Interview de M. Jean-Pierre Raffarin, vice-président de Démocratie libérale, à Europe 1 le 13 juin 2001, sur le vote du Parti communiste en faveur de la loi de modernisation sociale, les difficultés financières d'AOM-Air Liberté et sur le débat sur le statut pénal du Président de la République.

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Média : Europe 1

Texte intégral

J.-P. Elkabbach - Il y n'y aura donc pas de crise politique. Le PC va voter aujourd'hui la loi Guigou, dite de "modernisation sociale." Qui gagne, qui perd ?
- "C'est sans surprise. Je crois que le Gouvernement fait une manoeuvre utile pour sa majorité, car tout le monde va afficher un accord. Je pense que le mouvement social dans ses profondeurs ne va pas être satisfait. Il va voir que c'est un accord de notables. On a joué sur des mots pour essayer d'avoir ce vote des communistes. En fait, la dynamique sociale aujourd'hui est à l'extrême gauche. Et l'extrême gauche ne sera pas convaincue par ce texte."
Cela vous fait plaisir naturellement qu'elle soit à l'extrême gauche ?
- "Il y a une dérive notable du PC aujourd'hui, qui n'est plus une force de proposition sociale."
Mais est-ce que dans ce compromis que l'on sent apparaître et que l'on va entendre aujourd'hui, vous voyez la marque, la signature politique du Premier ministre ?
- "Oui, le Premier ministre aujourd'hui est à la manoeuvre, et donc tout devient politique. Aujourd'hui, on a un vrai problème dans ce pays, qui est la dynamique économique ; on sent que la croissance se ralentit ; on sent vraiment qu'il est temps de remobiliser les forces économiques. Le Gouverneur de la Banque de France le disait hier : il faut investir, il faut faire plus d'heures supplémentaires. Il faut faire en sorte que l'usine France travaille davantage et mieux. Et pendant ce temps-là, le Premier ministre manoeuvre politiquement pour ses élections présidentielles. Il organise sa majorité plurielle, fait des concessions."
On ne peut pas le lui reprocher ?
- "Je pense quand même qu'il y a là une incompatibilité entre la stratégie présidentielle et le poste de Matignon. Matignon, c'est la gestion du quotidien, la gestion d'avenir de ce pays, c'est au fond l'opérationnalité, l'action. Les présidentielles, c'est la stratégie."
Vous voulez dire que pour qu'il soit efficace, vous lui conseilleriez de quitter Matignon pour mieux affronter J. Chirac ?
- "Je pense que c'est contradictoire d'être à Matignon et de préparer les présidentielles."
A travers le compromis sur la loi de modernisation sociale, en particulier ce qui concerne le licenciement, le chef d'entreprise va avoir un pouvoir peut-être un peu plus contraint, il aura des contre-pouvoirs, mais il va garder la décision finale. En quoi cela peut-il choquer ?
- "C'est pour cela qu'il y a en fait illusion dans ce texte. On veut faire croire qu'on va être défensifs sur les licenciements mais on ne peut pas aujourd'hui, dans une économie très internationale, interdire le licenciement. C'est pour cela que je reproche beaucoup au Gouvernement d'avoir un discours exclusivement défensif. Il faut une politique à la fois défensive, c'est-à-dire obliger l'entreprise à respecter une procédure sociale, à consulter les organismes sociaux représentatifs, à faire en sorte qu'il y ait des propositions précises pour le reclassement de tous le salariés. Il y a des procédures. Le plan Danone, de ce point de vue, avait été assez bien travaillé, il y a un certain nombre de choses qui doivent être faites clairement pour le respect des salariés. Mais il faut aussi être offensifs, c'est-à-dire aller chercher des investissements nouveaux. Si ce texte fait partir des entreprises de France, c'est là où est le vrai danger."
Vous croyez qu'il y a une menace de cette nature ?
- "Il y a une vraie menace aujourd'hui."
Sérieusement ?
- "Très sérieusement. Les industries internationales quittent notre pays aujourd'hui."
Parce qu'on fait appel à un médiateur dans l'entreprise, vous croyez qu'il y a un danger ?
