Déclaration de M. Jean-Marie Bockel, secrétaire d'Etat à la justice, sur la capacité du droit continental, comparé au droit anglo-saxon, à favoriser la régulation du capitalisme et sur l'héritage commun de la France et de la Russie dans ce domaine, à Paris le 16 septembre 2010.

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Circonstance : Colloque franco-russe sur "La sécurité juridique au service du développement économique" organisé conjointement par La Chambre fédérale des notaires de Russie et par le Conseil supérieur du notariat, à Paris le 16 septembre 2010

Texte intégral


Je suis particulièrement heureux d'ouvrir les travaux de ce colloque organisé conjointement par la chambre fédérale des notaires de Russie et le Conseil Supérieur du Notariat. Cet évènement s'inscrit dans le cadre de l'année France-Russie ponctuée par plus de 350 évènements visant à renforcer le lien historique qui unit nos deux pays tant dans sa dimension culturelle, artistique, patrimoniale qu'économique, scientifique ou technologique.
Notre rencontre aujourd'hui constitue un moment fort de ce que doit être l'amitié entre la France et la Russie dans le monde qui vient, celui qui a suivi la chute du Mur bien-sûr, mais aussi celui qui se dessine après la crise financière de 2008.
Nous sommes à cet égard à la croisée des chemins et il me paraît tout à fait essentiel que les pays qui s'inscrivent dans la tradition de droit romano-germanique comme nos deux Etats puissent se convaincre et convaincre qu'ils disposent de précieux atouts pour rivaliser avec d'autres sur le marché mondial et assurer un développement économique solide et harmonieux.
Cet élément de convergence je veux le souligner dans mon propos liminaire constitue, j'en suis convaincu, un véritable ciment de la coopération franco-russe, face à des enjeux économiques et sociaux aussi essentiels.
J'observe que la Russie a opéré après l'effondrement du système de droit socialiste qui prévalait en ex-URSS un retour à sa première famille d'appartenance romano-germanique et qu'elle a entrepris un vaste effort de rénovation des différentes branches de droit, qu'il s'agisse de la Constitution (1993), de nouvelles codifications en droit civil (1994), droit de la famille (1995), droit pénal (1996) foncier (2001). Au surplus, une vaste réforme judiciaire a été entreprise depuis 2001, sous l'impulsion de Vladimir Poutine aboutissant à une véritable réforme en profondeur. En entrant au Conseil de l'Europe en 1996 et en adhérant à la CEDH, la Russie se rapproche de ses partenaires européens dans le sens du respect de l'Etat de droit et de la garantie des droits fondamentaux.
Permettez-moi de dire en tant que Secrétaire d'Etat à la justice que ce qu'on appelle le droit ou la norme constitue à mes yeux un facteur d'équilibre essentiel entre des puissances adossées à des traditions juridiques multiples.
Je souhaite m'adresser à vous autour d'une question centrale qui nous réunit aujourd'hui : le regain d'intérêt manifesté à l'endroit du droit continental, après la grande crise économique et financière que nous avons traversé et la nécessité d'une stratégie concertée pour renforcer la position du droit continental sur le marché concurrentiel des normes.
La crise a été l'occasion d'un renouveau du droit continental
La crise financière a mis à l'ordre du jour une réflexion d'ensemble sur la nécessité de la régulation du capitalisme qui pose la question d'un véritable pluralisme juridique
* Dès ma nomination en juin 2009, j'ai souhaité que puisse s'engager une réflexion de fond sur l'importance de notre système juridique de tradition romano-germanique dans un moment où chacun réaffirme la nécessité de règles et vérifie le caractère erroné des thèses validant l'autorégulation des marchés financiers.
* La crise économique et financière que nous traversons depuis l'effondrement de la banque Lehmann Brothers n'est pas achevée. Elle incite fortement les décideurs publics comme privés, les juristes comme les économistes à remettre en cause un certain nombre de certitudes, à commencer par une forme de croyance aveugle en l'efficience des marchés.
* Je persiste à penser que le capitalisme implique pluralité et diversité, pluralité des trajectoires économiques d'abord, diversité ensuite des systèmes juridiques qui permettent de réguler des conflits entre sujets de droit.
* A cette pluralité j'ajouterai aussi la propension du capitalisme à se transformer, à se renouveler, pour des raisons qui tiennent à son caractère innovateur et son lien avec les interlocuteurs institutionnels et les partenaires sociaux qui ne se réduisent pas aux seuls acteurs de marché.
* Si je continue à croire dans les vertus créatrices de l'économie de marché j'accorde une préférence au capitalisme innovateur et entrepreneurial plutôt qu'à un capitalisme financiarisé et prédateur, dont nous avons vu les limites. Croire au capitalisme, c'est donc plaider pour un véritable pluralisme juridique où le droit anglo-saxon cesserait d'être invoqué comme le seul système juridique compatible avec les exigences du marché et du monde de l'entreprise C'est aussi parvenir à démontrer que le droit dit continental, présente de sérieux atouts pour peu que l'on soit bien décidé à tirer les enseignements de la crise actuelle.
Si la mondialisation économique s'est doublée d'un projet d'homogénéisation juridique visant à consacrer la suprématie des systèmes de Common Law, la crise doit nous permettre de revenir à une concurrence plus loyale sur le « marché des normes ».
* La Common Law entendait ainsi affirmer une domination sans partage quitte à disqualifier par des moyens assez expéditifs notre conception continentale du droit.
* De manière manichéenne sa supposée rigidité était ainsi dénoncée au profit d'une légendaire flexibilité anglo-saxonne -le juge de Common Law étant réputé disposer d'une plus grande marge d'interprétation, la création de droit serait plus décentralisée et accorderait plus de garanties aux libertés individuelles et d'autonomie de la sphère juridique à l'égard de l'Etat et du politique.
