Texte intégral
Monsieur le Commissaire,
Monsieur le Professeur,
Mesdames et Messieurs,
Chers Amis,
Je veux d'abord vous remercier, Monsieur le Commissaire, de m'avoir convié à cette cérémonie d'installation officielle de la Commission de réflexion sur les institutions européennes, sous la présidence du professeur Jean-Louis Quermonne.
Je comprends qu'elle vient, en quelque sorte, couronner un dispositif mis en place dès le printemps dernier et qui comprend cinq groupes de travail sectoriels, dont les travaux serviront de base à la réflexion de la Commission.
Cette initiative vient à point nommé pour enrichir le travail du gouvernement sur l'avenir institutionnel de l'Union européenne. La Commission rendra, en effet, ses conclusions au moment où la réflexion au sein de l'Union, une fois le Traité d'Amsterdam ratifié par tous les Etats membres, pourra prendre un tour plus formel.
Je vois que vous avez, Monsieur le Commissaire, sélectionné pour cette Commission les esprits les plus brillants et les meilleurs connaisseurs de la mécanique européenne. Je ne les connais pas tous, mais presque, et je leur fais confiance, pour élaborer, sous la conduite du professeur Quermonne, lui aussi fin connaisseur du système politique de l'Union européenne, auquel il vient de consacrer un ouvrage fort intéressant, des propositions utiles pour le gouvernement.
L'enjeu est de taille. En effet, pour être véritablement utile, la réflexion doit désormais dépasser largement l'horizon d'Amsterdam et s'engager hors des sentiers battus. En d'autres termes, il ne s'agit plus seulement, dans les mois à venir, d'examiner les moyens de faire aboutir les réformes manquées lors de la dernière Conférence intergouvernementale. Celles-ci sont absolument indispensables, mais insuffisantes pour embrasser l'horizon plus large, en termes spatiaux et temporels, qui est celui de l'Europe de demain.
Nous ne pouvons plus nous permettre de mener des réformes partielles, en procédant, sous la pression des contraintes, à des ajustements à la marge. Il nous faut maintenant prendre de la hauteur et esquisser les contours de l'Europe que nous voulons, pour demain et après-demain. C'est cela que l'on peut attendre de la Commission que vous mettez en place aujourd'hui : qu'elle réfléchisse à l'Europe de demain, qui sera différente, qui sera une entité politique nouvelle.
Mon propos peut vous paraître excessivement ambitieux, voire présomptueux. Il est vrai que beaucoup de paramètres demeurent inconnus, que notre Europe n'est pas encore libérée de tout conflit, loin de là. L'actualité nous montre, au contraire, que certains foyers couvent aux portes de l'Union et que nous ne sommes pas en mesure de les maîtriser seuls.
Mais nous devons d'ores et déjà raisonner à l'échelle du prochain siècle si nous voulons que tout le travail accompli depuis près de cinquante ans ne l'ait pas été en vain, si nous voulons que la dialectique approfondissement/élargissement ne devienne pas une formule obsolète, mais continue d'être, au contraire, l'équation fondatrice d'une construction totalement originale, porteuse de valeurs dans lesquelles tous les citoyens de l'Europe de demain pourront se reconnaître.
La question institutionnelle, vous l'avez compris, ne peut donc être abordée indépendamment de celle de l'élargissement. Elles sont étroitement imbriquées et doivent être absolument pensées de manière conjointe.
On observera, avec raison, que la réforme institutionnelle était déjà nécessaire il y a six ans, c'est-à-dire avant le dernier élargissement. Cela est vrai, (on s'en rend compte d'ailleurs à chaque session du Conseil) et elle n'en est devenue que plus urgente aujourd'hui. Mais ce serait une erreur que s'en tenir à cela, au motif que l'élargissement sera un processus de longue haleine et que nous avons le temps. L'élargissement sera, au contraire, d'autant mieux réussi que nous aurons une vision claire de ce qui viendra après l'intégration des pays qui ont aujourd'hui le statut de candidats.
Ceci m'amène à soulever plusieurs questions : - celle des élargissements futurs et, donc, celle de la nature de l'Europe de demain ;
- celle du fonctionnement démocratique - j'y insiste - des institutions dans une Europe élargie ;
- celle de l'exercice du ou des pouvoirs au sein de ce nouvel ensemble ;
- enfin, celle des modalités de sa "présence au monde", c'est-à-dire, non seulement de sa représentation sur la scène internationale, mais aussi celle de sa capacité à agir dans ses relations avec le reste du monde, tout en continuant d'être, pour les peuples qui la composeront demain, pour ses citoyens, une entité compréhensible - c'est toute la question de la lisibilité - et dans laquelle ils puissent se reconnaître.
