lui-même. Aucun bureau anonyme de Bruxelles n'a exigé le démantèlement de la politique de l'emploi et des services publics. Aucune main invisible n'a dicté la suppression des 35 heures ou la privatisation d'EDF. Aucune autorité supranationale n'a imposé de baisser les impôts au détriment de la formation, de l'innovation ou de l'industrie. Cessons d'imputer nos échecs ou nos renoncements à d'autres. L'Europe n'est pas l'abdication de la volonté politique. Les choix que j'ai évoqués sont ceux de votre gouvernement, Monsieur le Premier ministre, et l'Europe ne s'y substitue pas.
Faut-il rappeler que son ambition originelle va bien au-delà d'un mode de gestion. Elle vise à réconcilier un continent éclaté, à lui donner la force de peser sur les affaires du monde. Qu'il lui manque le lyrisme des grandes proclamations, que sa construction ait parfois le caractère empirique d'un meccano, ne saurait empêcher de mesurer l'immensité du chemin parcouru.
En cinquante ans, l'Europe a dépassé ses conflits meurtriers. Aujourd'hui où nous commémorons la libération des camps de la mort, elle porte d'abord ce message : plus jamais d'Auschwitz. L'Europe s'est unifiée dans un espace de paix et de coopération qui n'a aucun équivalent au monde. Ses contempteurs soulignent souvent sa faiblesse politique. Mais quelle entité internationale attire autant les peuples, suscite autant de vocations d'adhésion ? La tutelle américaine indispose. Les puissances émergentes de la Chine, de l'Inde fascinent autant qu'elles inquiètent. L'Union européenne, elle, a forgé un modèle d'intégration et de développement que tous les dirigeants d'Afrique, d'Asie ou d'Amérique venus à cette tribune donnent en référence.
Oui l'Europe a réussi ! Oui la France a réussi dans l'Europe ! Nous avons été à l'origine de sa construction. Nous avons porté chacune de ses réalisations. Nous avons voulu l'ensemble de ses élargissements. Nous avons certainement commis des erreurs : certaines adhésions mal préparées ; un traité de Nice qui ne permettait pas de fonctionner à 25 ; les applications souvent dogmatiques du droit de la concurrence. Nous l'avons surtout trop souvent parée de vertus et de mythes qu'elle n'était pas capable ou n'avait pas vocation à remplir. L'Europe n'est pas " la France en grand ". Elle est une ambition française pour le continent et pour elle-même.
Sans l'Union aurions-nous accompli les mêmes efforts de mutation ? Aurions-nous réalisé la rénovation de notre appareil économique ? Serions-nous restés la quatrième puissance industrielle et la deuxième en investissements étrangers ? On ne refait certes pas l'histoire, mais j'ai le souvenir du profond déclin britannique avant son entrée dans l'Europe, des retards de l'Espagne, du Portugal ou de la Grèce. La France a tenu son rang parce qu'elle a été confrontée au défi quotidien de l'Union, parce qu'elle y a constamment cherché des idées, des solutions, des partenariats. Parce qu'elle y a trouvé les débouchés à ses propres novations. Airbus, Ariane, Galiléo ont pris leur essor par l'Europe.
Voilà pourquoi je le dis au nom de tous les socialistes : nous récusons le discours du déclin, nous refusons la tentation de l'abandon, nous assumons tous les engagements européens auxquels nous avons souverainement consenti.
La France et l'Europe sont pour nous les deux faces d'un même patriotisme: prolonger nos valeurs démocratiques et républicaines, tenir notre rang, peser sur les affaires du monde.
La constitution est le couronnement de cette entreprise. Pour la première fois depuis sa création, l'Europe se définit comme une communauté de destin fondée sur des valeurs. La démocratie bien sûr, mais aussi l'égalité, la solidarité, la neutralité confessionnelle, la protection sociale, la compétitivité économique, le développement durable. Toutes ces valeurs sont les nôtres. Au nom de quoi devrions-nous les bouder ? L'Europe est comme la République, une construction politique et laïque.
