Interview de Mme Marylise Lebranchu, ministre de la justice, à RTL le 10 novembre 2000, sur l'élection présidentielle américaine, le projet de rénovation des prisons, l'application de la loi sur la présomption d'innocence, la révision du système de l'aide judiciaire et les poursuites judiciaires concernant l'importation illégale de farines animales.

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Média : Emission L'Invité de RTL - RTL

Texte intégral

R. Arzt - Commençons par l'interminable décompte des voix en Floride et peut-être plus tard dans d'autres Etats. La contestation du vote s'accompagne de soupçons de fraudes. Est-ce qu'à à votre avis, cela peut atteindre l'image des Etats-Unis, cette superpuissance qui se veut un modèle de fonctionnement de la démocratie ?
- "Il me semble qu'à l'extérieur, pas vraiment. En revanche, à l'intérieur des Etats-Unis un certain nombre de citoyens semblent se poser des questions. Le seul aspect très positif, c'est que les Etats-Unis vont peut-être pouvoir lutter contre l'abstention. Parce qu'un certain nombre d'électeurs potentiels qui n'ont pas voté se posent peut-être plus de questions devant ce décompte."
La complexité du mode de scrutin aux Etats-Unis n'a rien arrangé. Vous pensez qu'il y aurait des conseils à donner aux Américains en matière de réforme de leur Constitution ?
- "Je ne me permettrais pas de donner des conseils aux Américains. C'est à eux de voir. Attendons quand même la fin de cet épisode pour voir quelles leçons ils en tireront."
Vous ne vous voyez pas aborder la question avec celui ou celle qui sera ministre de la Justice ?
- "Celui ou celle qui sera ministre de la Justice attend tellement sa nomination qu'on aura au début d'autres sujets qui seront peut-être très bien préparés. Il y aura eu du temps."
Je suppose que de votre côté vous n'avez pas de leçons à recevoir de l'Amérique à propos des prisons ?
- "Non, sûrement pas."
Les prisons, c'est le premier chantier auquel votre nom en tant que Garde des Sceaux va être associé. Il y a eu l'annonce par le Premier ministre d'un plan de rénovation des prisons. Vous allez préparer une grande loi pénitentiaire avant l'été. Vous considérez que dans ce domaine vous partez de zéro ? Tout est à faire ?
- "Non, parce que le travail préparatoire a été important. Si le Premier ministre a arbitré lundi dernier avec le ministre de l'Economie une telle somme - dix milliards sur six ans -, c'est qu'en amont les commissions d'enquête parlementaires avaient montré qu'il était grand temps de faire quelque chose pour les prisons françaises. Je pense que l'ensemble des parlementaires mais aussi de la population comprendra mieux notre action quand on leur expliquera que c'est aussi pour remonter le niveau de la réinsertion des détenus quand ils sortent, que c'est un grand mouvement de la société qu'on est en train d'amorcer. J'espère qu'ils nous comprendront."
C'est ce que vous répondrez à ceux qui disent qu'on va construire une nouvelle prison plutôt que d'essayer de faire qu'il y ait moins de monde en prison ?
- "Il faut bien regarder les chiffres. Nous n'allons pas augmenter les places pour les détenus, nous allons essayer de permettre à chacun d'avoir une cellule individuelle, en particulier s'il le veut. C'est plus améliorer les conditions de travail du personnel, parce que quand les détenus sont dans de meilleures conditions, les personnels aussi. C'est prévoir aussi des espaces pour la médecine, pour les familles, pour la réinsertion, pour la formation, pour le travail. Bref, c'est faire de la prison un espace de société puisqu'une partie de la société est enfermée parce que la société le demande. Encore faut-il que ce soit dans de bonnes conditions et qu'on puisse éviter les récidives en rendant leur dignité aux personnes qui sont en prison et en leur bâtissant un projet de vie, parce que très souvent, ils n'en ont pas."
Vous vous attaquez, depuis que vous êtes ministre de la Justice, depuis ces trois semaines, à une certaine grogne des professions de justice. Il y a les avocats qui sont mécontents parce qu'ils jugent qu'ils ne sont pas assez payés quand ils sont affectés à la défense de justiciables qui n'ont pas les moyens, les magistrats qui considèrent qu'ils ne pourront pas assumer le travail supplémentaire que leur donne la loi sur la présomption d'innocence. Est-ce que c'est une affaire budgétaire ?