Poser la question des élargissements futurs, c'est d'abord s'interroger sur la géographie de l'Europe de demain, c'est donc se demander si, au-delà des dix pays de l'Europe dite "centrale et orientale" d'autres ne pourraient avoir aussi vocation à appartenir à "la maison commune".
Il est évident que la Suisse, la Norvège ou l'Islande ont incontestablement vocation à entrer dans l'Union. Pour autant, ils n'ont pas voulu franchir le pas. Dans le même temps, d'autres, dont le statut est plus flou - c'est le cas de la Turquie -, d'autres encore dont la candidature n'est pas envisagée, alors même qu'ils frappent à la porte de l'Union - l'Ukraine, la Moldavie -, d'autres enfin qui, malgré leur place au centre du territoire européen, demeurent encore à part - je pense à certains Etats issus de l'ex-Yougoslavie -, d'autres, donc, nous obligent à nous interroger sur la notion même de vocation à l'adhésion. Je n'entrerai pas, ici, dans ce débat (mais je serais heureux que la commission que vous mettez en place puisse le faire). La recherche de critères historiques, culturels, géographiques est vaine. D'ailleurs, l'Union européenne ne l'a-t-elle pas elle-même "évacuée" de manière définitive en énonçant, dans le traité, que "tout Etat européen peut demander à devenir membre de l'Union", et en se gardant bien de donner une définition de l'adjectif européen. C'est peut-être un point qui mériterait d'être examiné par votre commission.
Je veux être clair. Il n'y a, en l'occurrence, de critère, et donc de choix, que politique. Le temps viendra vite où l'on cessera de parler d'Europe centrale et/ou orientale pour parler d'Europe tout court, c'est-à-dire d'une appartenance choisie, librement consentie, à la maison commune, qui n'est autre, depuis l'origine, qu'un grand projet politique commun, un projet totalement original du point de vue institutionnel, même si les orientations peuvent changer avec le périmètre géographique du projet.
C'est donc sur ce projet politique, sur l'organisation de la maison commune que doit se concentrer notre attention.
D'abord - parce que c'est urgent - pour remettre cette construction en ordre, avant d'y accueillir tout nouveau membre. Ensuite, pour garantir que, à travers les aménagements successifs, conduits sous la pression des événements, on ne perde pas totalement la cohérence d'ensemble, l'architecture générale du projet politique.
Je ne veux pas dire par là qu'il faut s'arc-bouter sur ce qui existe à tout prix. Cela serait illusoire. Une Europe à vingt-cinq ou trente changera forcément de nature par rapport à l'Union que nous connaissons aujourd'hui. Mais, ce qu'il ne faut pas perdre, c'est l'originalité de la construction, l'esprit qui l'anime. Et cette originalité réside précisément dans son fonctionnement, c'est-à-dire dans ses institutions.
Aujourd'hui, les institutions européennes fonctionnent mal. Il faut les réformer, tout en ayant à l'esprit, non seulement l'élargissement que nous venons de lancer, mais, au-delà, dans toute la mesure du possible, l'Europe de demain, à l'échelle du continent. Pour cela, il nous faut avoir une vision claire de ce que nous voulons et, sur cette base, élaborer une démarche non pas étroitement fonctionnaliste, mais susceptible au contraire de redonner du sens à l'Europe. Il faut procéder par étapes, de façon pragmatique, si nous voulons, non seulement préserver les acquis, mais les consolider, tout en ayant à l'esprit un projet ambitieux à plus long terme. C'est sur ces deux échelles que la commission pourrait réfléchir.
Il y a, d'abord, un certain nombre de réformes qui peuvent être menées à bien rapidement, sans qu'il soit nécessaire pour cela de réviser les traités.
Il s'agit de réformes très pratiques. En ce qui concerne le Conseil des Ministres, la priorité doit être de redonner peu à peu au Conseil Affaires générales son rôle de coordonnateur d'ensemble de l'activité de l'Union. Ainsi, une organisation plus rigoureuse des travaux de ce Conseil - questions communautaires internes, relations extérieures, PESC - doit permettre de limiter les discussions et de faciliter la prise de décision ; une meilleure articulation entre les différentes activités de ce Conseil accroîtrait aussi l'efficacité de ses travaux. Il faudrait, en particulier, se poser la question d'un traitement plus permanent et régulier des affaires courantes, pour lequel les ministres des Affaires européennes pourraient jouer, à terme, un rôle accru.
Le Conseil Affaires générales doit également assurer de façon plus rigoureuse la préparation des sessions du Conseil européen.
S'agissant des autres formations du Conseil, elles gagneraient à être regroupées, notamment dans le champ économique et industriel, ou à siéger parfois en formation conjointe, afin de garantir une meilleure synergie et un traitement plus efficace des dossiers à caractère pluridisciplinaire.
Quant au Conseil européen, il est impératif qu'il retrouve rapidement sa fonction première d'impulsion et d'orientation politique.
