Interview de M. Pascal Clément, ministre de la justice, à Europe 1 le 22 septembre 2006, sur la polémique concernant la justice des mineurs, notamment en Seine-Saint-Denis, à la suite de déclarations du ministre de l'intérieur, Nicolas Sarkozy, la considérant comme trop laxiste et des protestations qu'ils ont suscitées parmi les magistrats.

Prononcé le

Média : Europe 1

Texte intégral

Q- En quoi critiquer des dysfonctionnements ou des insuffisances dans un tribunal peut-il devenir d'un coup un jugement sur l'ensemble des magistrats ?
R- D'abord, il faut faire attention de ne pas globaliser, vous l'avez dit vous-même. Première observation : nous sommes rentrés peu ou prou dans la campagne présidentielle, donc nous allons avoir des débats et personne ne va se plaindre d'avoir des débats. Dans cette période, les débats ne sont pas généralement les plus calmes, les plus nuancés ; c'est la règle du jeu. En revanche, vous permettrez au garde des Sceaux que je suis, lui qui n'est pas en campagne présidentielle, de rester la raison froide face à ces questions qui sont des questions fondamentales et qui interpellent les Français. Est-ce que l'on peut porte un jugement sur l'activité d'un tribunal ? Moi, je réponds que ce n'est pas une atteinte à l'indépendance de la justice que de le faire, à condition, bien entendu, que ce soit fait par des représentants du peuple, par le peuple lui-même, à condition que cela se fasse de manière modérée et impartiale.
Q- Le ministre de l'Intérieur, le ministre d'Etat, votre collègue N. Sarkozy, est dans son rôle, est dans son droit ?
R- Il est dans son rôle de candidat, ce n'est pas douteux.
Q- Je reprends : dans ses fonctions.
R- Permettez-moi de ne pas m'attarder sur ce problème-là. Je préfère parler du fond, et le fond, c'est vrai qu'il peut y avoir aujourd'hui un problème de la justice des mineurs parce que, un, nous n'avons pas donné les moyens pendant des années à cette justice des mineurs de fonctionner. C'est la République qui peut s'interroger. J'observe que depuis 2002, nous avons apporté à la juridiction de Bobigny, deuxième tribunal de France, plus grande juridiction pour enfants de France, trente-cinq magistrats, vingt-huit fonctionnaires et qu'aujourd'hui, on voit d'ailleurs la progression à la fois des mises sous écrou des mineurs dans cette juridiction, des jeunes qui sont jugés et l'on voit bien qu'il y a incontestablement une progression. Il y a quatorze juges et il est tout à fait difficile de dire : "voilà la philosophie des quatorze juges". Chaque juge est une personnalité...
Q- Donc, pour vous, ce tribunal fonctionne de façon exemplaire ?
R- Non, il y a encore des progrès à faire, il faut être encore plus réactif. Il faut dire que le département est extrêmement difficile et tout le monde le sait.
Q- Mais sur le fond, la violence et la délinquance des mineurs dans certaines banlieues, pas dans toutes, sont relevées par vingt-huit préfets sollicités par l'Intérieur, ils confirment, et ils existent ces faits. Est-ce que pour vous ce sont des faits ou non ? Le mécontentement d'un certain nombre de préfets des maires, des policiers, ce sont des faits ou pas ?
R- Je suis frappé d'une chose, et que l'on n'y voit pas une attaque en règle de quiconque, de la méconnaissance de la législation pénale par les Français. Nous n'avons pas qu'une réponse, grâce au ciel, qui consisterait à mettre tous les jeunes mineurs en prison. Nous avons d'autres réponses. Là, je viens de passer quelques soirées et quelques nuits au Sénat pour défendre dans le cadre de la loi de prévention de la délinquance que pilote N. Sarkozy - mais moi j'avais la partie juridique, la partie judiciaire plus directement - et il est bien clair que tout ce qui se substitue à la prison, que ce soit la composition pénale - vous faites un stage d'insertion, vous faites une sanction-réparation, vous réparez les bêtises que vous avez faites ou vous allez dans un centre éducatif fermé, qui est éminemment éducatif, certes fermé mais éminemment éducatif - tout cela, ce n'est pas la prison. C'est une variété de réponses qui est proposée par le juge.
Q- Et comment répondez-vous aux multi-récidivistes ?
R- Justement, les multi-récidivistes, il n'est plus possible de ne pas apporter une réponse pénale. Il fut un temps où nous n'avions pas de réponse. Aujourd'hui, nous avons éclaté les différentes réponses possibles et nous n'avons plus ou quasiment plus, puisque je donne le chiffre, par exemple, du Tribunal pour enfants de Bobigny : il y a 82 %de réponses pénales. Cela veut dire que, quand même, ce n'est peut-être pas sévère mais c'est en tout cas une réponse apportée. Il y a peut-être une réflexion à apporter. Partons de là sans a priori et avec impartialité.
