Texte intégral
Mesdames, Messieurs,
C'est avec plaisir que, conformément à un engagement pris depuis longtemps, je suis parmi vous ce soir pour clôturer ce colloque consacré à " la maîtrise de la dépense publique ". C'est une question en effet à laquelle j'attache beaucoup d'importance. Pour une raison simple : elle est au coeur de la réforme de l'Etat et du service public qui sont des étapes essentielles et difficiles de la modernisation de notre pays. La réforme de l'Etat s'impose avec force, mais elle demande - on le contaste - à être préalablement discutée et négociée tant pour répondre aux attentes des citoyens, qui veulent un service public de qualité à un coût raisonnable, qu'aux exigences des personnels et à celles de la concurrence mondiale, laquelle met les organisations étatiques d'une certaine façon en compétition. Je veux, avant de commencer mon propos, remercier l'Institut de l'Entreprise et son président Bertrand Collomb d'avoir pris cette initiative avec Enjeux Les Echos, saluer les personnalités qui ont bien voulu nous faire partager leur expérience, et féliciter notamment Yves Cannac pour l'énergie qu'il déploie autour de cette cause majeure.
Mesdames et Messieurs, sans maîtrise de la dépense publique, il est vain d'espérer un reflux durable des prélèvements obligatoires - et réciproquement -. Or il est de plus en plus admis que celui-ci est indispensable si l'on veut préserver la compétitivité de notre territoire et la pérennité de nos emplois. Cette maîtrise de la dépense doit s'appuyer - je n'en traiterai pas ce soir - sur des réformes institutionnelles importantes, en particulier un " acte II " de la décentralisation, mettant de la clarté dans les structures et les financements des collectivités locales. Elle devrait aussi résulter d'une " révolution managériale " de nos services publics, qui, tout en respectant leur spécificité, introduirait dans la sphère non marchande une culture à certains égards nouvelle sur laquelle je reviendrai plus loin.
Ces réformes impliquent de nombreux partenaires : l'Etat et ses personnels, les collectivités locales, les partenaires sociaux, les associations. Le groupe de travail que j'ai animé l'an dernier à l'Assemblée sur " l'efficacité de la dépense publique et le contrôle parlementaire " s'est réuni pendant plusieurs mois précisément sur ce thème. Composé de députés appartenant à toutes les tendances politiques, il est arrivé à la conclusion unanime que la maîtrise de la dépense publique passait notamment par un retour aux sources de la démocratie parlementaire et aux fameux articles XIII et XIV de la Déclaration des droits de l'Homme et du Citoyen, aux termes d'une admirable concision : " Tous les citoyens ont le droit de constater, par eux-mêmes ou leurs représentants, la nécessité de la contribution publique... La société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration ". En quelques mots à peu près tout est dit. C'est la question de la nécessaire transparence. La maîtrise des dépenses publiques est inséparable de leur transparence.
Dans le même temps où la dépense publique a explosé depuis plusieurs décennies, pour représenter aujourd'hui plus de la moitié de la richesse nationale, c'est en effet peu dire que les pouvoirs d'action et de contrôle, singulièrement ceux du Parlement dont je parlerai surtout ici, n'ont pas suivi, alors même que ce dernier a en ce domaine un rôle fondamental. Ligoté par l'ordonnance organique du 2 janvier 1959, qui a raboté ses pouvoirs financiers, verrouillé par l'article 40 de la Constitution qui lui interdit en réalité tout redéploiement de crédits, le Parlement a laissé son pouvoir théorique de contrôle s'étioler. Se souvient-on par exemple que les rapporteurs spéciaux de la commission des finances peuvent effectuer des contrôles sur pièces et sur place ? Qui s'inquiète de ce que les lois de règlement, qui devraient permettre de vérifier le bon usage de l'argent public, ressemblent généralement à des formalités tardives, auxquelles le Parlement s'astreint par obligation ?
Comment développer le pouvoir d'évaluation et de contrôle du Parlement sur la dépense publique ? Même si cette question majeure n'épuise pas le sujet, je voudrais lui consacrer l'essentiel de mon propos. Je commencerai par relever que deux initiatives sont d'ores et déjà susceptibles de nous faire progresser.
