Déclaration de M. Jean-Jack Queyranne, ministre des relations avec le Parlement, sur l'impact de l'élargissement de l'Union européenne sur la construction de l'Europe, sur l'intégration du droit communautaire dans le droit interne français, le contrôle parlementaire sur l'application des politiques communautaires et sur les pouvoirs du Parlement européen, Lyon le 15 octobre 2001.

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Circonstance : Forum régional en région Rhône-Alpes, sur l'avenir de l'Europe, à Lyon (Rhône) le 15 octobre 2001

Texte intégral

Monsieur le Préfet de région,
Messieurs les Ministres,
Mesdames, Messieurs,
Après plusieurs autres métropoles régionales, Lyon accueille aujourd'hui des représentants du monde associatif, de la vie économique, sociale, culturelle pour débattre de l'avenir de l'Europe.
Ce grand débat national a été souhaité dans la perspective de l'élargissement de l'Union européenne aux pays d'Europe centrale et orientale, tel qu'il a été décidé à Nice, en décembre 2000, par les chefs d'Etat et de Gouvernement. L'élargissement va notablement changer la dimension de l'Union européenne, puisque de 15 le nombre de ses membres est appelé à passer dans les prochaines années à 27 ou 30.
Il était donc indispensable que les forces vives de la société française mènent de façon décentralisée une réflexion destinée à vérifier le degré d'adhésion démocratique de nos concitoyens au mouvement de la construction européenne et à définir le contenu que nous voulons donner au projet politique de l'Europe élargie.
Les interrogations, mais aussi les propositions formulées à l'occasion de la douzaine de forums régionaux, qui se sont tenus depuis le début du mois de juillet, permettent d'établir un double constat.
Plus personne aujourd'hui, en tout cas aucun des grands partis de gouvernement, ne remet en cause l'existence même de cette Union. L'Europe, dont l'origine en tant que construction économique a mois d'un demi-siècle d'existence, est devenue une réalité pour ses habitants : à deux ou trois exceptions près (Royaume-Uni, Autriche, Suède), les citoyens de l'Union en ont même majoritairement une image positive. Dans les circonstances actuelles, ils formulent même une demande de " plus d'Europe ", notamment dans les domaines de la sécurité, de la défense et de la diplomatie.
Dans le même temps, d'autres études d'opinion récentes font apparaître que plus de la moitié des citoyens européens sont mécontents de " la manière dont l'Union européenne se construit à l'heure actuelle ". Le fonctionnement de la machine européenne est mis en question, des doutes s'expriment quant au sens à donner à l'idée même d'Europe aujourd'hui.
Du traité de Rome, signé en 1957 par les six membres fondateurs des Communautés européennes, à celui de Nice conclu en décembre 2000, qui ouvre la porte à une Europe réunifiée d'une trentaine de pays de l'Ouest et de l'Est, l'idéal européen s'est traduit patiemment, méthodiquement, au cours du demi-siècle qui vient de s'écouler, dans des pratiques politiques et institutionnelles.
Si les citoyens adhèrent profondément à cette utopie concrète, ils ressentent néanmoins et, semble-t-il, de plus en plus, la construction européenne comme lointaine. Les mêmes mots, souvent, reviennent : opacité, absence de lisibilité, complexité croissante. La faible participation à l'élection des députés au Parlement européen traduit pour partie ce désenchantement.
La mise en circulation à partir du 1er janvier 2002 des pièces et des billets libellés en euros dans douze Etats membres de l'Union sera une démonstration éclatante de l'existence de l'Europe sur la scène du monde. C'est une avancée historique considérable que personne n'aurait cru possible il y a seulement dix ans.
Mais, si elle témoigne de la puissance d'un marché européen unifié et d'une imbrication forte de nos économies, cette monnaie unique sera-t-elle par elle-même fondatrice d'une citoyenneté européenne ? Et combien de temps perdurera dans les esprits la nostalgie du franc, du mark, de la lire ou de la peseta ?
C'est dire l'ambivalence de la démarche en cours. C'est dire aussi la nécessité d'avancer vers une Union plus forte et plus grande, mais aussi plus transparente et plus démocratique.
C'est dire enfin la nécessité de préserver dans une Europe élargie le rôle des nations dans lesquelles se reconnaissent naturellement les peuples appelés à s'y retrouver. Tel est le sens qu'il faut donner à la formule " Faire l'Europe, sans défaire la France. "
La perspective de l'Europe élargie pose donc, on le voit, avec encore plus d'acuité la question du devenir et de la place, dans ce vaste ensemble, des Etats nations. La force de l'Europe réside dans la force et la diversité des nations qui la constituent. Cela est vrai dans une Union à 15. Cela le sera encore plus dans une Union à 27 au sein de laquelle il serait irréaliste de chercher trop rapidement un niveau d'intégration élevé.