- "Non, je pense que le danger est d'avoir cette communication qui laisserait à penser que l'économie doit être gérée par la contrainte. L'économie, c'est le contrat, ce n'est pas la contrainte. L'idée que ce pays a une économie rigide, alors que T. Blair laisse à penser que, finalement, au Royaume-Uni, l'économie est souple, en Allemagne, l'économie est mobile, ce n'est pas bon pour attirer les emplois dans notre pays."
Au passage, pensez-vous qu'à partir de cet exemple dont nous parlons, le PC sort renforcé, qu'il se donne un avenir ?
- "Non, je ne crois pas car au fond, il sauve ses députés ; il apparaît comme très tactique, c'est une opération partisane. Il se coupe du mouvement social qui est très inquiet aujourd'hui."
Peut-on prendre l'exemple d'AOM-Air Liberté, qui est au bord du dépôt de bilan. Est-ce que l'Etat doit forcer les actionnaires à intervenir, ou doit-il se substituer bientôt à eux ? Est-ce que vous attendez que M. Gayssot dise : "je vais parler à M. Spinetta à Air afin qu'on crée un grand ensemble aérien français" ?
- "Je ne crois pas que l'Etat a vraiment des pouvoirs, quand il intervient à la dernière minute. L'Etat est là pour construire un certain nombre de règles, il n'a pas une action d'urgence. Sur le transport aérien, on voit qu'il y a trois pistes d'avenir. D'une part, il faut un service minimum pour tous les usagers, pour tous ces acteurs de l'économie dont on vient de parler, qui ont besoin de communication aérienne. Il faut d'autre part valoriser le contrat entre les actionnaires et les salariés, avec les procédures sociales. Et puis, il faut aujourd'hui dans ce pays faire rentrer aussi les forces régionales. Le transport aérien dans ce pays n'est pas que national. Je connais des collectivités territoriales : si on avait un vrai pouvoir dans les régions, comme c'est le cas en Italie, en Espagne, en Allemagne, on pourrait participer au développement. "
Vous voulez dire que, si la loi de décentralisation vous donnait à vous, qui êtes président de région, des pouvoirs, vous aideriez des compagnies comme AOM-Air Liberté ?
- "Absolument ! On a besoin d'être désenclavés ; on a besoin d'avoir des communications aériennes. Et la rigidité nationale aujourd'hui est pour nous une paralysie, c'est un frein."
Quels pouvoirs aimeriez-vous voir transférés ?
- "Beaucoup plus de pouvoir économique, de liberté d'initiatives - dans l'éducation, le tourisme, la culture -, dans tout ce qui fait l'emploi, les loisirs, la société de l'information. Nous voulons plus de pouvoirs, mais aussi des contre-pouvoirs. Je vous fait une proposition concrète : je propose qu'il y ait des gouvernements régionaux : c'est-à-dire que le président de la région ..."
...élu au suffrage universel, car l'idée progresse apparemment ?
- "Elu au suffrage universel : il est un contre-pouvoir. Il ne doit pas être en même temps le président de l'assemblée régionale. Il faut qu'il y ait d'un côté, un exécutif, de l'autre côté, un contre-pouvoir, comme cela se passe dans toutes les bonnes assemblées et les systèmes démocratiques. Le pouvoir régional, l'exécutif régional, le gouvernement régional ont un contre-pouvoir qui est l'assemblée régionale. Aujourd'hui, je suis président des présidents de régions ; les présidents de régions sont, à la fois, l'exécutif et le délibératif. Il faut séparer les deux."
Le débat sur le statut pénal du Président de la République après 2002 à l'Assemblée : on a entendu des piques, des vacheries, des calomnies entre, par exemple, J.-L.Debré et J.-M. Ayrault : "Vous n'êtes pas Molière !" et l'autre qui lui répondait : "Vous n'êtes qu'un valet de comédie." Est-ce que le débat a volé à l'altitude qui convenait à la fonction et à l'autorité d'un Président de la République pour demain ?