Il est urgent que la Commission, de son côté, retrouve une véritable collégialité. Les initiatives intempestives de certains Commissaires ont, récemment encore, donné une image très négative de cette institution, qui symbolise souvent, dans l'opinion, une forme de pouvoir opaque et difficile à contrôler. Les liens entre le Conseil et la Commission doivent ainsi être resserrés, grâce à des débats d'orientation plus fréquents, en amont des propositions qu'elle est amenée à formuler. En un mot, il faut que la Commission agisse le plus souvent possible sur la base d'un mandat précis du Conseil.
Enfin, le Parlement européen doit aussi réformer ses méthodes de travail et rechercher la voie d'une collaboration plus étroite avec le Conseil et la Commission, par exemple sur la base d'un véritable programme de travail législatif.
Ces réformes sont simples à réaliser. Il suffit que chaque institution en prenne l'initiative.
Ensuite, lorsque les Etats membres - notamment la France - auront ratifié le traité d'Amsterdam, il faudra réexaminer les trois questions fondamentales qui n'ont pu être réglées à Amsterdam (non pour y répondre dans les mêmes termes, mais parce qu'elles sont essentielles) et que nous avons inscrites, avec nos partenaires italiens et belges, dans la déclaration annexée au traité. Cette déclaration est d'ailleurs aujourd'hui partagée par un nombre beaucoup plus grand de partenaires. Nous avons pu le constater encore, ce matin, à Potsdam, au Sommet Franco-allemand.
C'est, tout d'abord et de manière prioritaire, le format de la Commission. J'ai évoqué tout à l'heure la nécessité pour elle de recouvrer une vraie collégialité dans la prise de décision, et l'efficacité qui a fait longtemps le succès de cette institution originale. Ceci ne sera possible, dans la perspective de l'élargissement, que si nous acceptons de limiter à un seul le nombre de Commissaires par Etat membre, et d'introduire une hiérarchie, à l'instar de ce qui se fait dans les gouvernements, entre des Commissaires et des Commissaires-adjoints. Amsterdam a montré qu'il n'était pas possible de passer à un nombre de Commissaires inférieur à celui des Etats : trouvons au moins le moyen que, autour du Président, se constitue une véritable unité de direction.
L'autre priorité, c'est l'extension du champ du vote à la majorité qualifiée, qui doit être quasiment généralisé, car c'est le seul moyen d'assurer la prise de décision au Conseil : c'était vrai, hier, à dix ou douze ; ce sera plus vrai encore, demain, à vingt-cinq ou trente. Il nous faudra vaincre nos craintes, souvent infondées, et adopter une attitude résolument constructive, qui n'exclue aucun secteur, pas plus la culture ou la citoyenneté que la fiscalité ou la sécurité sociale.
Enfin, et en liaison étroite avec le vote à la majorité qualifiée, il conviendra de voir comment reprendre la question de la pondération des voix. Il est nécessaire - et, là encore, la perspective de l'élargissement de l'Union à des pays de petite taille ne peut que conforter cette approche - que le système de vote tienne mieux compte du poids respectif de chaque pays.
Mais ces réformes, pour essentielles qu'elles soient, ne suffiront pas à répondre à l'exigence de transparence et de démocratie qui s'exprime dans l'opinion publique. Le débat en vue de la ratification du traité d'Amsterdam le montre bien.
Il faut, d'une part, que dans chaque Etat membre, le Parlement national soit mieux associé au processus de la construction européenne. Un pas important va être fait en ce sens à l'occasion de la révision constitutionnelle préalable à la ratification du traité d'Amsterdam. Vous savez que le gouvernement a présenté un projet de révision constitutionnelle portant sur l'article 88-2, conformément à l'avis du Conseil constitutionnel ; vous savez aussi que le gouvernement a accepté d'aller plus loin et d'élargir le champ du contrôle parlementaire. Ainsi, il a exprimé son plein accord avec la proposition d'amendement relatif à l'article 88-4 présentée par le rapporteur du projet de loi à l'Assemblée nationale, M. Henri Nallet. L'Assemblée, où je me trouvais tout à l'heure pour le vote solennel, a donné son accord, avec une très large majorité, au projet de révision.
Si ces amendements sont acceptés par le Sénat, les assemblées se verront transmettre systématiquement tous les actes du 1er, du 2ème et du 3ème pilier ayant une incidence législative, le gouvernement ayant, en outre, la faculté de transmettre, s'il le juge utile, tout autre document susceptible d'intéresser les assemblées.