Ce traité n'est certes pas un chef d'oeuvre. Il est à l'image de l'Europe : indispensable et imparfait. Indispensable parce qu'il nous unit par delà la matrice de l'économie. Imparfait parce qu'il est, comme depuis les origines, un compromis entre des visions et des objectifs politiques différents. On peut lui reprocher sa lourdeur, son manque de lisibilité, ses références économiques inutiles, sa frilosité en matière fiscale ou sociale.
Ils sont la rançon de la pluralité européenne, des divergences de conception qui existent entre les Etats, entre les familles politiques qui composent l'Union européenne.
Mais c'est aussi la vertu indispensable de ce texte. Pour la première fois, il est le fruit d'une élaboration démocratique au sein d'une convention qui regroupait toutes les sensibilités politiques et sociales de l'Europe. L'Acte unique a fondé un espace commercial, Maastricht a engendré une union monétaire et une citoyenneté, le traité constitutionnel est la naissance d'une Europe politique.
On a souvent critiqué, à juste titre, le caractère trop peu démocratique de l'Union, son fonctionnement opaque, ses directives " technocratiques ". Mais alors comment contester le renforcement des pouvoirs de contrôle du Parlement européen et des parlements nationaux, la reconnaissance des ONG ou le droit de pétition pour les citoyens.
Que n'a-t-on entendu sur " l'Europe sans visage ", sans autorité, incapable de faire entendre sa voix sur la scène internationale. Mais alors pourquoi refuser la présidence fixe du conseil européen et la désignation d'un ministre commun des Affaires étrangères dont on a mesuré l'importance dans le règlement de la crise en Ukraine ?
Combien de fois a-t-on dénoncé l'archaïsme des règles de fonctionnement et de décision. Mais alors est-il cohérent de contester la nouvelle pondération des voix au Conseil qui reconnaît le poids démographique des Etats ?
La clarification des pouvoirs, leur démocratisation, sont de réelles avancées. Mais le grand acquis de la constitution est la reconnaissance d'un modèle social spécifique à l'Europe. Les droits syndicaux, le droit de grève, l'égalité entre les sexes, le développement durable, les services publics feront partie des droits inaliénables des citoyens européens. Les politiques de l'emploi, les protections contre les licenciements, les aides à la reconversion seront officiellement intégrées dans les compétences de l'Union.
Les socialistes ont pesé pour que ces principes ne restent pas au stade de la proclamation. Nous voulons qu'un traité social et fiscal donne réalité à ces principes constitutionnels. L'absence d'implication du président de la République et du gouvernement dans la négociation ne l'a pas rendu possible. Mais un progrès, fût-il insuffisant, vaudra toujours mieux que le vide existant.
Car cette constitution n'est pas une ligne d'arrivée au-delà de laquelle plus rien ne se passe. Si elle veut être un acteur du monde, l'Europe doit répondre aux deux menaces qui la hantent. La première est la dilution de son projet politique. Ayons la lucidité de reconnaître qu'il n'y a jamais eu d'accord réel sur les buts ultimes de l'Union. Pas plus à six, à dix, qu'à quinze, nous n'avons réussi à trancher entre les conceptions d'une Europe puissance, d'une confédération d'Etats, ou d'un simple marché unique.
L'intégration chemine par compromis successifs. Cette plasticité rencontre sa limite à 25 et bientôt à 28. Les situations, les visions, les intérêts divergent trop pour avancer d'un même pas. L'euro a ouvert la brèche de la différenciation. L'un des actes majeurs de la Constitution est de le reconnaître. Il est de permettre à des groupes de pays de mener des projets d'intégration plus poussés. C'est ce que j'appelle le modèle EADS. Une petite Europe dans la grande Europe qui s'unit sur des programmes et des réalisations : l'industrie, la recherche, l'innovation, la défense, le gouvernement économique.
