Discours de M. Jacques Barrot, ministre du travail et des affaires sociales, sur la prévention des risques professionnels, l'indemnisation des maladies professionnelles liées à l'amiante et les mesures pour la sécurité au travail, Paris le 25 janvier 1996.

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Circonstance : Réunion du Conseil supérieur de la prévention des risques professionnels à Paris le 25 janvier 1996

Texte intégral

Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs,
C'est la première fois que j'ai le plaisir de présider votre Conseil. Je tiens donc, d'abord, à vous saluer personnellement et à vous assurer de tous mes voeux. Ces voeux seront tournés vers l'action dans un domaine primordial puisqu'il touche à l'intégrité et au bien-être de ceux qui travaillent.
Je souhaite maintenant vous faire part, avec un regard neuf, de quatre convictions qui sont les miennes, afin que nous tracions ensemble, les lignes de force de la politique de prévention des risques professionnels et d'amélioration des conditions de travail pour 1996.
1 - NOUS DEVONS, EN PREMIER LIEU, ACCROÎTRE LA VIGILANCE ET L'ANTICIPATION DANS UN CONTEXTE INCERTAIN
1.1. En matière d'accidents du travail, l'année 1994 est placée sous le signe de l'ambiguïté.
Comme celles de 1993, les statistiques de 1994 ne sont pas exemptes de contradictions. Deux périodes très contrastées se sont en effet succédé : un premier semestre au cours duquel le nombre d'accidents a baissé de 2,3 %, un second où il s'est brusquement élevé de 4,3 %.
Sans doute peut-on déceler des signes encourageants. Dans les grandes lignes, 1994 confirme plutôt 1993 qui constituait pourtant le point bas historique. Le nombre global des accidents - 670 000 - a été stabilisé. Celui des décès a encore décru : 843 contre 869, en 1993 et c'est le meilleur résultat jamais obtenu. Mais il existe aussi de réels motifs inquiétude. Tout d'abord, le nombre d'accidents graves a, hélas, connu une hausse sensible : + 7,5 %.
Ensuite, les résultats du second semestre confirment que l'amélioration de la situation économique - quoique trop modeste en termes d'emploi : + 2 % - a eu des répercussions immédiates et brutales sur la fréquence des accidents.
Sans me livrer à quelque projection hasardeuse pour 1995, je crois utile de tirer deux leçons de cette extrême sensibilité à la conjoncture.
La première est une leçon de modestie. Le phénomène observé entre 1987 et 1991 s'est reproduit. Avertissements et précautions n'ont pu empêcher la reprise d'activité de se traduire par une recrudescence deux fois plus forte de la fréquence des accidents. Ceci montre que les résultats très positifs de ces dernières années tenaient, en même temps qu'aux efforts indéniables des acteurs de prévention, au ralentissement de la croissance.
La seconde est une leçon d'exigence. Se mobiliser pour la prévention n'est peut-être pas une condition suffisante pour maîtriser totalement les risques potentiels de la reprise pour la sécurité des salariés. C'est, plus que jamais, une condition indispensable.
1.2. Le bilan, plus nuancé, des maladies professionnelles doit déboucher sur de nouveaux progrès.
Après une très forte hausse en 1992, leur nombre s'est stabilisé autour de 6 600 en 1993. Nous le savons tous, ces chiffres ne sont pas l'expression parfaite de la réalité épidémiologique, mais d'un statut juridique déterminé. Je souhaite que celui-ci continue d'évoluer : sur la base de données scientifiques rigoureuses ; sur la base, aussi, de la meilleure articulation possible entre le système de la réparation par les tableaux qui conserve toute sa pertinence et le système dit "complémentaire"1, ouvert en 1993. Un premier bilan du système complémentaire a été dressé. Il doit être approfondi. Si sa subsidiarité - à peine 2,5 % des pathologies indemnisées - m'apparaît saine et naturelle, l'hétérogénéité des avis rendus par les comités régionaux amène nécessairement à s'interroger sur le fonctionnement de tel ou tel aspect de la procédure ou sur la nécessité d'actualiser certains tableaux.