Parallèlement, le Parlement européen, dont le rôle a été renforcé de façon significative par le traité d'Amsterdam, doit être associé plus étroitement à la réflexion sur la construction européenne et représenter, mieux qu'il ne le fait aujourd'hui, les aspirations des citoyens. Pour cela, il eût été nécessaire de modifier le mode de scrutin, j'avais d'ailleurs fait des propositions en ce sens qui n'ont malheureusement pu aboutir. On pourrait imaginer aussi - de nombreuses réflexions menées dans le cadre de la société civile vont dans ce sens - que le nouveau Parlement qui sera élu en juin prochain élabore une "Charte des droits et des devoirs des citoyens européens".
En contrepoint à la réforme des institutions, la réflexion sur la subsidiarité, qui sera lancée dès janvier prochain, par anticipation sur le protocole annexé au traité d'Amsterdam, devrait aider à clarifier le rôle de chaque institution et de chaque échelon. Là encore, je suis convaincu qu'une démarche pragmatique peut, seule, être efficace. Une approche trop systématique risquerait d'avoir l'effet inverse de celui qui est recherché.
La perspective d'une Europe à 30 doit nous conduire à privilégier le pragmatisme et la souplesse, sans pour autant rien perdre du caractère ambitieux et original du projet européen.
La plupart des compétences sont d'ores et déjà partagées et doivent le rester, dans un esprit de concertation étroite et régulière et sur la base d'un programme de travail précis, concerté entre les trois principales institutions et qui fasse apparaître les domaines où une intégration plus poussée est nécessaire.
La création, par le Traité d'Amsterdam, des coopérations renforcées - on en parle peu alors que c'est, à mon sens, une disposition essentielle - laissera toujours aux Etats membres qui voudront aller, plus vite, vers plus d'intégration, la possibilité de le faire. Qu'on comprenne bien le sens de ce mécanisme : ce n'est pas l'Europe à la carte, mais la possibilité de laisser s'exprimer le rôle mobilisateur des avant-gardes. On le voit avec l'euro, qui en constitue une première illustration et dont la force d'entraînement n'a pas fini de nous surprendre. Ce mécanisme intégrateur est incontestablement un des moyens de gérer demain la diversité des Etats qui composeront l'Europe en contrecarrant les forces centrifuges qui pourraient se faire jour au sein d'un ensemble aussi vaste.
Mais il ne suffira pas à lui seul à faire vivre le projet européen. Il faudra aussi, et c'est le dernier point que j'évoquerai, aborder la question du pouvoir politique et donc aussi celle de l'incarnation d'un tel pouvoir dans l'Europe de demain. Car il faudra bien que ce pouvoir européen devienne mieux identifiable pour les citoyens, donc plus légitime.
Les prochaines élections européennes constitueront, je l'espère, l'occasion d'un tel débat. Car s'il est impératif, dans l'Europe élargie, que les institutions fonctionnent mieux, cela ne suffira pas : nous ne saurions nous satisfaire d'une approche purement "mécanique" de la construction européenne. Il faut ainsi que les prochaines élections permettent aux partis européens transnationaux de confronter leurs programmes et à une majorité de se dégager au Parlement. Cela pose aussi, c'est vrai, le problème du fonctionnement du Parlement à la proportionnelle intégrale.
Il faudra aussi que le renouvellement de la Commission, fin 1999, soit l'occasion de profonds changements, qui redonnent au collège toute son autorité politique, celle d'un aiguillon, irremplaçable, dans la voie de l'intégration.
Le Traité d'Amsterdam, en créant la fonction de Haut Représentant, répond aussi en partie à cette question. "Monsieur ou Madame PESC" donnera un visage et une voix à l'Europe sur la scène internationale. Il devra donc être une personnalité politique de poids et représentative, car une Europe-puissance dépourvue de tête ne serait qu'une puissance inutile.
Dans l'action extérieure, comme dans la conduite des affaires internes de l'Union, c'est bien cette dimension politique qu'il convient désormais de placer au premier plan. Veiller à donner en permanence du sens à la construction européenne, accroître la visibilité de ses Institutions, faire que le citoyen puisse s'y reconnaître, permettre, en un mot, l'émergence d'un véritable espace public européen, tels sont, me semble-t-il, les objectifs que nous devons avoir à l'esprit lorsque nous essayons de dessiner le fonctionnement de l'Europe, de la grande Europe de demain.
Je suis convaincu que la Commission du Plan contribuera puissamment à l'effort de réflexion prospective dont nous aurons besoin. Je me réjouis donc de cette initiative et de l'équilibre harmonieux entre chercheurs et praticiens qui a présidé à sa mise en place. Je n'ai fait, ce soir, que, d'une part, présenter la position du gouvernement et d'autre part, esquisser quelques pistes sur la manière dont vos travaux pourraient alimenter la réflexion et l'action du gouvernement dans le domaine de la réforme des Institutions européennes. Je me tiens à votre disposition pour poursuivre l'échange, lorsque vos discussions auront débouché sur de premiers documents.