Nous inspirant de la situation britannique, où le National Audit Office a permis à la Chambre des Communes britannique de retrouver une vraie maîtrise des fonds publics, nous avons en effet créé l'an dernier, au sein de la commission des finances, la mission d'évaluation et de contrôle (MEC). Co-présidée par un membre de la majorité et par un membre de l'opposition, animée par le rapporteur général du budget, la MEC se réunit chaque semaine et passe au crible un nombre limité de politiques publiques, sélectionnées. Cinq thèmes ont été retenus pour 2000, dont la technicité apparente correspond à d'importants enjeux : le recouvrement de l'impôt, la gestion financière des Universités, le fonctionnement des COTOREP, la politique de la ville et la gestion minière en Nouvelle Calédonie. La double originalité de la MEC, c'est qu'elle travaille en collaboration étroite avec la Cour des comptes, qui participe à toutes ses réunions et lui apporte son expertise, et qu'elle tient des auditions publiques, ouvertes à la presse qui peut ainsi associer l'opinion publique. L'ouverture, cette semaine, de La Chaîne Parlementaire du Parlement devrait amplifier l'écho des travaux de cette instance, qui seront télévisés.
Un autre volet de la réforme silencieuse que nous amorçons concerne la réorganisation du débat budgétaire, avec là encore la volonté de sortir du formalisme. Nous avons expérimenté l'an dernier de nouvelles procédures qui tendent à approfondir et à valoriser le travail en commission, car c'est là notamment que les députés peuvent contrôler l'usage des fonds publics, et à solenniser la séance publique, en la recentrant sur les choix politiques majeurs. Expérimentée sur cinq budgets, cette nouvelle procédure sera étendue et modifiée en fonction des résultats de l'évaluation à laquelle nous procédons actuellement. Une innovation importante dès cette année pourrait être la recomposition du calendrier budgétaire, avec la volonté d'établir une continuité entre l'autorisation budgétaire et l'évaluation des politiques publiques mises en oeuvre. A terme, ces deux missions devront former les deux faces d'une même réalité. Nous devrions donc avoir au printemps une " petite session " budgétaire d'une semaine, permettant d'avoir un premier aperçu de l'exécution du budget de l'an passé, d'actualiser lorsqu'il le faut le budget de l'année en cours à travers un collectif, et de débattre des orientations du prochain budget. A l'avenir, nous pourrions d'ailleurs élargir la portée du débat d'orientations budgétaires pour y intégrer une discussion sur les finances sociales et les finances locales. Puis, à l'automne nous devrions avoir une " grande session budgétaire " de 3 mois, permettant d'examiner la loi de finances, la loi de financement de la sécurité sociale et le collectif de fin d'année, mais également de solder le budget de l'an passé avant même d'aborder le budget de l'an prochain. L'idée sous-jacente, c'est à terme de remettre en cause les fameux " services votés " qui, adoptés en bloc et sans discussion, privent en pratique le Parlement de tout pouvoir sur plus de 90 % des dépenses.
Afin de porter leurs pleins fruits, ces deux réformes - création de la MEC et réorganisation du débat budgétaire - devront s'accompagner de nouvelles méthodes de travail du Parlement. Comme le groupe de travail l'a proposé, les rapporteurs spéciaux et pour avis doivent plus souvent mener conjointement des enquêtes sur pièces et sur place. Pour sortir d'un esprit partisan qui cadre mal avec les missions de contrôle, il serait envisageable que, si possible, l'un des rapporteurs appartienne à la majorité, l'autre à l'opposition. Il convient aussi que le rapporteur général du budget, qui vient de susciter, paraît-il, quelque émoi en contrôlant sur pièces et sur place l'exécution du budget 1999, puisse prendre l'habitude de ces visites inopinées, aux Finances comme dans les autres ministères. Par rapport au Congrès américain, qui dispose en son sein de capacités d'expertise puissantes, le Parlement français demeure en effet trop dépendant des informations communiquées par l'exécutif. Il serait utile qu'il développe ses propres moyens d'expertise, car c'est le gage de son autonomie. Dans cet esprit, la Commission des finances vient, comme nous l'avions proposé, de décider la création d'un outil de simulation fiscale qui lui permettra bientôt d'échapper au monopole d'information du ministère des Finances.
Si l'on veut éviter de coûteux doublons administratifs, on doit aussi évoquer d'autres pistes. L'une consisterait pour le Parlement à développer, sur le modèle initié avec la Cour des comptes, des collaborations resserrées avec une série d'organismes comme le Conseil économique et social, certaines Autorités administratives indépendantes - la commission des finances vient de passer commande de deux études au Conseil de la concurrence - ou encore les Universités. Une autre piste tendrait à placer un certain nombre d'organismes administratifs, comme l'INSEE ou la Direction de la Prévision, sous la responsabilité conjointe de l'exécutif et du législatif, lequel, sans porter atteinte à leur indépendance, pourrait recourir à leurs services en tant que de besoin. J'ajoute de la part des Commissions des Finances le recours possible à des organismes d'expertise privés. J'ai bien conscience que cet aspect de ces réformes heurte certaines habitudes, mais cela me paraît constituer des pistes intéressantes car maîtriser, c'est projeter, anticiper, simuler, évaluer, corriger, contrôler.