Je suis, pour ma part, très attaché à ce que la réparation des dommages causés aux victimes d'affections professionnelles serre, au plus près, la réalité. Chacun conviendra qu'il s'agit d'abord, d'un devoir d'équité. Mais l'effort ainsi consenti servira une prévention plus efficace.
Or, c'est en termes de prévention que je veux, avant tout, aborder le dossier. Cette démarche s'impose, à l'heure où l'évolution des activités ou de la mobilité professionnelle nous placent en face de questions complexes comme celles des expositions multiples ou des expositions à faibles doses. De tels dossiers sont difficiles, comme nous l'ont rappelé les risques liés à l'amiante ou aux rayonnements ionisants. Pourtant cette difficulté ne doit nullement nous arrêter car c'est bien en ce domaine que les plus grands progrès sont réalisables, à l'avenir.
C'est dans cette logique que je souhaite, par exemple, faire avancer rapidement le dossier de la radioprotection. Une première étape sera franchie, d'ici quelques jours, pour ce qui concerne la surveillance médicale des travailleurs des entreprises extérieures. La seconde consistera à trouver, en 1996, une solution à l'épineuse question de la dosimétrie.
1.3. L'anticipation suppose de développer notre connaissance des phénomènes.
Qu'il s'agisse d'accidents ou de pathologies, agir requiert de disposer de données fiables, disponibles rapidement.
C'est pourquoi j'ai souhaité que s'ébauche un recensement et une analyse des outils statistiques existants dans le domaine de la prévention des risques professionnels. Au-delà de la nécessité immédiate de recadrer les travaux de l'Observatoire des risques professionnels, cette étude menée avec le concours de l'IGAS, de l'INSEE et des services est destinée, dans mon esprit, à concevoir de véritables instruments performants pour guider l'action au service de la prévention.
Naturellement, cet effort en matière de statistiques doit être complété par une politique de recherche, de mobilisation et de diffusion des connaissances. Des enquêtes comme SUMER2 nous apportent déjà beaucoup, mais nous devons encore mieux exploiter le formidable gisement d'informations que représente l'activité de la médecine du travail et contribuer à l'orientation des travaux des institutions de recherche compétentes.
La France a cette chance de disposer d'un fort potentiel de compétences. Je souhaite qu'il soit davantage et mieux sollicité. Je pense à des organismes à vocation large comme l'INSERM ou encore comme l'INRS, saisissant l'occasion de saluer l'oeuvre accomplie pendant seize ans par son directeur général qui va quitter ses fonctions. Je pense aussi à des organismes plus spécialisés comme l'ANACT, l'OPPBTP ou encore l'OPRI, enfin consolidé dans ses missions et je l'espère, bientôt, dans son organisation et dans ses moyens.
2 - MA SECONDE CONVICTION EST QUE LA LUTTE POUR LA SANTE ET LA SÉCURITÉ AU TRAVAIL APPELLE DES RÉPONSES TOUJOURS PLUS DIVERSIFIÉES
Une action uniforme ne serait pas efficace. S'adapter à la diversité du réel doit être notre souci permanent. A la lumière de vos travaux, j'y vois un dénominateur commun entre la maîtrise des urgences apparues sur l'amiante, l'investissement de fond que représentent les actions prioritaires ou, plus simplement, la modernisation de quelques outils que le ministère doit mettre à la disposition de tous les acteurs.
2.1. Les réponses apportées au dossier de l'amiante se devaient d'être rapides et globales.
L'enrichissement récent des termes du débat scientifique appelait une réponse rapide et multiple des pouvoirs publics. Elle a été trouvée dans le cadre d'une intense concertation où votre Conseil, particulièrement sollicité, a joué tout son rôle. Le dossier de l'amiante a ainsi été le plus ample chantier de 1995.