* Pour mémoire le rapport « Doing business » publié en 2004 a prétendu placer la France, dans un classement consacré à l'attractivité du droit 44ème position, entre la Jamaïque et le Kiribati !
* Comme frein à la capacité de faire des affaires, les pays de tradition civiliste étant considérés comme plus longs, plus coûteux et plus compliqués pour la vie des affaires que les pays de tradition de Common Law se trouvaient ainsi stigmatisés au fil de ces rapports et présentés comme un obstacle naturel au développement.
La Common Law était ainsi décrétée préférable à la législation ou à la réglementation notamment parce qu'elle économiserait sur les coûts de gestion, des nuisances, des conflits, des contentieux.
* A mes yeux, la supériorité ainsi autoproclamée du droit anglo-saxon, outre son caractère provocateur, est hautement contestable.
* Elle se fonde sur l'idée que la qualité institutionnelle se résume au contenu des règles de droit et en l'occurrence de celles qui concerne la protection des investisseurs.
* Etudier le rôle du droit suppose d'intégrer dans l'analyse les conditions de production des règles, ainsi que leurs modalités de mise en oeuvre : degré de formalisme, rôle des tribunaux, place du législateur, traitement de l'information.
* Or le système jurisprudentiel de Common Law est un système particulièrement coûteux à mettre en place, il a fallu des siècles pour faire de la Common Law un système stable et unifié.
* De surcroît les analyses de la Banque mondiale reposent sur des indicateurs de qualité du droit le plus souvent bien fragiles. Ainsi quand les cabinets d'avocats ou les investisseurs sont interrogés sur la sécurité des investissements dans un pays donné, la note ainsi décernée correspond davantage à la perception du système considéré qu'à la qualité véritable des institutions juridiques.
Notre système juridique possède de vrais avantages comparatifs mais ces atouts requièrent stratégie d'influence et de promotion volontaristes pour prospérer
* le droit continental, caricaturé souvent grossièrement est susceptible d'apporter un certain nombre de solutions à cette exigence d'ajustement et de régulation.
* Prétendre ainsi promouvoir, diffuser et exporter le droit continental, ne signifie aucunement le réduire à l'existence d'un droit civil, écrit et le plus souvent rassemblé dans un code, le recours à ce choix terminologique signifie aussi que les systèmes qui s'y reconnaissent accordent presque tous une place spécifique au contrôle juridictionnel de l'administration, quel que soit la forme qu'il revête.
* Mais au titre des avantages comparatifs qui conforte la crédibilité du droit continental en cette période de crise, et qui justifie la mise en oeuvre d'une stratégie de reconquête notons que ce modèle assure une stabilité et une prévisibilité notamment s'agissant des relations contractuelles, qui sont les conditions d'une sécurité juridique érigée désormais en principe général de droit par le Conseil d'Etat.
* De même l'action conduite par la puissance publique dans le feu de la crise a été encadrée par le contrôle de légalité qu'il s'agisse de décisions prises au titre de la régulation des marchés financiers ou du contrôle exercé sur la passation des contrats administratifs en général et des marchés publics en particulier.
* Le tissage des liens de plus en étroits entre le droit et l'économie est une question d'autant plus cruciale que la nécessité de développer des nouveaux types de régulation de la vie économique se fait sentir qu'il s'agisse de la finance bien-sûr mais aussi du droit de l'énergie et des réseaux, des pratiques étrangères de partenariat public-privé, de la propriété intellectuelle et bien-sûr du droit de l'environnement.
* La formation des magistrats capables d'exercer leurs fonctions dans un cadre strictement jurisprudentiel est longue et difficile alors que l'introduction d'un droit codifié apparaît simple et peu onéreuse.
* Je suis convaincu que de nombreux aspects de notre droit sont susceptibles de répondre à l'aspiration d'Etats qui prennent leur place dans ce monde qui est à la fois celui de l'après chute du Mur et celui de l'après crise.
Sachons les partager afin de tisser un véritable réseau d'influence et de solidarité entre Etats partageant cette communauté d'appartenance au droit continental.
Cette communauté que j'appelle de mes voeux reposera bien sûr sur le notariat.
A cet égard, n'est-il pas remarquable à cet égard de constater le fait que plusieurs institutions américaines aient appelé à la création d'un notariat américain pour sécuriser et moraliser un système hypothécaire en déroute ?
Je veux souligner que les notaires qui exercent leur mission en France au nom de la République et du peuple souverain- n'ont pas entretenu cette démesure financière, qu'ils ont fait montre de rigueur et que cela est à mettre au crédit d'un modèle national hier raillé mais aujourd'hui envié. En étant dépositaire par délégation de l'autorité publique, le notariat constitue notamment sur le marché de l'immobilier une appréciable protection.
Loin des mirages de la dérégulation, dont nous avons pu observer les ravages, cette profession intègre une dimension éthique qui rappelle utilement qu'il ne saurait y avoir de prospérité économique sans sécurité juridique et que celle-ci requiert l'intervention d'un Tiers, en l'espèce l'Etat ou ses délégataires que sont les notaires.
Je souhaite que ces travaux qui scellent la convergence de vos organisations notariales respectives sur les enjeux du droit continental puissent contribuer à fortifier et à étendre la coopération franco-russe. Celle-ci est enracinée dans nos histoires nationales, elle a été consacrée par les arts et la littérature, mais elle est aussi un enjeu pour le présent et pour l'avenir.
La France et la Russie, ont dans leur héritage juridique des atouts à faire valoir dans un monde qui est en train de se redessiner. Puisse cette amitié permettre d'écrire une nouvelle page des relations franco-russes.
Je vous remercie pour votre attention.Source http://www.justice.gouv.fr, le 24 septembre 2010