Je souhaite, très sincèrement, plein succès à vos travaux et vous remercie de votre attention
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 4 octobre 2001)
Monsieur le Professeur,
Mesdames et Messieurs,
Chers Amis,
Je veux d'abord vous remercier, Monsieur le Commissaire, de m'avoir convié à cette cérémonie d'installation officielle de la Commission de réflexion sur les institutions européennes, sous la présidence du professeur Jean-Louis Quermonne.
Je comprends qu'elle vient, en quelque sorte, couronner un dispositif mis en place dès le printemps dernier et qui comprend cinq groupes de travail sectoriels, dont les travaux serviront de base à la réflexion de la Commission.
Cette initiative vient à point nommé pour enrichir le travail du gouvernement sur l'avenir institutionnel de l'Union européenne. La Commission rendra, en effet, ses conclusions au moment où la réflexion au sein de l'Union, une fois le Traité d'Amsterdam ratifié par tous les Etats membres, pourra prendre un tour plus formel.
Je vois que vous avez, Monsieur le Commissaire, sélectionné pour cette Commission les esprits les plus brillants et les meilleurs connaisseurs de la mécanique européenne. Je ne les connais pas tous, mais presque, et je leur fais confiance, pour élaborer, sous la conduite du professeur Quermonne, lui aussi fin connaisseur du système politique de l'Union européenne, auquel il vient de consacrer un ouvrage fort intéressant, des propositions utiles pour le gouvernement.
L'enjeu est de taille. En effet, pour être véritablement utile, la réflexion doit désormais dépasser largement l'horizon d'Amsterdam et s'engager hors des sentiers battus. En d'autres termes, il ne s'agit plus seulement, dans les mois à venir, d'examiner les moyens de faire aboutir les réformes manquées lors de la dernière Conférence intergouvernementale. Celles-ci sont absolument indispensables, mais insuffisantes pour embrasser l'horizon plus large, en termes spatiaux et temporels, qui est celui de l'Europe de demain.
Nous ne pouvons plus nous permettre de mener des réformes partielles, en procédant, sous la pression des contraintes, à des ajustements à la marge. Il nous faut maintenant prendre de la hauteur et esquisser les contours de l'Europe que nous voulons, pour demain et après-demain. C'est cela que l'on peut attendre de la Commission que vous mettez en place aujourd'hui : qu'elle réfléchisse à l'Europe de demain, qui sera différente, qui sera une entité politique nouvelle.
Mon propos peut vous paraître excessivement ambitieux, voire présomptueux. Il est vrai que beaucoup de paramètres demeurent inconnus, que notre Europe n'est pas encore libérée de tout conflit, loin de là. L'actualité nous montre, au contraire, que certains foyers couvent aux portes de l'Union et que nous ne sommes pas en mesure de les maîtriser seuls.
Mais nous devons d'ores et déjà raisonner à l'échelle du prochain siècle si nous voulons que tout le travail accompli depuis près de cinquante ans ne l'ait pas été en vain, si nous voulons que la dialectique approfondissement/élargissement ne devienne pas une formule obsolète, mais continue d'être, au contraire, l'équation fondatrice d'une construction totalement originale, porteuse de valeurs dans lesquelles tous les citoyens de l'Europe de demain pourront se reconnaître.
La question institutionnelle, vous l'avez compris, ne peut donc être abordée indépendamment de celle de l'élargissement. Elles sont étroitement imbriquées et doivent être absolument pensées de manière conjointe.
On observera, avec raison, que la réforme institutionnelle était déjà nécessaire il y a six ans, c'est-à-dire avant le dernier élargissement. Cela est vrai, (on s'en rend compte d'ailleurs à chaque session du Conseil) et elle n'en est devenue que plus urgente aujourd'hui. Mais ce serait une erreur que s'en tenir à cela, au motif que l'élargissement sera un processus de longue haleine et que nous avons le temps. L'élargissement sera, au contraire, d'autant mieux réussi que nous aurons une vision claire de ce qui viendra après l'intégration des pays qui ont aujourd'hui le statut de candidats.
Ceci m'amène à soulever plusieurs questions : - celle des élargissements futurs et, donc, celle de la nature de l'Europe de demain ;
- celle du fonctionnement démocratique - j'y insiste - des institutions dans une Europe élargie ;
- celle de l'exercice du ou des pouvoirs au sein de ce nouvel ensemble ;
- enfin, celle des modalités de sa "présence au monde", c'est-à-dire, non seulement de sa représentation sur la scène internationale, mais aussi celle de sa capacité à agir dans ses relations avec le reste du monde, tout en continuant d'être, pour les peuples qui la composeront demain, pour ses citoyens, une entité compréhensible - c'est toute la question de la lisibilité - et dans laquelle ils puissent se reconnaître.