J'ai présenté, le 20 décembre en Conseil des ministres, un vaste plan d'action: à cette occasion, j'ai souligné la nécessité d'une vision globale et d'un effort continu.
Avec la publication de trois grands décrets relatifs à la protection de la santé publique, de la prévention des risques du travail et de la réparation des maladies professionnelles, la première phase - réglementaire - de ce plan est maintenant bien engagée.
Les dispositions prises en matière de santé publique nous mettent désormais en mesure de localiser "l'amiante en place" dans les bâtiments. Grâce à ce repérage systématique, la principale source de danger potentiel pourra être cernée et donc traitée.
En matière de protection des travailleurs, deux grands progrès ont été accomplis. D'une part, les seuils d'exposition retenus par la France sont devenus les plus bas du monde : nous devions, en effet, prendre les précautions maximales, compte tenu des dernières données produites sur le mécanisme de certains cancers. D'autre part, la distinction nouvelle et plus opérationnelle entre trois types de situations de travail qui présentent des risques différents, facilitera l'évaluation du risque et l'adaptation des mesures techniques de prévention, notamment pour les travailleurs de la maintenance.
En ce qui concerne les salariés qui, dans le passé, ont malheureusement été victimes de l'exposition à l'amiante, l'équité conduisait à clarifier les règles d'accès à la réparation. C'est la raison pour laquelle j'ai souhaité mettre un terme aux effets d'une difficulté juridique persistante qui risquait de creuser un trop grand écart entre le droit et les faits, en tenant compte des réalités scientifiques. J'ai donc modifié le tableau n° 30 des maladies professionnelles et créé un tableau n° 30 bis, propre aux cancers broncho-pulmonaires.
Dans ses grandes lignes, l'effort de modernisation du droit est, aujourd'hui, accompli. Même s'il reste encore à mettre au point diverses modalités techniques pour l'application de cette réforme. Même si le législateur doit encore intervenir pour donner à l'inspection du travail la possibilité d'arrêter les travaux sur des chantiers où toutes les précautions ne seraient pas prises.
2.2. Les actions prioritaires constituent un investissement de fond.
Ces actions tirent d'abord leur force d'une active et croissante coordination entre l'ensemble des acteurs de la prévention, - en particulier entre les institutions de la sécurité sociale et les services d'inspection du travail - ainsi que d'un équilibre souhaitable entre conseil et contrôle.
Elles se démultiplient grâce à un travail pragmatique, au plus près du terrain, cherchant à s'adapter à la problématique des moyennes et petites entreprises qui constituent l'enjeu essentiel, compte tenu de leur place dans la vie économique et sociale.
Elles s'ancrent, enfin, dans la durée pour gagner en efficacité.
Vous aurez observé que la manutention manuelle demeure une priorité, justifiée par son poids : le tiers des accidents du travail. C'est aussi le cas du développement, très important, de la fonction de coordination dans le BTP. De même, la mise en conformité des équipements de travail ou la surveillance de l'amiante que nous venons d'évoquer sont aussi des choix de continuité. J'y ai veillé, conscient que les progrès en matière de prévention ne peuvent être le fruit que d'un travail de longue haleine.
2.3. L'adaptation réside également, pour moi, dans l'amélioration du service rendu aux entreprises et à leurs salariés par l'administration.
Cette amélioration revêt plusieurs formes dont voici quelques exemples.
- Je souhaite d'abord développer les appuis techniques et financiers, avec deux priorités.
Mais je voulais également souligner combien l'action des pouvoirs publics ne se limite pas aux textes et s'appuie sur un volet "recherche et communication", ample et novateur.
En matière de recherches, l'INSERM va mettre à notre disposition les résultats d'une expertise de l'ensemble des études scientifiques effectuées au plan mondial. C'est une démarche qui me paraît exemplaire. Je souhaiterais la voir s'étendre à d'autres champs des maladies professionnelles où la mobilisation des connaissances scientifiques peut nous ouvrir d'importantes marges de progression pour la prévention.
