Déclaration de M. Edouard Balladur, Premier ministre sur la notion d'Etat de droit, le fonctionnement de la justice, le rôle des préfets, Paris le 11 octobre 1993.

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Circonstance : Colloque sur "l'état de droit au quotidien" organisé par l'association du corps préfectoral et celle des membres du Conseil d'Etat

Texte intégral

Merci Monsieur le Président de l'Association des membres et anciens membres du Conseil d'Etat, Monsieur le Président de l'Association du Corps Préfectoral et des hauts fonctionnaires du Ministère de l'Intérieur pour vos mots aimables de bienvenue.
Par ma présence parmi vous je souhaite saluer l'initiative qui a été la vôtre.
Il est heureux que les fonctionnaires aient le souci de se rapprocher des préoccupations quotidiennes des Français. Que les représentants de deux corps aussi prestigieux manifestent ce souci est le signe que notre administration, surmontant la tentation trop répandue du cloisonnement, réfléchit sur ses propres tâches.
J'y vois là une illustration exemplaire du principe d'adaptation du service public, et du respect de ses usagers.
Le rapprochement du conseil d'Etat et du Corps Préfectoral dans cette réflexion conjointe sur l'Etat de droit au quotidien, était naturel.
L'origine commune du Conseil d'Etat et du corps préfectoral, qui ont trouvé tous deux leur forme moderne dans la Constitution consulaire et la loi du 28 pluviôse an VIII, et leur rôle dans l'enracinement des institutions républicaines y prédisposaient.
Je n'ai pas besoin d'insister sur la contribution à la construction d'un Etat de droit dans notre pays qui a été celle des formations contentieuses du Conseil d'Etat.
L'assujettissement de l'administration et du pouvoir exécutif au droit est en effet d'abord le fruit de la jurisprudence de la section du contentieux.
Elle a défini les principes fondamentaux de notre droit public et a donné naissance à la conception française de la séparation des pouvoirs.
J'y suis très attaché. Ma conviction personnelle est que l'administration a besoin d'un juge qui lui soit propre. D'un juge qui sans lui manifester de la complaisance, peut d'autant mieux la soumettre au respect du droit, qu'il connaît ses rouages et n'est pas dupe des apparences. D'un juge auquel son expérience du terrain permet tout à la fois, de faire la part des difficultés quotidiennes de l'administration et de veiller au respect par celle-ci des règles et des principes juridiques essentiels.
L'adjonction à sa fonction de juge, de la fonction de conseiller du Gouvernement est l'une des marques du génie de notre tradition institutionnelle.
Associer étroitement une assemblée de serviteurs de l'Etat à l'élaboration des règles de droit qui naissent et prennent forme, la faire participer au processus de décision, c'est rechercher une garantie de cohérence et d'efficacité depuis la conception jusqu'à l'application de la règle.
C'est aussi s'assurer que les textes les plus importants sont élaborés en conformité avec la Constitution, les principes généraux du droit, et les traités internationaux.
Par le respect des principes de l'Etat, la défense dans le département de l'intérêt général, de l'égalité des citoyens devant la loi, devant les charges publiques, et devant le service public, les préfets ont un rôle éminent dans la mise en oeuvre de l'Etat de droit. Au yeux de nos concitoyens ils l'incarnent, donnant ainsi à la République son visage de tous les jours.
Gardiens des intérêts nationaux dans le département, ils veillent à ce que les conflits individuels et collectifs trouvent leur solution par le droit plutôt que par la force.
Chargés par la Constitution du contrôle administratif et du respect des lois, ils exercent le contrôle de légalité sur les actes des collectivités territoriales.
Dans l'exercice des prérogatives que leur reconnaissent de nombreuses législations, en matière de police, d'immigration, d'urbanisme ou d'environnement, pour ne citer que ces exemples, les préfets ont la responsabilité de garantir l'ordre public dans le respect des libertés individuelles.