Poser la question des élargissements futurs, c'est d'abord s'interroger sur la géographie de l'Europe de demain, c'est donc se demander si, au-delà des dix pays de l'Europe dite "centrale et orientale" d'autres ne pourraient avoir aussi vocation à appartenir à "la maison commune".
Il est évident que la Suisse, la Norvège ou l'Islande ont incontestablement vocation à entrer dans l'Union. Pour autant, ils n'ont pas voulu franchir le pas. Dans le même temps, d'autres, dont le statut est plus flou - c'est le cas de la Turquie -, d'autres encore dont la candidature n'est pas envisagée, alors même qu'ils frappent à la porte de l'Union - l'Ukraine, la Moldavie -, d'autres enfin qui, malgré leur place au centre du territoire européen, demeurent encore à part - je pense à certains Etats issus de l'ex-Yougoslavie -, d'autres, donc, nous obligent à nous interroger sur la notion même de vocation à l'adhésion. Je n'entrerai pas, ici, dans ce débat (mais je serais heureux que la commission que vous mettez en place puisse le faire). La recherche de critères historiques, culturels, géographiques est vaine. D'ailleurs, l'Union européenne ne l'a-t-elle pas elle-même "évacuée" de manière définitive en énonçant, dans le traité, que "tout Etat européen peut demander à devenir membre de l'Union", et en se gardant bien de donner une définition de l'adjectif européen. C'est peut-être un point qui mériterait d'être examiné par votre commission.
Je veux être clair. Il n'y a, en l'occurrence, de critère, et donc de choix, que politique. Le temps viendra vite où l'on cessera de parler d'Europe centrale et/ou orientale pour parler d'Europe tout court, c'est-à-dire d'une appartenance choisie, librement consentie, à la maison commune, qui n'est autre, depuis l'origine, qu'un grand projet politique commun, un projet totalement original du point de vue institutionnel, même si les orientations peuvent changer avec le périmètre géographique du projet.
C'est donc sur ce projet politique, sur l'organisation de la maison commune que doit se concentrer notre attention.
D'abord - parce que c'est urgent - pour remettre cette construction en ordre, avant d'y accueillir tout nouveau membre. Ensuite, pour garantir que, à travers les aménagements successifs, conduits sous la pression des événements, on ne perde pas totalement la cohérence d'ensemble, l'architecture générale du projet politique.
Je ne veux pas dire par là qu'il faut s'arc-bouter sur ce qui existe à tout prix. Cela serait illusoire. Une Europe à vingt-cinq ou trente changera forcément de nature par rapport à l'Union que nous connaissons aujourd'hui. Mais, ce qu'il ne faut pas perdre, c'est l'originalité de la construction, l'esprit qui l'anime. Et cette originalité réside précisément dans son fonctionnement, c'est-à-dire dans ses institutions.
Aujourd'hui, les institutions européennes fonctionnent mal. Il faut les réformer, tout en ayant à l'esprit, non seulement l'élargissement que nous venons de lancer, mais, au-delà, dans toute la mesure du possible, l'Europe de demain, à l'échelle du continent. Pour cela, il nous faut avoir une vision claire de ce que nous voulons et, sur cette base, élaborer une démarche non pas étroitement fonctionnaliste, mais susceptible au contraire de redonner du sens à l'Europe. Il faut procéder par étapes, de façon pragmatique, si nous voulons, non seulement préserver les acquis, mais les consolider, tout en ayant à l'esprit un projet ambitieux à plus long terme. C'est sur ces deux échelles que la commission pourrait réfléchir.
Il y a, d'abord, un certain nombre de réformes qui peuvent être menées à bien rapidement, sans qu'il soit nécessaire pour cela de réviser les traités.
Il s'agit de réformes très pratiques. En ce qui concerne le Conseil des Ministres, la priorité doit être de redonner peu à peu au Conseil Affaires générales son rôle de coordonnateur d'ensemble de l'activité de l'Union. Ainsi, une organisation plus rigoureuse des travaux de ce Conseil - questions communautaires internes, relations extérieures, PESC - doit permettre de limiter les discussions et de faciliter la prise de décision ; une meilleure articulation entre les différentes activités de ce Conseil accroîtrait aussi l'efficacité de ses travaux. Il faudrait, en particulier, se poser la question d'un traitement plus permanent et régulier des affaires courantes, pour lequel les ministres des Affaires européennes pourraient jouer, à terme, un rôle accru.
Le Conseil Affaires générales doit également assurer de façon plus rigoureuse la préparation des sessions du Conseil européen.
S'agissant des autres formations du Conseil, elles gagneraient à être regroupées, notamment dans le champ économique et industriel, ou à siéger parfois en formation conjointe, afin de garantir une meilleure synergie et un traitement plus efficace des dossiers à caractère pluridisciplinaire.
Quant au Conseil européen, il est impératif qu'il retrouve rapidement sa fonction première d'impulsion et d'orientation politique.