Une autre conclusion à laquelle notre groupe de travail sur la maîtrise de la dépense publique est parvenu, c'est que le renforcement des missions d'évaluation et de contrôle exercées par le Parlement peut et doit donner l'impulsion à une transformation en profondeur du fonctionnement de l'Etat et débloquer certaines réformes qui achoppent depuis longtemps. La première de ces réformes, d'apparence technique, mais en réalité fondamentale car elle touche les pouvoirs budgétaires du législatif, concerne la révision de l'ordonnance organique du 2 janvier 1959 relative aux lois de finances. Comme le savent les spécialistes, cette ordonnance bride à l'excès la capacité du Parlement de contrôler non pas tellement le Gouvernement, mais en réalité l'administration qui gère les services publics en son nom. Nous avons confié l'an dernier au rapporteur général du budget une mission qui devrait conduire, en liaison avec les autorités concernées, au dépôt d'un texte de loi organique visant à réformer en profondeur cette ordonnance. J'ai constaté avec plaisir que le Premier ministre dans sa dernière intervention télévisée avait affirmé l'importance de cette innovation.
De quoi s'agit-il ? De modifier les conditions d'examen et de fabrication du budget de l'Etat, afin de passer d'une logique de moyens à une logique de résultats. De pouvoir en particulier examiner réellement les fameux " services votés ". De confier à la Cour des comptes le soin de concourir à la sincérité des lois de finances, pour que le principe de sincérité, qui a désormais valeur constitutionnelle, imprègne le débat parlementaire au lieu de relever d'un vague contrôle a posteriori. De transposer au budget de l'Etat un certain nombre de règles qui s'appliquent depuis longtemps avec bonheur aux collectivités locales, par exemple la distinction entre le fonctionnement et l'investissement ou - pourquoi pas ? - l'obligation d'équilibrer la section de fonctionnement, afin d'éviter de sacrifier l'avenir au présent. De rénover la comptabilité publique, pour pouvoir analyser et comparer le coût des services rendus à la population, pour responsabiliser davantage les agents placés à la tête d'un service et pour introduire une gestion patrimoniale de l'Etat. D'encadrer les pouvoirs de régulation budgétaire de l'exécutif dont les gouvernements ont tendance à abuser. De réintroduire plus de cohérence dans la discussion des budgets de l'Etat et de la sécurité sociale, alors que règne aujourd'hui parfois la confusion. Vous voyez, à travers ces exemples, que le chantier est considérable.
La suite logique, qui compléterait l'édifice, serait sans doute, lorsque ce sera politiquement possible, d'infléchir l'article 40 de la Constitution, afin que le Parlement ait la possibilité de modifier dans une certaine mesure la répartition des dépenses à l'intérieur d'un même ministère, voire d'un ministère à l'autre. Il convient, ce faisant, d'éviter bien sûr les dérapages et les excès de la IVème République. Mais comment parler de pouvoir budgétaire réel tant que le législatif ne pourra traduire en actes les recommandations que ses travaux de contrôle l'amènent à faire à l'exécutif ?
Puisque je passe en revue les conditions nécessaires pour qu'un Parlement aux pouvoirs renforcés remplisse pleinement son rôle, je veux évoquer encore deux initiatives.
La première, afin de relayer les efforts faits par le Parlement pour replacer la dépense publique au centre des débats, serait de nommer auprès de tel ou tel ministre soit un Ministre Junior soit un secrétaire général du Ministère, qui aurait pour mission d'établir le plan stratégique des services, de suivre au quotidien la gestion et de veiller à réorienter ce qui doit l'être. Un Ministre a malheureusement peu le temps de le faire. Il s'occupe surtout de la politique " extérieure " qui doit être menée par son ministère, rarement - trop rarement - de l'administration efficace de celui-ci. Dans un monde concurrentiel où, je le disais, les Etats eux-mêmes sont en compétition, toute administration a l'obligation d'être bien gérée, avec une pleine implication des personnels, et d'atteindre les performances des meilleurs.