Q- Vous n'êtes pas à l'Assemblée nationale ou au Sénat, là. Il y a un échange ! Qu'est-ce que vous dites aux vingt-huit préfets qui vous racontent que pèsent le poids des mineurs récidivistes, le rôle néfaste de l'alcool, la divergence de vue avec les tribunaux et même certains préfets qui constatent le travail et l'influence croissance de l'islamisme intégriste. Est-ce que c'est vrai ?
R- Je considère qu'un préfet, il lui est tout à fait possible de rencontrer le procureur de la République, de voir ensemble les questions dont vous traitez
à l'instant.
Q- Mais est-ce vrai ?
R- A mon avis, il ne faut pas généraliser. C'est certainement vrai dans certains endroits, ce n'est pas vrai dans d'autres. La réponse est la suivante : si la décision de justice n'est pas conforme à une politique pénale définie par un gouvernement, mise en oeuvre par le garde des Sceaux et les procureurs généraux et les procureurs, eh bien on fait appel de la décision. Les voies de recours sont faites pour cela. Donc, si un préfet considère que la juridiction des mineurs, les décisions ne sont pas conformes à ce qu'il pense être la politique pénale du Gouvernement, eh bien qu'il voie avec le procureur si le procureur ne doit pas faire appel de ces décisions. Je vais vous dire franchement, c'est ce qu'ils font tous, parce que je leur envoie des instructions pour le faire.
Q- Parmi les vingt-huit, il y a des exemples : le préfet des Pyrénées-Atlantiques, qui saisit le procureur général de Pau sur la baisse notable des incarcérations, alors que l'activité répressive des services de police a augmenté. Il y a des magistrats qui poussent le garde des Sceaux que vous êtes à demander à N. Sarkozy de s'excuser. Le faites-vous ?
R- Arrêtons !
Q- Je peux même vous en citer un grand !
R- Je vous signale que la dernière fois que l'on a demandé à quelqu'un de s'excuser, c'était Benoît XVI. Alors cette manie de l'excuse finit par être insupportable ! Il y a un débat démocratique, on peut critiquer monsieur Sarkozy, on peut approuver monsieur Sarkozy, on peut en tout cas mettre des nuances dans ses jugements, c'est ce que je recommande à tout le monde parce que dans ces affaires d'écrou, je le répète : il n'y a pas que la réponse carcérale pour les mineurs, il y en a d'autres et on les multiplie. C'est ce que je viens de faire dans le projet de loi sur la prévention de la délinquance.
Q- C'est évident que l'on peut critiquer tel ou tel ministre, y compris N. Sarkozy mais les magistrats, non, parce qu'ils forment un corps solidaire, susceptible, pratiquement intouchable et aménagé. Encore une fois, on en a la preuve ce matin.
R- Dans la réforme de la justice, je propose justement - je pense que cela va intéresser les Français - de pouvoir demander aux médiateurs de la République - il y a un médiateur en France, qui peut effectivement saisir le garde des Sceaux pour un dysfonctionnement de la justice. Je serais donc saisi et je jugerais s'il faut saisir le Conseil supérieur de la magistrature ou pas de ce dysfonctionnement. Voilà une nouvelle voie de recours qui va être proposée aux Français en cas de déception d'un justiciable par rapport à une décision de justice. D'autre part, toujours dans la réforme de la justice que je vais proposer dans quelques semaines à l'Assemblée et au Sénat, il y aura une nouvelle sanction qui sera, quand il y aura délibérément la violation des principes directeurs du code civil et du code pénal, du code de procédure civile et du code de procédure pénale, cette violation sera sanctionnée. Donc, on améliore - c'est ce que souhaitait monsieur Sarkozy - la responsabilité des magistrats tout en faisant extraordinairement attention à la chose suivante : il ne faut pas toucher à l'indépendance de la décision juridictionnelle.
Q- C'est le cas ?
R- Non, justement pas, ce que je propose, ce n'est pas le cas.
Q- Alors, pourquoi les magistrats, même les plus comme monsieur Canivet qui va être reçu à sa demande par le président de la République, J.-L. Nadal, protestent-ils contre les atteintes à l'indépendance de l'autorité judiciaire ? On a l'impression qu'on ne peut pas critiquer, que ce sont des pouvoirs sans responsabilités.
R- Je crois qu'il faut comprendre deux choses : ce que l'on ne peut pas faire, c'est faire pression sur un juge pour qu'il prenne une décision, que politiquement, elle ... (inaud), ça, ce n'est pas possible. En revanche, faire un constat, c'est tout à fait vrai, c'est libre. Je répète : il y a des lois de recours officiels, le procureur de la République peut faire appel de cette décision. En plus, il peut y avoir une réflexion sur le fonctionnement d'un tribunal, voir ce qui s'y passe. Ca, c'est aussi la démocratie, parce que c'est la transparence.