Il est urgent que la Commission, de son côté, retrouve une véritable collégialité. Les initiatives intempestives de certains Commissaires ont, récemment encore, donné une image très négative de cette institution, qui symbolise souvent, dans l'opinion, une forme de pouvoir opaque et difficile à contrôler. Les liens entre le Conseil et la Commission doivent ainsi être resserrés, grâce à des débats d'orientation plus fréquents, en amont des propositions qu'elle est amenée à formuler. En un mot, il faut que la Commission agisse le plus souvent possible sur la base d'un mandat précis du Conseil.
Enfin, le Parlement européen doit aussi réformer ses méthodes de travail et rechercher la voie d'une collaboration plus étroite avec le Conseil et la Commission, par exemple sur la base d'un véritable programme de travail législatif.
Ces réformes sont simples à réaliser. Il suffit que chaque institution en prenne l'initiative.
Ensuite, lorsque les Etats membres - notamment la France - auront ratifié le traité d'Amsterdam, il faudra réexaminer les trois questions fondamentales qui n'ont pu être réglées à Amsterdam (non pour y répondre dans les mêmes termes, mais parce qu'elles sont essentielles) et que nous avons inscrites, avec nos partenaires italiens et belges, dans la déclaration annexée au traité. Cette déclaration est d'ailleurs aujourd'hui partagée par un nombre beaucoup plus grand de partenaires. Nous avons pu le constater encore, ce matin, à Potsdam, au Sommet Franco-allemand.
C'est, tout d'abord et de manière prioritaire, le format de la Commission. J'ai évoqué tout à l'heure la nécessité pour elle de recouvrer une vraie collégialité dans la prise de décision, et l'efficacité qui a fait longtemps le succès de cette institution originale. Ceci ne sera possible, dans la perspective de l'élargissement, que si nous acceptons de limiter à un seul le nombre de Commissaires par Etat membre, et d'introduire une hiérarchie, à l'instar de ce qui se fait dans les gouvernements, entre des Commissaires et des Commissaires-adjoints. Amsterdam a montré qu'il n'était pas possible de passer à un nombre de Commissaires inférieur à celui des Etats : trouvons au moins le moyen que, autour du Président, se constitue une véritable unité de direction.
L'autre priorité, c'est l'extension du champ du vote à la majorité qualifiée, qui doit être quasiment généralisé, car c'est le seul moyen d'assurer la prise de décision au Conseil : c'était vrai, hier, à dix ou douze ; ce sera plus vrai encore, demain, à vingt-cinq ou trente. Il nous faudra vaincre nos craintes, souvent infondées, et adopter une attitude résolument constructive, qui n'exclue aucun secteur, pas plus la culture ou la citoyenneté que la fiscalité ou la sécurité sociale.
Enfin, et en liaison étroite avec le vote à la majorité qualifiée, il conviendra de voir comment reprendre la question de la pondération des voix. Il est nécessaire - et, là encore, la perspective de l'élargissement de l'Union à des pays de petite taille ne peut que conforter cette approche - que le système de vote tienne mieux compte du poids respectif de chaque pays.
Mais ces réformes, pour essentielles qu'elles soient, ne suffiront pas à répondre à l'exigence de transparence et de démocratie qui s'exprime dans l'opinion publique. Le débat en vue de la ratification du traité d'Amsterdam le montre bien.
Il faut, d'une part, que dans chaque Etat membre, le Parlement national soit mieux associé au processus de la construction européenne. Un pas important va être fait en ce sens à l'occasion de la révision constitutionnelle préalable à la ratification du traité d'Amsterdam. Vous savez que le gouvernement a présenté un projet de révision constitutionnelle portant sur l'article 88-2, conformément à l'avis du Conseil constitutionnel ; vous savez aussi que le gouvernement a accepté d'aller plus loin et d'élargir le champ du contrôle parlementaire. Ainsi, il a exprimé son plein accord avec la proposition d'amendement relatif à l'article 88-4 présentée par le rapporteur du projet de loi à l'Assemblée nationale, M. Henri Nallet. L'Assemblée, où je me trouvais tout à l'heure pour le vote solennel, a donné son accord, avec une très large majorité, au projet de révision.
Si ces amendements sont acceptés par le Sénat, les assemblées se verront transmettre systématiquement tous les actes du 1er, du 2ème et du 3ème pilier ayant une incidence législative, le gouvernement ayant, en outre, la faculté de transmettre, s'il le juge utile, tout autre document susceptible d'intéresser les assemblées.
Parallèlement, le Parlement européen, dont le rôle a été renforcé de façon significative par le traité d'Amsterdam, doit être associé plus étroitement à la réflexion sur la construction européenne et représenter, mieux qu'il ne le fait aujourd'hui, les aspirations des citoyens. Pour cela, il eût été nécessaire de modifier le mode de scrutin, j'avais d'ailleurs fait des propositions en ce sens qui n'ont malheureusement pu aboutir. On pourrait imaginer aussi - de nombreuses réflexions menées dans le cadre de la société civile vont dans ce sens - que le nouveau Parlement qui sera élu en juin prochain élabore une "Charte des droits et des devoirs des citoyens européens".