Une autre condition est de veiller à abaisser la pression fiscale. C'est une question sur laquelle je me suis souvent exprimé et où je crois avoir commencé d'être entendu. Les rapports entre maîtrise de la fiscalité et maîtrise de la dépense publique sont à double sens : c'est seulement si l'action dans un de ces deux domaines est effective que l'action dans l'autre le sera aussi. Des hommes politiques qui parlent de la baisse des impôts, vous en trouverez beaucoup. Ils ne commencent à être crédibles que s'ils s'intéressent aussi à la maîtrise des dépenses. Car, chacun le sait, en particulier les responsables d'entreprise nombreux dans cette salle : on réalise des gains de productivité souvent sous contrainte, quand la ressource devient plus rare et que chaque responsable doit se préoccuper de l'efficacité de la dépense qu'il engage. Les élus locaux aussi le savent : la stagnation souvent et à juste titre regrettée des dotations de l'Etat a obligé les collectivités locales à gagner en efficacité, à améliorer le rapport qualité-prix des services qu'elles rendent à la population. Je suis convaincu que, dans un monde ouvert, où les compétiteurs n'hésitent pas à pratiquer le dumping fiscal, il y aurait danger pour notre pays, y compris pour les services publics, à ne pas améliorer leur rapport qualité-prix, à prendre le risque de voir s'expatrier certains citoyens particulièrement entreprenants. A ce risque, une réponse est fournie par la devise adoptée par la MEC : " Contrôler plus la dépense publique, pour dépenser mieux et prélever moins ". Ceux qui, comme moi, considèrent que l'Etat a un rôle important à jouer dans la société, important mais pas omniprésent, sont attachés à ces évolutions. Car, à travers des discussions parfois apparemment techniques sur les conditions de la maîtrise des dépenses publiques, il s'agit tout simplement - et c'est essentiel - de rendre l'Etat plus efficace.
Un dernier mot, mesdames et messieurs. Je le disais au début de mon propos, à travers la question des dépenses publiques, c'est évidemment aussi toute une conception du service public qui est abordée. L'utilité du service public, on l'a encore constatée lors des récentes catastrophes : chacun a alors rendu hommage au travail, au dévouement des agents d'EDF, de l'Equipement, des télécommunications, des pompiers, des gendarmes et de bien d'autres. De même, lorsqu'on voit les problèmes auxquels doivent faire face aujourd'hui l'hôpital ou l'école, on mesure la grande qualité de la plupart des personnels et combien nous avons besoin du service public pour répondre aux exigences du long terme et du non-marchand. En même temps, je crois indispensable la réforme du service public. Au niveau central, par la méthode que j'ai appelée des 3D : dialogue, décisions, dessein. Au niveau local, non pas administration par administration, verticalement, mais plutôt transversalement, dotant la France d'un réseau de services publics, de maisons de service public, efficaces, proches de l'usager et contribuant à un véritable aménagement du territoire. En pratiquant le dialogue. Et en sachant qu'avec le développement des technologies et l'ouverture croissante à la concurrence, les services publics seront désormais jugés le plus souvent aussi à l'aune du prestataire privé le plus performant.
Autour de cette notion fondamentale de " service public de proximité ", il convient de définir et de clarifier les règles applicables. Traditionnellement, lorsqu'on abordait les principes de fonctionnement de l'Etat, on évoquait la continuité, l'adaptation, l'égalité de traitement. Le service public doit respecter ces principes mais aussi les enrichir par cinq autres : la qualité, l'ouverture, la simplification, la sécurité juridique et l'évaluation. Le principe de qualité suppose des services plus présents sur le terrain, disposant d'indicateurs de satisfaction et assurant des prestations personnalisées. Le principe d'ouverture implique une pleine écoute des usagers, une participation de leurs représentants, un décloisonnement des services. Le principe de simplification conduit à décomplexifier et à codifier les règles applicables. Le principe de sécurité juridique devrait amener, sauf raisons impérieuses d'intérêt général, à prohiber la rétroactivité des textes. Enfin, le principe d'évaluation doit nous obliger à mesurer périodiquement l'efficacité de l'activité des services. Ces cinq principes signifient parallèlement décentralisation et déconcentration. S'ils sont appliqués dans tous les secteurs de l'Etat, cela emporte des conséquences positives sur la maîtrise des dépenses publiques. Tout cela constitue-t-il une réforme la plus tranquille possible ? En tout cas je crois que c'est une évolution indispensable. Merci.