A la tête de l'ensemble des services de l'Etat dans le département eux seuls ont une vision d'ensemble aussi bien de l'ordonnancement juridique que de la situation économique, sociale et politique. Cette vision d'ensemble est la condition d'une application de la loi adaptée à la réalité du territoire. Elle contribue aussi à la cohérence de l'Etat de droit.
Une même inspiration fondamentale guide les deux institutions que vous représentez : l'action de l'administration ne doit pas être seulement légale elle doit être aussi proportionnée au résultat recherché.
C'est la tradition de notre droit public - reconnu bien au-delà de nos frontières - : celle d'un équilibre subtil entre les impératifs du service public et les droits des personnes, entre l'intérêt général et la liberté individuelle.
Cette philosophie est parfois critiquée ici et là, et aujourd'hui notamment par ceux pour qui il y aurait antinomie entre Etat et Etat de droit.
Dans cette ligne de pensée, tout ce qui affaiblit l'Etat et conforte les personnes dans leurs droits individuels, fut-ce au détriment de l'intérêt général, renforcerait l'Etat de droit.
Je saisis l'occasion offerte par ce colloque pour m'élever contre ce que je tiens pour une erreur.
Dans une société démocratique c'est en effet l'Etat qui est garant de l'Etat de droit.
Il n'en est pas le seul garant bien sûr : sans la conscience civique des citoyens, sans l'action des associations, des partis politiques, sans la vigilance de la presse, il n'est pas d'Etat de droit possible.
Mais l'Etat est le principal garant de l'Etat de droit : c'est lui qui assure la sécurité des personnes et des biens - condition de l'exercice de toutes les libertés publiques et de la cohésion sociale - et c'est à son représentant dans le département, le Préfet, que revient la charge de faire respecter la loi, au besoin, par cet ultime recours que constitue la force publique.
C'est aussi l'Etat qui, par le vote de la loi, constitutionnelle ou ordinaire, par la ratification des engagements internationaux est la source du droit.
S'il appartient au juge de veiller au respect de ces normes, de les interpréter, et parfois de combler leurs lacunes, voire de suppléer à leur absence, il ne saurait le faire qu'avec discernement, modestie et pondération, surtout lorsqu'il applique des déclarations des droits dont les principes sont par nature très généraux. L'exercice par les assemblées élues de la souveraineté nationale, la séparation des pouvoirs, impliquent qu'un large pouvoir d'interprétation de ces principes soit reconnu au législateur. Face aux représentants de la Nation le juge, quel qu'il soit, judiciaire, administratif ou constitutionnel ne saurait en effet s'ériger ni en législateur ni en constituant. C'est la conception même de la République, telle que l'histoire l'a instaurée dans notre pays, telle qu'il nous appartient de la préserver.
Devant la représentation nationale j'avais fixé comme premier principe de l'action du Gouvernement que je dirige, l'affermissement de l'Etat Républicain.
L'Etat de droit est au coeur de cette entreprise. Sa réalisation est la condition de l'adhésion de nos concitoyens à l'effort national que la situation rend indispensable.
Mais l'Etat de droit ne peut s'épanouir que s'il repose d'abord sur une conception exigeante de la morale publique. Cela implique, pour ceux qui servent l'Etat, impartialité, neutralité et tolérance.
La confiance des Français dans l'Etat et ceux qui le dirigent est à ce prix.
Aussi - je veux parler de la Haute Cour de Justice - fallait-il mettre fin à un système laissant se développer le sentiment que les gouvernants bénéficiaient d'une impunité objective et étaient au-dessus des lois.
La révision constitutionnelle adoptée par le Congrès le 19 juillet dernier permet désormais à toute victime de porter plainte contre un membre du Gouvernement, si elle s'estime lésée par un crime ou un délit accompli dans l'exercice de fonctions gouvernementales.
En vue de préserver le bon fonctionnement des pouvoirs publics une commission des requêtes filtrant les plaintes abusives a été instituée.
La morale publique tout autant que les principes les plus élevés de notre droit, tel le principe d'égalité, impliquent également que les nominations et les avancements dans la fonction publique soient dépolitisés afin que l'Etat soit rendu aux citoyens.