Beaucoup de nos partenaires sont en quête d'une telle approche à commencer par l'Allemagne. Qu'attend le président de la République pour initier le mouvement avec eux ? Ressusciter (tardivement) une politique industrielle sans ces partenariats européens débouchera sur des ambitions aussi limitées que leurs moyens.
La seconde menace est le décrochage économique et social. La croissance européenne est en berne, le chômage de masse s'incruste. Le rapport Kok est à cet égard édifiant. Aucun des objectifs du processus de Lisbonne n'a été rempli. Le nouveau mur qui partage le continent est désormais social. Pour les catégories populaires, l'Europe devient trop souvent synonyme de délocalisations et de précarité.
L'urgence est de stopper la course sans fin à la déréglementation et à l'éviction de la puissance publique. Elle est de réorienter la logique du pacte de stabilité vers la croissance et l'emploi. Elle est d'augmenter les moyens budgétaires de l'Union aujourd'hui élagués à la demande de votre gouvernement, Monsieur le Premier ministre. Elle est enfin d'établir des règles fiscales communes.
Ces choix ne viendront pas de la majorité conservatrice du Conseil et de la Commission. Si l'Europe veut changer, elle a besoin d'une réelle alternance politique. Notre Oui s'inscrit dans cette dimension. Travailler avec nos partenaires sociaux-démocrates à la construction d'un programme de gauche pour l'Europe.
La Constitution dépasse, c'est vrai, les clivages politiques de cette Assemblée. Mais elle n'est qu'un cadre, un corps de valeurs, un mode d'organisation. Comme la Constitution française, elle n'empêche pas les alternances, elle ne se substitue pas aux choix politiques. Nous combattons nombre des orientations actuelles de l'Union, comme la directive Bolkenstein sur les services dont nous demandons le retrait. Nous combattons la résignation présidentielle et la vôtre, Monsieur le Premier ministre, vos absences de vision et d'initiative européennes. Un vote commun n'est pas l'union sacrée. Il n'est pas la fin des oppositions démocratiques. Notre Oui est un combat pour rendre possible une Europe progressiste.
Alors que chacun prenne ses responsabilités. Le parti socialiste a pris les siennes à l'issue d'un débat qui a honoré la démocratie. Je veux rendre ici hommage à tous ceux qui l'ont animé. Il n'y a ni bons ni mauvais européens. Nous avons tous la même conviction que la France et l'Europe sont indissociables. Nous avons tous la même volonté de réorienter le cours de l'Europe. A travers notre confrontation d'idées, nous avons fait oeuvre de pédagogie envers toute la Nation. Notre Oui a la force d'une conviction. Il a la fiabilité d'un vote démocratique. Nous le porterons partout dans le pays, de ce premier instant à l'Assemblée jusqu'au jour du scrutin. Notre Oui est un bloc.
C'est dans cet esprit que nous voterons la révision constitutionnelle. Parce qu'elle est le passage obligé pour l'adoption du traité. Parce qu'elle inscrit dans notre loi suprême des évolutions majeures que sont l'extension du vote à la majorité qualifiée, le respect du principe de subsidiarité. Sur ce dernier point, le contrôle renforcé des parlements nationaux est un progrès démocratique. Il leur sera désormais possible de s'opposer aux empiètements de compétences et d'aider ainsi à la clarification des responsabilités.
Je regrette, Monsieur le Premier ministre, que votre lecture conventionnelle des institutions interdise d'aller au-delà de cette réforme a minima. Vous avez certes accepté un amendement socialiste qui étend le droit du contrôle du Parlement à tous les actes ou à tous les projets d'actes législatifs émanant de l'Union européenne. C'est un progrès sensible qui permettra à la représentation nationale d'avoir enfin un droit de regard sur la politique européenne de l'exécutif. Vous peinez cependant à vous départir de la vieille conception selon laquelle l'Europe est un élément de politique étrangère qui appartient au soi-disant domaine réservé du président.