La réflexion sur l'utilisation de l'amiante doit aussi s'approfondir. C'est à votre Conseil, en premier lieu, ainsi qu'à la Commission interministérielle qui se met en place, qu'il reviendra d'étudier la nocivité comparée de l'amiante et de ses produits de substitution afin d'éclairer la question, toujours ouverte et controversée, de son interdiction totale.
En matière de communication, il va de soi que traiter un problème aussi complexe et diffus que celui de l'amiante ne se conçoit pas sans une grande sensibilisation de tous les acteurs. Des campagnes de communication spécifiques à destination des professions les plus exposées, des médecins du travail et du corps médical dans son ensemble, vont donc être engagées. Je souhaite pouvoir compter sur toute votre implication en ce domaine.
1995 a été une année de réformes concernant l'amiante. J'entends que 1996 soit celle de leur rapide et pleine application avec le concours actif de l'ensemble des partenaires sociaux et des services de l'Inspection du travail. Ceux-ci seront particulièrement mobilisés dans le cadre de l'une de ces "actions prioritaires" dont je voudrais, de manière, plus générale, souligner la valeur exemplaire.
En termes de contenu, je souhaite mettre l'accent sur l'évaluation des risques et sur l'élaboration de méthodes. Il me paraît, en effet, fondamental, pour que les objectifs d'une vaste réglementation soient réellement atteints, de faciliter l'élaboration de questionnements pratiques et de diagnostics, simples et efficaces. En termes de champ, je souhaite très fortement privilégier l'action au bénéfice des PME, notamment grâce au concours des branches professionnelles.
Le succès est affaire de méthode. Celle à laquelle je crois le plus s'appuie sur le partenariat et sur les réseaux. Pour aller dans ce sens, j'ai demandé à mes services de fournir un effort de production méthodologique. J'ai aussi décidé de redéfinir les interventions du Fonds d'amélioration des conditions de travail autour de deux thèmes : la santé au travail et la conception des systèmes, d'une part, l'organisation du temps et des conditions de travail d'autre part. Ce dernier sujet étant, aujourd'hui, au coeur du dialogue social.
- J'entends également poursuivre et amplifier l'effort de communication. Il va sans dire que des temps forts comme le cinquantenaire de la médecine du travail, la semaine européenne ou les forums régionaux organisés, à l'automne avec nos partenaires de la CNAM, ouvriront un espace privilégié au dialogue et à la réflexion. Mais un transfert plus large et systématique d'informations est aussi nécessaire. C'est l'objet de campagnes comme celle que j'ai déjà évoquée sur l'amiante. C'est aussi l'objet d'un effort soutenu de diffusion de guides de recommandations techniques, utilisant toute la gamme des supports actuels, y compris les CD-Rom.
La troisième de mes convictions fortes est que :
3 - DANS LE DOMAINE DE LA PRÉVENTION - OU BEAUCOUP A, DÉJÀ, ÉTÉ FAIT - NOUS NE PROGRESSERONS PAS SANS INNOVER
Innover est un terme qui se décline. Je vous en propose trois exemples. Une institution : la médecine du travail. Une procédure : l'agrément. Une démarche : le partenariat.
3.1. La médecine du travail est appelée à évoluer, l'année de son cinquantenaire.
La médecine du travail française est un service rendu à chacune des entreprises et à chacun des salariés. Depuis cinquante ans, elle n'a cessé d'en démontrer la valeur. Elle n'a cessé, également, de manifester le souci d'aller vers plus d'expertise et de polyvalence. Aujourd'hui, elle se doit, forte de sa maturité, de conduire les évolutions souhaitables.