(Source : http://www.assemblee-nationale.fr, le 28 mars 2000)
C'est avec plaisir que, conformément à un engagement pris depuis longtemps, je suis parmi vous ce soir pour clôturer ce colloque consacré à " la maîtrise de la dépense publique ". C'est une question en effet à laquelle j'attache beaucoup d'importance. Pour une raison simple : elle est au coeur de la réforme de l'Etat et du service public qui sont des étapes essentielles et difficiles de la modernisation de notre pays. La réforme de l'Etat s'impose avec force, mais elle demande - on le contaste - à être préalablement discutée et négociée tant pour répondre aux attentes des citoyens, qui veulent un service public de qualité à un coût raisonnable, qu'aux exigences des personnels et à celles de la concurrence mondiale, laquelle met les organisations étatiques d'une certaine façon en compétition. Je veux, avant de commencer mon propos, remercier l'Institut de l'Entreprise et son président Bertrand Collomb d'avoir pris cette initiative avec Enjeux Les Echos, saluer les personnalités qui ont bien voulu nous faire partager leur expérience, et féliciter notamment Yves Cannac pour l'énergie qu'il déploie autour de cette cause majeure.
Mesdames et Messieurs, sans maîtrise de la dépense publique, il est vain d'espérer un reflux durable des prélèvements obligatoires - et réciproquement -. Or il est de plus en plus admis que celui-ci est indispensable si l'on veut préserver la compétitivité de notre territoire et la pérennité de nos emplois. Cette maîtrise de la dépense doit s'appuyer - je n'en traiterai pas ce soir - sur des réformes institutionnelles importantes, en particulier un " acte II " de la décentralisation, mettant de la clarté dans les structures et les financements des collectivités locales. Elle devrait aussi résulter d'une " révolution managériale " de nos services publics, qui, tout en respectant leur spécificité, introduirait dans la sphère non marchande une culture à certains égards nouvelle sur laquelle je reviendrai plus loin.
Ces réformes impliquent de nombreux partenaires : l'Etat et ses personnels, les collectivités locales, les partenaires sociaux, les associations. Le groupe de travail que j'ai animé l'an dernier à l'Assemblée sur " l'efficacité de la dépense publique et le contrôle parlementaire " s'est réuni pendant plusieurs mois précisément sur ce thème. Composé de députés appartenant à toutes les tendances politiques, il est arrivé à la conclusion unanime que la maîtrise de la dépense publique passait notamment par un retour aux sources de la démocratie parlementaire et aux fameux articles XIII et XIV de la Déclaration des droits de l'Homme et du Citoyen, aux termes d'une admirable concision : " Tous les citoyens ont le droit de constater, par eux-mêmes ou leurs représentants, la nécessité de la contribution publique... La société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration ". En quelques mots à peu près tout est dit. C'est la question de la nécessaire transparence. La maîtrise des dépenses publiques est inséparable de leur transparence.
Dans le même temps où la dépense publique a explosé depuis plusieurs décennies, pour représenter aujourd'hui plus de la moitié de la richesse nationale, c'est en effet peu dire que les pouvoirs d'action et de contrôle, singulièrement ceux du Parlement dont je parlerai surtout ici, n'ont pas suivi, alors même que ce dernier a en ce domaine un rôle fondamental. Ligoté par l'ordonnance organique du 2 janvier 1959, qui a raboté ses pouvoirs financiers, verrouillé par l'article 40 de la Constitution qui lui interdit en réalité tout redéploiement de crédits, le Parlement a laissé son pouvoir théorique de contrôle s'étioler. Se souvient-on par exemple que les rapporteurs spéciaux de la commission des finances peuvent effectuer des contrôles sur pièces et sur place ? Qui s'inquiète de ce que les lois de règlement, qui devraient permettre de vérifier le bon usage de l'argent public, ressemblent généralement à des formalités tardives, auxquelles le Parlement s'astreint par obligation ?
Comment développer le pouvoir d'évaluation et de contrôle du Parlement sur la dépense publique ? Même si cette question majeure n'épuise pas le sujet, je voudrais lui consacrer l'essentiel de mon propos. Je commencerai par relever que deux initiatives sont d'ores et déjà susceptibles de nous faire progresser.