La vision française d'une Fédération d'Etats-nations s'inscrit dans cette perspective. Cette belle expression proposée à l'origine par Jacques DELORS traduit la tension constitutive de l'Union européenne. Elle exprime une double réalité : celle du processus en évolution constante de la construction européenne, qui comporte déjà des éléments fédératifs forts : la primauté du droit européen, sanctionnée par la Cour de Justice, une Commission indépendante, un Parlement européen élu au suffrage universel, la monnaie unique ; mais celle aussi d'une union de nations fortes, attachées à leur identité et à leur diversité.
Proposer une Fédération d'Etats-nations, c'est vouloir bâtir en Europe un ensemble économique, social, culturel, juridique, institutionnel, capable de représenter un pôle d'ancrage puissant dans notre monde globalisé.
C'est aussi affirmer qu'un tel ensemble ne doit signifier à l'horizon de nos générations ni la disparition de la nation, cadre de l'expression de la volonté des peuples, ni a fortiori celle des Parlements nationaux. La globalisation du monde implique de préserver le cadre national.
Une Fédération d'Etats-nations ne signifie pas que les parlements nationaux soient appelés à s'effacer devant la construction européenne. Un contrôle démocratique des Parlements nationaux est donc nécessaire tant qu'il existera des Etats-nations. C'est au sein des Parlement nationaux que les citoyens peuvent d'abord s'approprier, par l'intermédiaire de leurs représentants les enjeux européens et que les élus de la nation sont le mieux à même de contrôler l'application des politiques communautaires.
Trois questions méritent d'être abordées.
D'abord, comment intégrer le droit communautaire dans notre droit interne ?
Chacun reconnaît que l'inflation législative et réglementaire de la Commission et du Parlement européen ne facilite pas cette démarche.
Dix ans bientôt après l'inscription dans le traité de Maastricht du principe de subsidiarité, l'Union européenne continue de multiplier l'élaboration de normes très détaillées dans de nombreux domaines au risque de compliquer inutilement la vie quotidienne des citoyens des pays membres.
Il est vrai que la subsidiarité n'est pas une notion juridique facile à utiliser. Elle est plutôt le résultat d'une approche philosophique, d'un principe inhérent à une conception de la démocratie selon laquelle les problèmes doivent être traités par les institutions les plus proches des citoyens.
Force est de constater que cet interventionnisme législatif excessif au niveau communautaire contribue à détourner les citoyens de l'Europe. Celle-ci ne doit pas être un gendarme tâtillon du mode de vie de 250 millions d'Européens aux habitudes et traditions très diverses. L'Europe, pour ses habitants, doit représenter un espace de paix, de sécurité, de progrès économique, de protection sociale, de libertés publiques élevées et de diversité culturelle reconnue.
Comment assurer le respect de ce principe de subsidiarité ? Il peut impliquer soit une Cour de Justice aux pouvoirs étendus, soit une Conférence permanente des Parlements nationaux, - qui ne serait pas une seconde Chambre au sens fédéral - institution proposée par le Premier ministre dans son discours sur l'Europe du 28 mai dernier. Cette Conférence pourrait en être chargée.
On peut imaginer que cette Conférence, qui se réunirait de façon périodique, soit appelée à clarifier la répartition des compétences entre l'Union et les Etats. Celles-ci peuvent évidemment être appelées à évoluer en fonction des circonstances, comme l'ont montré les questions de sécurité alimentaire.
Pour assurer la transposition des normes européennes en droit interne, notre pays figure parmi les derniers de la classe européenne. C'est un souci pour le Ministre des Relations avec le Parlement, d'autant que nous nous exposons à des contentieux devant la Cour de Justice qui peuvent se terminer par des astreintes financières lourdes.
Notre Constitution ne prévoit aucune procédure parlementaire particulière. D'où, une accumulation de retards, la mise en oeuvre législative nécessitant souvent, comme pour toute loi ordinaire, des délais longs. J'ai aussi dû, il y a une année, recourir à la formule des ordonnances pour transposer une cinquantaine de directives.
On pourrait imaginer d'alléger et de simplifier la procédure de transposition en permettant l'examen et l'adoption des projets de loi relatifs aux directives communautaires qui n'appellent pas de débats par les commissions concernées de l'Assemblée nationale et du Sénat. Mais la transposition ne signifie pas, à mes yeux, application automatique du droit communautaire. Je préfère parler d'adaptation pour tenir compte des spécificités nationales.
Vous connaissez les questions posées par le maintien des principes de nos grands services publics qui ne sauraient être sacrifiés au culte de la déréglementation. J'évoquerai aussi le cas de la définition des espaces protégés dans le cadre des directives Natura 2000, fortement controversée depuis près de dix ans et dont j'ai pu faire adopter la transposition dans le cadre de procédures associant élus et acteurs locaux.