Q- Comment commentez-vous deux évènements ou deux faits : la fuite dans la presse d'une note confidentielle du préfet de Seine saint Denis à son ministre et d'autre part les agressions répétées contre des policiers, qui eux, ne cessent de se plaindre ?
R- D'abord, rendons hommage à toutes les personnes qui nous aident à vivre, nous, les Français, qui ne sommes ni magistrats ni policiers ni fonctionnaires du ministère de la Justice. Je voudrais terminer par cela : c'est un métier très dur d'être magistrat, très dur d'être greffier...
Q- Allez-vous être du rendez-vous du président de la République avec G. Canivet ?
R- Non, je ne suis pas invité à me rendre au rendez-vous auprès du président de la République, et le président de la République sans doute me tiendra-t-il informé des échanges qu'il aura eus avec le premier président. Je dis simplement qu'il faut faire attention de voir, quand on peut faire avancer les choses, sans pour autant peser sur l'indépendance des décisions juridictionnelles. C'est vrai que la frontière est étroite, c'est vrai que dans le débat juridique il peut y avoir un écart ici ou là. Ce qu'il faut, c'est que tout le monde s'écoute et qu'au bout du compte, on rende le meilleur service de la justice possible pour les Français.
Q- Vous nous avez dit au début de votre intervention, que nous étions en pré-campagne présidentielle et que vous n'étiez pas surpris. Les réactions de D. de Villepin et J.-F. Copé, qui prennent leurs distances avec le ministre de l'Intérieur, est-ce aussi de la pré-campagne présidentielle ?
R- Non, je crois qu'ils sont dans leur rôle, comme j'essaie d'être dans le mieux, à savoir que justement, nous, justement, nous ne voulons pas rentrer dans ce débat qui est sans doute un peu vif. Nous voulons raison garder, nous connaissons la critique, elle est normale, le débat est ouvert. Je suis convaincu que les magistrats sont ouverts au débat mais à la condition que les termes soient choisis, modérés et impartiaux.
Q- Est-ce qu'ils ont été choisis, modérés, ou ne l'ont-ils pas été ?
R- C'était un débat déjà pré-présidentiel, donc plus vif. Chacun n'a pas le même rôle dans la République.
Q- Evidemment, et selon les moments. Vous avez déclaré, hier, que la critique du fonctionnement de la justice doit se faire avec mesure et impartialité ; est-ce que votre collègue s'est montré partial, est-ce qu'il a dépassé la mesure ?
R- Je ne suis pas là pour porter des jugements sur Pierre ou Paul.
Q- Vous l'avez fait hier.
R- Non, pas du tout ! J'ai dit que quand on est responsable de ce ministère, ce qui est un honneur et une charge, on ne peut pas ne pas comprendre qu'il faut une infinie délicatesse dan son appréciation de l'activité d'une juridiction. Parce que, d'abord, c'est compliqué, c'est beaucoup plus nuancé qu'on ne le dit ou qu'on ne le croit. Il y a plusieurs réponses, il n'y a pas, grâce au ciel, que de mettre sous écrou des mineurs et que, aujourd'hui, justement, on apporte beaucoup, beaucoup de réponses. Dans tous les exemples donnés par le ministre de l'Intérieur - je pense par exemple à la récidive dans l'affaire Gateau dont il parlait ce matin, je rappelle que depuis, il y a le bracelet électronique mobile. J'étais peut être le militant numéro un de cette affaire là, ça y est c'est rentré dans la loi. Autrement dit, on ne se contente pas de dénoncer, on agit. Et aujourd'hui, on a des réponses.
Q- Si vous me permettez, vous ne m'avez pas répondu : est-ce qu'il y a un rôle néfaste de l'alcool chez les jeunes ?
R- Bien entendu, mais pas que chez les jeunes.
Q- Est-ce qu'il y a une montée de l'influence des islamistes intégristes ?
R- On peut le penser.
Q- On peut ou il faut le penser ?
R- Dans certains quartiers, c'est un constat ; dans certaines prisons, c'est un constat qui n'est pas contesté, si je puis dire.
Q- Diriez-vous que N. Sarkozy a le choix : la boucler ou démissionner ?
R- Non ! La vie politique, c'est aussi la liberté ! Soyons libres mais soyons respectueux des autres.
Q- La réforme de la justice est pour bientôt alors ?
R- La réforme de la justice, le président de la République l'a dit lundi dernier à
votre antenne, je me réjouis de finir sur cette affaire-là, j'ai été très heureux
d'entendre le président de la République dire que c'était dans les priorités
avant la fin de la mandature.
Q- Et vous, vous êtes prêt ?
R- Je suis prêt, bien entendu.Source:premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 25 septembre 2006