Nous inspirant de la situation britannique, où le National Audit Office a permis à la Chambre des Communes britannique de retrouver une vraie maîtrise des fonds publics, nous avons en effet créé l'an dernier, au sein de la commission des finances, la mission d'évaluation et de contrôle (MEC). Co-présidée par un membre de la majorité et par un membre de l'opposition, animée par le rapporteur général du budget, la MEC se réunit chaque semaine et passe au crible un nombre limité de politiques publiques, sélectionnées. Cinq thèmes ont été retenus pour 2000, dont la technicité apparente correspond à d'importants enjeux : le recouvrement de l'impôt, la gestion financière des Universités, le fonctionnement des COTOREP, la politique de la ville et la gestion minière en Nouvelle Calédonie. La double originalité de la MEC, c'est qu'elle travaille en collaboration étroite avec la Cour des comptes, qui participe à toutes ses réunions et lui apporte son expertise, et qu'elle tient des auditions publiques, ouvertes à la presse qui peut ainsi associer l'opinion publique. L'ouverture, cette semaine, de La Chaîne Parlementaire du Parlement devrait amplifier l'écho des travaux de cette instance, qui seront télévisés.
Un autre volet de la réforme silencieuse que nous amorçons concerne la réorganisation du débat budgétaire, avec là encore la volonté de sortir du formalisme. Nous avons expérimenté l'an dernier de nouvelles procédures qui tendent à approfondir et à valoriser le travail en commission, car c'est là notamment que les députés peuvent contrôler l'usage des fonds publics, et à solenniser la séance publique, en la recentrant sur les choix politiques majeurs. Expérimentée sur cinq budgets, cette nouvelle procédure sera étendue et modifiée en fonction des résultats de l'évaluation à laquelle nous procédons actuellement. Une innovation importante dès cette année pourrait être la recomposition du calendrier budgétaire, avec la volonté d'établir une continuité entre l'autorisation budgétaire et l'évaluation des politiques publiques mises en oeuvre. A terme, ces deux missions devront former les deux faces d'une même réalité. Nous devrions donc avoir au printemps une " petite session " budgétaire d'une semaine, permettant d'avoir un premier aperçu de l'exécution du budget de l'an passé, d'actualiser lorsqu'il le faut le budget de l'année en cours à travers un collectif, et de débattre des orientations du prochain budget. A l'avenir, nous pourrions d'ailleurs élargir la portée du débat d'orientations budgétaires pour y intégrer une discussion sur les finances sociales et les finances locales. Puis, à l'automne nous devrions avoir une " grande session budgétaire " de 3 mois, permettant d'examiner la loi de finances, la loi de financement de la sécurité sociale et le collectif de fin d'année, mais également de solder le budget de l'an passé avant même d'aborder le budget de l'an prochain. L'idée sous-jacente, c'est à terme de remettre en cause les fameux " services votés " qui, adoptés en bloc et sans discussion, privent en pratique le Parlement de tout pouvoir sur plus de 90 % des dépenses.
Afin de porter leurs pleins fruits, ces deux réformes - création de la MEC et réorganisation du débat budgétaire - devront s'accompagner de nouvelles méthodes de travail du Parlement. Comme le groupe de travail l'a proposé, les rapporteurs spéciaux et pour avis doivent plus souvent mener conjointement des enquêtes sur pièces et sur place. Pour sortir d'un esprit partisan qui cadre mal avec les missions de contrôle, il serait envisageable que, si possible, l'un des rapporteurs appartienne à la majorité, l'autre à l'opposition. Il convient aussi que le rapporteur général du budget, qui vient de susciter, paraît-il, quelque émoi en contrôlant sur pièces et sur place l'exécution du budget 1999, puisse prendre l'habitude de ces visites inopinées, aux Finances comme dans les autres ministères. Par rapport au Congrès américain, qui dispose en son sein de capacités d'expertise puissantes, le Parlement français demeure en effet trop dépendant des informations communiquées par l'exécutif. Il serait utile qu'il développe ses propres moyens d'expertise, car c'est le gage de son autonomie. Dans cet esprit, la Commission des finances vient, comme nous l'avions proposé, de décider la création d'un outil de simulation fiscale qui lui permettra bientôt d'échapper au monopole d'information du ministère des Finances.
Si l'on veut éviter de coûteux doublons administratifs, on doit aussi évoquer d'autres pistes. L'une consisterait pour le Parlement à développer, sur le modèle initié avec la Cour des comptes, des collaborations resserrées avec une série d'organismes comme le Conseil économique et social, certaines Autorités administratives indépendantes - la commission des finances vient de passer commande de deux études au Conseil de la concurrence - ou encore les Universités. Une autre piste tendrait à placer un certain nombre d'organismes administratifs, comme l'INSEE ou la Direction de la Prévision, sous la responsabilité conjointe de l'exécutif et du législatif, lequel, sans porter atteinte à leur indépendance, pourrait recourir à leurs services en tant que de besoin. J'ajoute de la part des Commissions des Finances le recours possible à des organismes d'expertise privés. J'ai bien conscience que cet aspect de ces réformes heurte certaines habitudes, mais cela me paraît constituer des pistes intéressantes car maîtriser, c'est projeter, anticiper, simuler, évaluer, corriger, contrôler.