En contrepoint à la réforme des institutions, la réflexion sur la subsidiarité, qui sera lancée dès janvier prochain, par anticipation sur le protocole annexé au traité d'Amsterdam, devrait aider à clarifier le rôle de chaque institution et de chaque échelon. Là encore, je suis convaincu qu'une démarche pragmatique peut, seule, être efficace. Une approche trop systématique risquerait d'avoir l'effet inverse de celui qui est recherché.
La perspective d'une Europe à 30 doit nous conduire à privilégier le pragmatisme et la souplesse, sans pour autant rien perdre du caractère ambitieux et original du projet européen.
La plupart des compétences sont d'ores et déjà partagées et doivent le rester, dans un esprit de concertation étroite et régulière et sur la base d'un programme de travail précis, concerté entre les trois principales institutions et qui fasse apparaître les domaines où une intégration plus poussée est nécessaire.
La création, par le Traité d'Amsterdam, des coopérations renforcées - on en parle peu alors que c'est, à mon sens, une disposition essentielle - laissera toujours aux Etats membres qui voudront aller, plus vite, vers plus d'intégration, la possibilité de le faire. Qu'on comprenne bien le sens de ce mécanisme : ce n'est pas l'Europe à la carte, mais la possibilité de laisser s'exprimer le rôle mobilisateur des avant-gardes. On le voit avec l'euro, qui en constitue une première illustration et dont la force d'entraînement n'a pas fini de nous surprendre. Ce mécanisme intégrateur est incontestablement un des moyens de gérer demain la diversité des Etats qui composeront l'Europe en contrecarrant les forces centrifuges qui pourraient se faire jour au sein d'un ensemble aussi vaste.
Mais il ne suffira pas à lui seul à faire vivre le projet européen. Il faudra aussi, et c'est le dernier point que j'évoquerai, aborder la question du pouvoir politique et donc aussi celle de l'incarnation d'un tel pouvoir dans l'Europe de demain. Car il faudra bien que ce pouvoir européen devienne mieux identifiable pour les citoyens, donc plus légitime.
Les prochaines élections européennes constitueront, je l'espère, l'occasion d'un tel débat. Car s'il est impératif, dans l'Europe élargie, que les institutions fonctionnent mieux, cela ne suffira pas : nous ne saurions nous satisfaire d'une approche purement "mécanique" de la construction européenne. Il faut ainsi que les prochaines élections permettent aux partis européens transnationaux de confronter leurs programmes et à une majorité de se dégager au Parlement. Cela pose aussi, c'est vrai, le problème du fonctionnement du Parlement à la proportionnelle intégrale.
Il faudra aussi que le renouvellement de la Commission, fin 1999, soit l'occasion de profonds changements, qui redonnent au collège toute son autorité politique, celle d'un aiguillon, irremplaçable, dans la voie de l'intégration.
Le Traité d'Amsterdam, en créant la fonction de Haut Représentant, répond aussi en partie à cette question. "Monsieur ou Madame PESC" donnera un visage et une voix à l'Europe sur la scène internationale. Il devra donc être une personnalité politique de poids et représentative, car une Europe-puissance dépourvue de tête ne serait qu'une puissance inutile.
Dans l'action extérieure, comme dans la conduite des affaires internes de l'Union, c'est bien cette dimension politique qu'il convient désormais de placer au premier plan. Veiller à donner en permanence du sens à la construction européenne, accroître la visibilité de ses Institutions, faire que le citoyen puisse s'y reconnaître, permettre, en un mot, l'émergence d'un véritable espace public européen, tels sont, me semble-t-il, les objectifs que nous devons avoir à l'esprit lorsque nous essayons de dessiner le fonctionnement de l'Europe, de la grande Europe de demain.
Je suis convaincu que la Commission du Plan contribuera puissamment à l'effort de réflexion prospective dont nous aurons besoin. Je me réjouis donc de cette initiative et de l'équilibre harmonieux entre chercheurs et praticiens qui a présidé à sa mise en place. Je n'ai fait, ce soir, que, d'une part, présenter la position du gouvernement et d'autre part, esquisser quelques pistes sur la manière dont vos travaux pourraient alimenter la réflexion et l'action du gouvernement dans le domaine de la réforme des Institutions européennes. Je me tiens à votre disposition pour poursuivre l'échange, lorsque vos discussions auront débouché sur de premiers documents.
Je souhaite, très sincèrement, plein succès à vos travaux et vous remercie de votre attention
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 4 octobre 2001)