- "Non, pas seulement. Il faut dire que 2000 a été une grande année pour le droit et la liberté en France avec cette loi sur la présomption d'innocence et le droit des victimes, qu'on a souvent oublié de rappeler. Il faut les appliquer. E. Guigou avait, par anticipation, créé les postes - plus de 110, il y en aura encore 307 cette année - de magistrats, accompagnés de postes de fonctionnaires pour mettre en place cette loi. Deux choses n'ont pas été prévues sur des amendements parlementaires : l'appel en assise et le fait que maintenant, le juge d'application des peines, lorsqu'il rendra son avis sur une éventuelle liberté conditionnelle, semi liberté, sur les sorties d'un détenu, etc., le détenu aura le droit d'être assisté par un avocat. Cela devient donc une audience. C'est vrai que ce poids n'ayant pas été prévu, on va avoir quelques difficultés dans les premiers mois, parce que la promotion de l'Ecole nationale de la magistrature sort en septembre. Pour répondre à ces difficultés, tribunal par tribunal, une mission d'inspection est en route actuellement, pour voir les cas les plus difficiles. Nous allons diriger, localiser les postes créés vers les cas les plus difficiles. Avec les magistrats, on va bien travailler et très bien s'en sortir."
Sur le plan budgétaire ?
- "Sur le plan budgétaire, ce sont les avocats. Il faut revoir le système de l'aide juridique, parce que les avocats sont très peu payés lorsqu'ils sont au service des gens les plus défavorisés. Ils auraient voulu une grosse augmentation, tout de suite - ce n'est possible. En plus, elle ne serait sûrement pas juste, les barreaux étant différents. Il faut remettre tout à plat, c'est ce que je me suis engagée à faire avec les représentants des avocats que j'ai reçus."
La discussion budgétaire sur votre ministère est lundi.
- "J'ai un bon budget : 3,5 % d'augmentation encore cette année, cela fera 17,8 % depuis le début de cette mandature, ce n'est pas mal..."
Une ministre satisfaite ?
- "Oui !"
Autre sujet : la vache folle. J. Bové et la Confédération paysanne avait déposé plainte il y a quatre ans à propos de farines animales qui auraient été importées malgré l'embargo. Comment expliquez qu'il n'y ait pas eu de suite judiciaire à cette plainte ?
- "Je ne peux pas entrer dans un dossier, parce que c'est l'engagement du Premier ministre et de la Garde des Sceaux, et je garde cet engagement très fort. En revanche, je peux vous dire que ce sont des enquêtes difficiles. Il y a quand même seize affaires en cours qui vont aboutir. Je vais faire une instruction générale pour que cela puisse aller plus vite et pour mobiliser l'ensemble des services d'enquête. Ce sont des dossiers délicats, parce que si vous qualifiez simplement le délit d'importation illicite, c'est une petite amende, et au fond, ce n'est pas vraiment ce que chacun cherche. Il faut regarder celui qui a trafiqué les farines animales, celui qui a triché, celui qui a importé alors que c'était interdit, et mesurer toutes les conséquences. Ce sont donc des actions qui vont être longues, mais elles seront menées partout où il y a des raisons de les mener."
Vous pensez donc qu'il y en aura d'autres ?
- "C'est possible."
Autre élément sur la vache folle : on a vu J. Chirac s'exprimer là-dessus, le Premier ministre répliquer. Pensez-vous qu'il y a une tension de cohabitation visible ?"
- "Sûrement. Il y a une tension sur ce sujet parce que ce qui n'est pas traité, c'est le stockage des déchets et des farines, si on ne les utilise plus, c'est-à-dire si on en les chauffe plus à 133°-33 bars, et si on ne tue pas les prions potentiels à l'intérieur - comme nous le faisons aujourd'hui. Alors si ces farines ne sont pas traitées comme cela, les dépôts deviendront dangereux. J'ai vu, un jour, flamber un dépôt, les pompiers éteindre l'incendie avec l'eau : quid du prion dans l'eau potable, quid du prion dans les nappes souterraines... Il faut qu'on soit très très vigilants : les farines animales sont des farines qui sont chauffées..."
Mais sur le plan de la cohabitation ?
"C'est difficile de vous dire que c'est un incident de cohabitation : c'est une vue différente des choses. On doit prendre des responsabilités fortes et surtout éviter les psychoses. Prendre des positions sans regarder les conséquences, c'est parfois créer une psychose. La psychose m'importe plus que la crise de cohabitation."
(source http://sig.premier-ministre.gouv.fr, le 10 novembre 2000)