La réflexion s'était, au cours des dernières années, trouvée hypothéquée par le problème critique de la pénurie de recrutement de médecins du travail. La concertation et la créativité déployées pour y porter remède, depuis 1992, avaient permis d'éviter que le déficit actuel - évalué à 500 équivalents temps complets - ne se creuse encore. Mais il fallait aller au-delà et combler ce déficit dans un délai de 5 ans. A court terme, il fallait à tout prix éviter que les difficultés rencontrées par certains services médicaux - qui, déjà, doivent recourir à un certain nombre de médecins ne remplissant pas toutes les conditions statutaires - ne réduisent le temps médical consacré aux entreprises et n'obèrent la qualité des prestations. A moyen terme, il convenait de restaurer pleinement la capacité d'action du système avant que la démographie de la profession ne pose, massivement, d'autres problèmes.
La solution à ces questions passe donc par un aménagement de la formation des futurs médecins du travail. Ce dossier m'est apparu prioritaire comme le soulignait le voeu unanime de votre Conseil, en juillet dernier. J'ai mis, avec mon collègue en charge de l'enseignement supérieur, beaucoup d'énergie à le résoudre. Nous venons d'arrêter les principes et le calendrier d'une solution qui se veut efficace et équilibrée.
Elle se veut efficace car elle vise à résorber le déficit dans des délais courts. La situation l'exige. L'ouverture annuelle des 250 postes environ devrait permettre d'attendre rapidement cet objectif.
Elle est, aussi équilibrée parce qu'en ménageant plusieurs voies d'accès, elle conjugue divers objectifs : le maintien d'une haute spécialisation consacrée par l'internat et l'ouverture à des praticiens chevronnés, dotés par conséquent d'une solide expérience professionnelle qui se réorienteraient, pour quelques années, à la faveur d'actions de formations adaptées.
Elle ferait ainsi converger la consolidation du fonctionnement de la médecine du travail avec le souci d'un meilleur équilibre entre médecine prescriptive et médecine préventive.
Une telle approche aurait en outre le mérite de régulariser la pyramide des âges des médecins qui embrassent cette spécialité.
Pour cette année j'ai décidé, avec mon collègue chargé de l'enseignement supérieur, d'ouvrir 65 postes au concours "étudiants" de l'internat, soit un maintien qui traduit déjà un effort en faveur de la médecine du travail, dans un contexte global de baisse pour l'ensemble des disciplines médicales.
J'ai également décidé de rétablir - à hauteur de 100 postes - le concours aménagé dit "européen", en veillant à ce que les modalités retenues prennent en compte les difficultés pratiques apparues lors de l'expérience antérieure.
J'ai enfin arrêté le principe de créer - à titre exceptionnel et temporaire et pour compléter la couverture des besoins de la médecine du travail -, une autre voie d'accès encadrée par des conditions très strictes, fixées à la lumière de vos travaux. Il s'agira d'une formation qualifiante et opérationnelle, ouverte à des médecins expérimentés. Elle concernera une centaine de postes.
Je précise que la répartition des postes entre ces diverses voies pourra être ajustée ultérieurement en fonction de l'expérience et de l'évaluation des besoins.
Le cumul de ces trois voies d'accès dont les modalités seront mises au point d'ici le printemps, dans le cadre d'une large concertation, est de nature à lever l'hypothèque que la pénurie de recrutement faisait peser sur l'ensemble du système, tout en assurant une meilleure adéquation géographique des flux de recrutement avec les besoins des régions.
Naturellement, j'ai demandé par ailleurs que soient préparées les dispositions nécessaires pour que la situation des quelques 300 médecins exerçant actuellement dans les services sans toutes les qualifications nécessaires soit réglée avec le souci de conjuguer équité et qualité de la médecine du travail, moyennant un cursus de formation complémentaire particulier.
Ces mesures étaient indispensables. En les prenant comme il se devait de le faire, l'État éclaire l'horizon de la médecine du travail et ouvre ainsi réellement la voie à son évolution.