- "Non, je ne crois pas. Je crois que tout cela est un peu minable. Au fond, les socialistes sont très responsables d'être les initiateurs de cette manoeuvre. Je pense que, finalement tout ceci est contre-productif ; l'arroseur finit par être arrosé. Le harcèlement socialiste contre le Président, me paraît contre-productif pour M. Jospin. Je dirais même que les excès de M. Montebourg contribuent à l'élan de sympathie qui s'exprime actuellement en faveur de J. Chirac dans tout le pays. On voit que, finalement, ils en font trop ! Il y a une sorte d'agressivité dans ce débat. On voit bien que le Président de la République donne toute son énergie, son intelligence à sa fonction. Vouloir systématiquement ramener le débat politique à ce niveau-là, c'est, je crois, une erreur socialiste."
Ces propos sont normaux de la part de quelqu'un qui est proche du Président de la République. Mais faut-il que le statut change? Par exemple, souhaitez-vous que le Président Chirac donne lui-même son avis, par exemple, dans son intervention du 14 Juillet ou avant ?
- "Le Président appréciera. Ce n'est pas à un parlementaire de donner son ..."
... avec modestie, que pouvez-vous dire ?
- "Je pense qu'il doit y avoir dans l'avenir une réflexion sur l'architecture des responsabilités juridiques du Président et du Premier ministre. Il faut une réflexion pour l'avenir dans ce pays mais pas de manière sournoise, comme cela est fait actuellement. Je me demande s'il n'y a pas un peu de trotskisme dans cette attitude-là ? ..."
Non ! Vous n'allez pas utiliser l'argument maintenant !
- "Quand même, c'est assez incroyable ! M. Jospin dit : "moi je ne mange pas de ce pain-là ! ... M. Montebourg, c'est un excité ..." Et puis, par derrière, on alimente les rumeurs, on lance les débats, on fait une proposition de loi Ayrault, on alimente ce thème qui cherche, au fond, à agiter le Président ..."
Si cela vous rend vous service dites merci à M. Montebourg !
- "Je trouve que quand l'adversaire est maladroit, on des raisons de se réjouir parfois."
Faut-il changer le statut pénal du Président ? Le problème de l'immunité du Président de la République ?
- "Je pense que l'exécutif Président-Premier ministre, l'ensemble des hautes fonctions de ce pays doit trouver une architecture juridique nouvelle, afin que l'on n'ait plus ce type de débat pour l'avenir. Mais en dehors de la pression électorale, et avec bonne foi."
Vous avez cité "le trotskisme" etc. , est-ce qu'on tourne la page ou pas du côté opposition ?
- "Je pense que les effets du trotskisme sont durables chez M. Jospin. Cette attitude du double jeu. Franchement, es engagements de jeunesses sont respectables. Mais les engagements de jeunesse camouflés - l'infiltration, l'entrisme - c'est la culture du double jeu. Et je trouve que parfois, on la retrouve dans l'actualité."
Il serait intéressant que la majorité vous réponde le moment venu. A Paris, pas de journal national, est-ce que cela vous a manqué ?
- "C'est désolant ! On est vraiment dans un archaïsme ! Vous vous rendez compte qu'une maison de presse est obligée de supprimer un journal pour pouvoir distribuer selon les règles qu'elle souhaite développer ! Il y a donc là une forme d'archaïsme où on détruit pour défendre. L'action publique devrait toujours être de construire. Aujourd'hui, on est dans une logique de destruction. Le social, ça doit permettre des initiatives nouvelles."
Mais que fait-on alors qu'à l'ère de l'audiovisuel mondial et surtout d'Internet, un conflit de cette nature est peut être inadapté ?
- "On s'attaque à toutes les rigidités et on valorise le contrat. Quand l'employeur et les employés sont d'accord, il faut avancer. Le contrat social, c'est vraiment le contrat dans l'entreprise. Et on évite d'avoir des rigidités nationales."
Des généralités ...
- "On voit bien dans ce pays que l'on a une contrainte générale qui s'oppose au contrat particulier. C'est le contrat particulier qui doit être la règle du contrat social."
(source http://sig.premier-ministre.gouv.fr, le 13 juin 2001)