Une autre conclusion à laquelle notre groupe de travail sur la maîtrise de la dépense publique est parvenu, c'est que le renforcement des missions d'évaluation et de contrôle exercées par le Parlement peut et doit donner l'impulsion à une transformation en profondeur du fonctionnement de l'Etat et débloquer certaines réformes qui achoppent depuis longtemps. La première de ces réformes, d'apparence technique, mais en réalité fondamentale car elle touche les pouvoirs budgétaires du législatif, concerne la révision de l'ordonnance organique du 2 janvier 1959 relative aux lois de finances. Comme le savent les spécialistes, cette ordonnance bride à l'excès la capacité du Parlement de contrôler non pas tellement le Gouvernement, mais en réalité l'administration qui gère les services publics en son nom. Nous avons confié l'an dernier au rapporteur général du budget une mission qui devrait conduire, en liaison avec les autorités concernées, au dépôt d'un texte de loi organique visant à réformer en profondeur cette ordonnance. J'ai constaté avec plaisir que le Premier ministre dans sa dernière intervention télévisée avait affirmé l'importance de cette innovation.
De quoi s'agit-il ? De modifier les conditions d'examen et de fabrication du budget de l'Etat, afin de passer d'une logique de moyens à une logique de résultats. De pouvoir en particulier examiner réellement les fameux " services votés ". De confier à la Cour des comptes le soin de concourir à la sincérité des lois de finances, pour que le principe de sincérité, qui a désormais valeur constitutionnelle, imprègne le débat parlementaire au lieu de relever d'un vague contrôle a posteriori. De transposer au budget de l'Etat un certain nombre de règles qui s'appliquent depuis longtemps avec bonheur aux collectivités locales, par exemple la distinction entre le fonctionnement et l'investissement ou - pourquoi pas ? - l'obligation d'équilibrer la section de fonctionnement, afin d'éviter de sacrifier l'avenir au présent. De rénover la comptabilité publique, pour pouvoir analyser et comparer le coût des services rendus à la population, pour responsabiliser davantage les agents placés à la tête d'un service et pour introduire une gestion patrimoniale de l'Etat. D'encadrer les pouvoirs de régulation budgétaire de l'exécutif dont les gouvernements ont tendance à abuser. De réintroduire plus de cohérence dans la discussion des budgets de l'Etat et de la sécurité sociale, alors que règne aujourd'hui parfois la confusion. Vous voyez, à travers ces exemples, que le chantier est considérable.
La suite logique, qui compléterait l'édifice, serait sans doute, lorsque ce sera politiquement possible, d'infléchir l'article 40 de la Constitution, afin que le Parlement ait la possibilité de modifier dans une certaine mesure la répartition des dépenses à l'intérieur d'un même ministère, voire d'un ministère à l'autre. Il convient, ce faisant, d'éviter bien sûr les dérapages et les excès de la IVème République. Mais comment parler de pouvoir budgétaire réel tant que le législatif ne pourra traduire en actes les recommandations que ses travaux de contrôle l'amènent à faire à l'exécutif ?
Puisque je passe en revue les conditions nécessaires pour qu'un Parlement aux pouvoirs renforcés remplisse pleinement son rôle, je veux évoquer encore deux initiatives.
La première, afin de relayer les efforts faits par le Parlement pour replacer la dépense publique au centre des débats, serait de nommer auprès de tel ou tel ministre soit un Ministre Junior soit un secrétaire général du Ministère, qui aurait pour mission d'établir le plan stratégique des services, de suivre au quotidien la gestion et de veiller à réorienter ce qui doit l'être. Un Ministre a malheureusement peu le temps de le faire. Il s'occupe surtout de la politique " extérieure " qui doit être menée par son ministère, rarement - trop rarement - de l'administration efficace de celui-ci. Dans un monde concurrentiel où, je le disais, les Etats eux-mêmes sont en compétition, toute administration a l'obligation d'être bien gérée, avec une pleine implication des personnels, et d'atteindre les performances des meilleurs.