Au coeur de la réflexion sur l'avenir de notre médecine du travail, se trouvent bien sûr les conclusions du groupe de travail créé au sein de votre Conseil pour faire progresser la réflexion sur le calcul du temps médical et la pluridisciplinarisation des services. Ces conclusions me seront prochainement remises. Je les attends avec une double conviction. D'abord celle que la concertation, toujours très riche, qui a présidé au débat sera tout aussi nécessaire en phase de mise en oeuvre. Celle, ensuite, que les changements intervenus dans les métiers comme dans les entreprises ou que le rapprochement des conceptions européennes ouvrent nécessairement un espace à la pluridisciplinarité : une pluridisciplinarité élargie à diverses spécialités de la prévention mais toujours sous la responsabilité du médecin du travail. La voie de l'expérimentation me paraît, en ce domaine, la plus propice et doit donc être explorée activement et plus largement. Elle devrait permettre, en cette année du cinquantenaire, de surmonter les tensions, voire les contradictions qui apparaissent ici ou là. Le chantier qui va s'ouvrir a, en effet, pour objectif de conforter et de moderniser un système performant que l'Europe nous envie, à défaut de le partager complètement.
3.2. La modernisation passe aussi par l'aménagement de procédures ou de méthodes.
Je ne retiendrai ici que l'exemple des agréments accordés par la puissance publique à des organismes de contrôle ou de vérification technique. S'il est plus modeste que la rénovation d'une force aussi importante que la médecine du travail, je le crois, cependant, significatif. Je suis, en effet, frappé par l'ampleur et par la diversité des situations dans lesquelles des organismes ou des personnes dont l'État a reconnu l'expertise, sont amenées à intervenir pour concourir à l'accomplissement d'obligations de prévention.
Certaines procédures récentes comme l'expertise auprès du CHSCT ou la formation de coordonnateurs dans le BTP ne sont pas encore pleinement stabilisées et exigent une évaluation spécifique, en devenir.
En revanche, pour d'autres domaines techniques comme la vérification des installations électriques ou celle des équipements de travail, le recul me paraît suffisant pour s'orienter désormais vers le contrôle de qualité, selon une préconisation issue de vos travaux.
3.3. L'innovation doit, enfin, gagner les attitudes ; de ce point de vue, la démarche partenariale du dossier "machines" me paraît prometteuse.
L'obligation de mise en conformité des équipements de travail a rencontré des difficultés, en raison de son impact sur les entreprises. La règle du jeu européenne, fixée par la directive de 1989, s'est avérée intangible, à l'exception notable des engins de levage et machines mobiles, objet d'une directive particulière que j'ai fait adopter, en juin 1995. Une démarche, tout à fait originale et qui s'est progressivement dessinée en 1995, a alors permis de surmonter ce qui pouvait être perçu comme une contrainte réglementaire pour en faire un véritable projet collectif.
Cette démarche procède d'une double filiation.
D'abord, celle de l'évaluation des risques.
Celle-ci constitue le fonds commun d'un secteur d'activité caractérisé par des machines et par dés métiers spécifiques, ce qui a pu permettre, dans un souci de simplification, de proposer des formules collectives aux très petites entreprises d'un secteur donné. Elle est aussi le fil directeur d'une programmation, formalisée par chaque entreprise, sur des engagements très précis dans un plan qui retrace les opérations à effectuer sur les machines, selon un échéancier guidé par les priorités de prévention.
Cette démarche est, ensuite, celle du partenariat, concrétisée par l'adhésion de 56 branches professionnelles.
Celles-ci se sont engagées - par convention - à mobiliser leurs ressources internes ou externes pour relayer l'opération de mise en conformité auprès des entreprises. Elles se sont également investies techniquement, en jouant un rôle actif dans la construction d'une méthode et d'un échéancier fondés sur des documents techniques propres à chaque activité. Naturellement, ces documents doivent être ensuite validés par mes services et serviront de guide à l'intervention de l'inspection du travail.
Cette forte implication des professions représente une forme nouvelle d'application concertée des objectifs de prévention, gage d'une meilleure reconnaissance et d'une plus grande effectivité, à moyen terme.