Mais la confusion la plus dommageable concerne l'instauration d'un référendum obligatoire sur les futurs élargissements. Dois-je rappeler que la Constitution autorise, dans son texte actuel, le Président ou le Parlement à prendre l'initiative d'un référendum.
La seule justification de la nouvelle disposition est de calmer la dissidence de votre majorité qui ne veut pas de la candidature de la Turquie. Après la dissolution de convenance personnelle, voici que le président de la République invente le référendum de commodité UMP.
Diplomatiquement, c'est un camouflet pour la Turquie qui se voit imposer un examen de passage que ni la Bulgarie, ni la Roumanie, ni la Croatie n'auront à subir. Politiquement, c'est une faute. Je l'ai dit lors de notre précédent débat, mêler le traité constitutionnel et la candidature de la Turquie, deux questions sans rapport, ne peut que brouiller les enjeux et menacer l'issue même de la consultation référendaire.
Je veux à cet égard dénoncer la petite cuisine des jumeaux de la peur, MM Bayrou et Sarkozy. Leur campagne obsessionnelle contre la Turquie ne s'adresse nullement à " l'intelligence des Français ", elle n'est qu'un avatar de leurs ambitions présidentielles. Si le Président veut gagner ce référendum, qu'il commence par mettre de l'ordre dans votre majorité.
L'adhésion des Français ne naîtra pas de la peur ou de l'illusion, elle viendra d'une campagne de vérité et de clarté sur les enjeux, les perspectives et les conséquences du traité. L'enjeu c'est de doter l'Europe d'une Constitution, et rien d'autre. La perspective, c'est de transformer un espace de paix et d'échanges commerciaux en une Europe de projets qui réponde aux quatre grands défis de notre temps, le travail, l'innovation, l'intégration sociale et le développement durable. Les conséquences c'est l'opportunité pour notre pays de retrouver un dessein collectif.
Alors je veux le dire sans fard aux Français : détournez-vous des peurs et des ressentiments, prononcez-vous en liberté et en conscience. Peu importe l'auteur de la question. Qu'il soit Jacques Chirac ou le Pape, je défendrais les mêmes convictions, je tiendrais le même discours. L'Europe a toujours été au coeur de l'identité des socialistes. Nous en avons été les inspirateurs avec L. Blum, nous en avons été les architectes avec F. Mitterrand et J. Delors. Nous en avons été les continuateurs avec L. Jospin. Au pouvoir comme dans l'opposition nous n'avons jamais dévié de cette voie. Faudrait-il y renoncer au prétexte que J. Chirac et les très lointains héritiers du général de Gaulle ont fini par s'y rallier après l'avoir beaucoup brocardée ? Faudrait-il abjurer ce que nous sommes et donner raison à tous ceux qui rejettent l'Europe depuis toujours ?
Notre démocratie est adulte. Elle a depuis longtemps appris à dépasser l'alternative simpliste entre le manichéisme et l'union sacrée. Avec la panne de croissance, la montée du chômage, la baisse du pouvoir d'achat, le démantèlement des services publics, l'assaut contre les 35 heures, nous avons suffisamment de motifs de combattre ce pouvoir. Nous n'avons pas besoin de le surligner en reniant nos convictions dans une consultation majeure.
Oui, ce référendum est salutaire. Quand l'essentiel est en jeu, c'est au peuple de trancher, de dire ce qu'il veut. L'Europe a besoin de cette validation populaire, elle a besoin de cet ancrage démocratique. Jamais une consultation électorale d'une telle importance n'est écrite à l'avance. Il nous appartient, représentants de la Nation, d'expliquer, de convaincre, d'entraîner.
Mesdames et Messieurs, L'Europe vaut bien un Oui.
(Source http://www.deputessocialistes.fr, le 7 février 2005)