Une autre condition est de veiller à abaisser la pression fiscale. C'est une question sur laquelle je me suis souvent exprimé et où je crois avoir commencé d'être entendu. Les rapports entre maîtrise de la fiscalité et maîtrise de la dépense publique sont à double sens : c'est seulement si l'action dans un de ces deux domaines est effective que l'action dans l'autre le sera aussi. Des hommes politiques qui parlent de la baisse des impôts, vous en trouverez beaucoup. Ils ne commencent à être crédibles que s'ils s'intéressent aussi à la maîtrise des dépenses. Car, chacun le sait, en particulier les responsables d'entreprise nombreux dans cette salle : on réalise des gains de productivité souvent sous contrainte, quand la ressource devient plus rare et que chaque responsable doit se préoccuper de l'efficacité de la dépense qu'il engage. Les élus locaux aussi le savent : la stagnation souvent et à juste titre regrettée des dotations de l'Etat a obligé les collectivités locales à gagner en efficacité, à améliorer le rapport qualité-prix des services qu'elles rendent à la population. Je suis convaincu que, dans un monde ouvert, où les compétiteurs n'hésitent pas à pratiquer le dumping fiscal, il y aurait danger pour notre pays, y compris pour les services publics, à ne pas améliorer leur rapport qualité-prix, à prendre le risque de voir s'expatrier certains citoyens particulièrement entreprenants. A ce risque, une réponse est fournie par la devise adoptée par la MEC : " Contrôler plus la dépense publique, pour dépenser mieux et prélever moins ". Ceux qui, comme moi, considèrent que l'Etat a un rôle important à jouer dans la société, important mais pas omniprésent, sont attachés à ces évolutions. Car, à travers des discussions parfois apparemment techniques sur les conditions de la maîtrise des dépenses publiques, il s'agit tout simplement - et c'est essentiel - de rendre l'Etat plus efficace.
Un dernier mot, mesdames et messieurs. Je le disais au début de mon propos, à travers la question des dépenses publiques, c'est évidemment aussi toute une conception du service public qui est abordée. L'utilité du service public, on l'a encore constatée lors des récentes catastrophes : chacun a alors rendu hommage au travail, au dévouement des agents d'EDF, de l'Equipement, des télécommunications, des pompiers, des gendarmes et de bien d'autres. De même, lorsqu'on voit les problèmes auxquels doivent faire face aujourd'hui l'hôpital ou l'école, on mesure la grande qualité de la plupart des personnels et combien nous avons besoin du service public pour répondre aux exigences du long terme et du non-marchand. En même temps, je crois indispensable la réforme du service public. Au niveau central, par la méthode que j'ai appelée des 3D : dialogue, décisions, dessein. Au niveau local, non pas administration par administration, verticalement, mais plutôt transversalement, dotant la France d'un réseau de services publics, de maisons de service public, efficaces, proches de l'usager et contribuant à un véritable aménagement du territoire. En pratiquant le dialogue. Et en sachant qu'avec le développement des technologies et l'ouverture croissante à la concurrence, les services publics seront désormais jugés le plus souvent aussi à l'aune du prestataire privé le plus performant.
Autour de cette notion fondamentale de " service public de proximité ", il convient de définir et de clarifier les règles applicables. Traditionnellement, lorsqu'on abordait les principes de fonctionnement de l'Etat, on évoquait la continuité, l'adaptation, l'égalité de traitement. Le service public doit respecter ces principes mais aussi les enrichir par cinq autres : la qualité, l'ouverture, la simplification, la sécurité juridique et l'évaluation. Le principe de qualité suppose des services plus présents sur le terrain, disposant d'indicateurs de satisfaction et assurant des prestations personnalisées. Le principe d'ouverture implique une pleine écoute des usagers, une participation de leurs représentants, un décloisonnement des services. Le principe de simplification conduit à décomplexifier et à codifier les règles applicables. Le principe de sécurité juridique devrait amener, sauf raisons impérieuses d'intérêt général, à prohiber la rétroactivité des textes. Enfin, le principe d'évaluation doit nous obliger à mesurer périodiquement l'efficacité de l'activité des services. Ces cinq principes signifient parallèlement décentralisation et déconcentration. S'ils sont appliqués dans tous les secteurs de l'Etat, cela emporte des conséquences positives sur la maîtrise des dépenses publiques. Tout cela constitue-t-il une réforme la plus tranquille possible ? En tout cas je crois que c'est une évolution indispensable. Merci.
(Source : http://www.assemblee-nationale.fr, le 28 mars 2000)