C'est pourquoi j'ai donné des instructions à mes services pour que l'action prioritaire portant, en 1996, sur les équipements de travail se déroule dans le même esprit de partenariat et de pragmatisme.
Enfin, j'ai souhaité procéder à une évaluation très soigneuse de cette démarche, afin de disposer d'une vue complète, fondée sur la pratique. Je voudrais, néanmoins, marquer dès à présent, mon intérêt de principe pour une telle approche. J'y vois, en effet, une ouverture vers une nouvelle forme de relations entre les entreprises et les corps de contrôle dont je salue l'attitude. J'y vois aussi le souci d'intégrer, dès l'origine, les objectifs et les moyens d'une application réelle du droit. Si le succès entrevu ici se confirme, je souhaite engager une réflexion globale, en vue d'élargir cette démarche, sous votre égide, à d'autres domaines de la réglementation.
4 - ENFIN, L'EMPREINTE DE L'EUROPE SUR LE DOMAINE DES CONDITIONS DE TRAVAIL EST SUFFISAMMENT FORTE POUR QUE JE VOUS LIVRE QUELQUES CONVICTIONS SUR CETTE GRANDE QUESTION
Sans méconnaître l'influence de ce que l'on appelle la mondialisation, sans négliger l'heureuse croissance de notre coopération bilatérale avec de nombreux pays, je me concentrerai ici sur la construction communautaire.
Il me semble d'abord nécessaire d'éviter une Europe "en dents de scie". Sans doute la présidence française de l'Union en 1995 a-t-elle été un temps fort. Elle a permis une action énergique en faveur de l'application effective des textes européens et une percée sur la directive "équipements de travail"3 dont je peux témoigner de toute la difficulté, l'ayant personnellement vécue au Conseil de Luxembourg. Cependant, je souhaite que, même sans les ressources exceptionnelles que peut procurer la présidence, la France continue à se montrer particulièrement active et influente. Pour cela nous devons, tous, nous mobiliser.
Je souhaite ensuite éviter une Europe silencieuse, particulièrement en matière sociale, là où est l'Europe concrète qui suscite des attentes. J'espère que les réflexions à venir nous donneront l'occasion de promouvoir une relance de l'Europe sociale. Celle-ci doit, en effet, devenir un authentique pilier de la construction communautaire, pendant de l'harmonisation économique. Un pilier utile et davantage visible pour les citoyens.
Autant je récuse une Europe technicienne qui continuerait d'empiler directives sur directives sans se soucier de la réalité de leur valeur ajoutée pour les entreprises et pour les travailleurs de l'Union, autant je souhaite que l'apport européen ne se tarisse pas.
En matière de conditions de travail, beaucoup a déjà été fait mais tout n'a pas été fait.
Cela signifie qu'il faut se détacher d'une vision exclusivement réglementariste pour promouvoir de nouvelles formes d'action. Des programmes communautaires tournés vers les besoins concrets des entreprises - et spécialement des plus petites - devraient prendre le relais des directives. Quant au domaine réglementaire qui reste le socle de l'Europe de la santé et de la sécurité au travail, la priorité doit y être l'application du droit existant. Sa mise en oeuvre effective et strictement équivalente dans les États membres est essentielle car il est exclu que la prévention devienne objet de concurrence économique déloyale voire de "dumping social". C'est pourquoi la manière dont certains engagements communautaires semblent parfois interprétés - dans le cas des "machines", par exemple - appelle une très grande vigilance. La France est disposée à rappeler ses partenaires au respect des principes fondateurs de la Résolution du 27 mars 1995. Mais, en ce domaine encore, l'action conjuguée des pouvoirs publics et des partenaires sociaux me paraît déterminante.
Voilà, Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs, quelques-unes des convictions que je voulais vous exposer et que je souhaiterais vous faire partager.
Je vous invite maintenant au dialogue en ouvrant notre traditionnel tour de table.