Dans ce cas, comme pour celui de la loi-chasse, il s'est agi de trouver un juste équilibre entre des prescriptions européennes qui constituent un progrès environnemental et la prise en compte des données nationales et locales.
J'aborderai une seconde question : comment le contrôle parlementaire national peut-il s'exercer aussi dans la phase d'élaboration de la norme européenne et l'application des politiques communautaires ?.
Depuis 1992, les propositions d'actes communautaires qui appartiennent au domaine législatif sont transmises au Parlement. Celui-ci peut adopter des " résolutions " et adresser ainsi des demandes ou des recommandations aux ministres chargés de négocier les directives ou règlements communautaires.
Le Parlement, s'il le souhaite, pourrait faire un usage plus large de ce droit, qui s'est renforcé avec l'extension des compétences de l'Union, puisque des résolutions peuvent désormais être adoptées en matière de politique étrangère et de sécurité commune ou en matière de justice et d'affaires intérieures.
Peut-on aller plus loin dans le contrôle par les élus de la nation de la politique communautaire ? Faut-il adopter, par exemple, la pratique en usage dans certains Etats membres (Royaume-Uni) où le ministre vient s'expliquer devant les députés avant et après chaque Conseil européen ? Nous venons, à titre d'expérience, d'adopter le principe d'une séance de questions d'actualité consacrée au sujet européen par trimestre.
Par contre, il semble difficile d'accentuer ce contrôle en permettant, par exemple, aux assemblées d'adresser aux ministres des mandats de négociation, à valeur contraignante et impérative, car il est nécessaire de laisser une marge de manS uvre aux ministres pour la négociation.
Pour terminer, je veux aborder une troisième question, celle des pouvoirs du Parlement européen. Celui-ci souffre, à l'évidence, d'une insuffisance de légitimité. En France, le mode de désignation des députés européens selon un scrutin de liste national ne contribue pas à rapprocher les citoyens de leurs représentants à Strasbourg. A qui les élus européens peuvent-ils rendre compte de leur mandat ? Selon quelles modalités ? Et qui, parmi les électeurs, s'en préoccupe vraiment ?
Si l'on veut aider nos concitoyens à mieux s'approprier l'Europe, il faut sans doute envisager de réformer le mode de scrutin pour les élections européennes en combinant un mode désignation à la proportionnelle à l'intérieur de circonscriptions régionales. La proposition en avait été faite par le Premier ministre dès avril 1998. Elle n'a pu être retenue faute de consensus. Elle peut être reprise à tout moment.
Mais il faut aussi accepter que les élections européennes soient véritablement l'expression de la volonté politique des peuples et non plus une sorte de rituel désincarné et dont la portée échappe largement aux citoyens.
A cette fin, on peut imaginer que le Président de la Commission européenne soit issu de la formation ou de la sensibilité politique victorieuse aux élections dans l'ensemble des pays membres. Ainsi les citoyens européens auraient-ils véritablement l'impression d'un choix.
Le Parlement européen, dont les contours politiques apparaîtraient de la sorte plus clairement, serait mieux à même d'exercer son contrôle d'institution devant laquelle la Commission est politiquement responsable et par laquelle elle peut même être censurée, comme on l'a vu en mars 1999 avec la mise en cause, puis la démission, de la Commission Santer.
En contrepartie, le Conseil européen aurait le droit de dissoudre l'Assemblée de Strasbourg, sur proposition de la Commission ou des Etats membres, en cas de crise politique ou de blocage institutionnel. Un équilibre de ce type se retrouve dans la plupart des démocraties représentatives.
Voilà quelques pistes de réflexion que je voulais tracer devant vous. Ces propositions et la plupart, j'en suis sûr, de celles formulées à l'occasion de ce Forum n'ont pour seul objet que de vouloir contribuer à donner un sens plus fort à l'aventure européenne.
Grande puissance économique dont le pilotage reste encore imparfait, l'Union européenne a répondu depuis cinquante ans à l'impératif de réconciliation sur un continent ravagé par les guerres. Cette oeuvre de réconciliation va bientôt s'achever en accueillant tous les peuples d'Europe. Il faut maintenant affirmer le projet d'une Europe sociale et politique, ce qui signifie un approfondissement de notre idéal démocratique.
Pour construire l'Europe, il faut des institutions fortes. Pour qu'elles soient fortes, il faut aussi que les peuples les comprennent, que les nations ne perdent pas le cadre démocratique de leurs souverainetés, c'est-à-dire leurs Parlements.


(Source http://www.premier-ministre.gouv.fr, le 19 octobre 2001)