C'est le sens du projet de loi relatif aux nominations au tour extérieur dans les corps de l'Etat qui a été déposé devant l'Assemblée Nationale.
C'est le sens de ma décision de ne pas procéder dans les trois mois précédents une élection nationale à des nominations aux plus hauts emplois publics qui ne seraient pas indispensables à l'intérêt du service ou à sa continuité.
En second lieu, l'amélioration du fonctionnement de la justice, est dans un Etat de droit un objectif prioritaire.
L'indépendance de la justice est le fondement de l'impartialité de l'Etat Républicain dans l'exercice de ses fonctions judiciaires.
Nos concitoyens attendent du juge non seulement qu'il fasse preuve d'indépendance d'esprit par rapport au réseau de relations diverses, philosophiques, politiques, sociales, dans lesquelles il est impliqué, mais aussi qu'il soit, grâce à son statut, préservé du risque de pression de la part de ce qu'en son temps Montesquieu appelait "la puissance exécutrice de l'Etat". C'est la condition d'une application impartiale de la loi. L'émergence du Conseil Supérieur de la Magistrature dans l'histoire de notre organisation judiciaire constitue précisément la réponse républicaine à ce souci. Sa composition a donc été modifiée lors de la dernière réforme constitutionnelle afin qu'il ne procède plus exclusivement des choix de l'exécutif.
Mais, en même temps que l'institution judiciaire doit être assurée de son indépendance, elle ne doit pas être coupée de la Nation. Le Gouvernement en charge de la politique nationale doit pouvoir assurer une même politique pénale sur l'ensemble du territoire et préserver, ce faisant, l'égalité entre les justiciables. C'est pourquoi l'autorité hiérarchique du Garde des Sceaux sur le parquet est un principe fondamental de notre organisation judiciaire.
Il ne sera pas remis en cause.
Enfin, il n'y a pas d'Etat de droit si le droit est à ce point dispersé, foisonnant, et complexe qu'il n'est plus compréhensible pour le citoyen et parfois même pour le spécialiste.
Il faut ici conjurer les travers qui tiennent à la prolifération des règles de toute nature, dénoncée dans les deux derniers rapports publics du Conseil d'Etat.
Cette situation est source d'inégalités, de contentieux, et d'insécurité. Elle fait perdre à la règle de droit sa force et sa crédibilité.
Certes cette complexité est-elle pour partie dans l'ordre des choses, liée qu'elle est à la diversité des interventions administratives, à la construction européenne, à la complexité croissante de notre société et aussi à l'alternance politique.
Il reste que la vie quotidienne de nos concitoyens peut être grandement améliorée.
Les Préfets et les Sous-Préfets ont une responsabilité traditionnelle dans l'explication de la règle de droit et plus encore de sa modification. Le Gouvernement entend faire largement appel à eux afin de mieux assurer l'adhésion à la loi de toutes les catégories de la société.
Mais l'excès de réglementation doit être combattu partout où il apparaît qu'un allégement des contraintes juridiques permettrait, grâce au jeu de la concurrence, à la négociation contractuelle, à la responsabilité individuelle, d'obtenir des résultats au total plus satisfaisants pour la collectivité comme pour les individus.
La codification est aussi l'un des remèdes à la prolifération désordonnée du droit que je souhaite combattre avec détermination.
Le Conseil d'Etat a déjà examiné de nombreux projets de codes, et vous aurez noté que plusieurs d'entre eux ont été inscrits à l'ordre du jour du Conseil des Ministres depuis l'installation du Gouvernement.
En raison de la place croissante des normes communautaires dans notre droit interne cet effort mériterait d'être engagé également au niveau européen. De même conviendrait-il de limiter l'édiction des règles communautaires aux strictes attributions reconnues par les Traités aux institutions européennes. Il y va non seulement du respect des Traités mais aussi de la sauvegarde des prérogatives des parlements nationaux, seules enceintes où l'élaboration de la norme de droit est véritablement démocratique.
Des règles claires, adaptées au but qu'elles poursuivent, protectrices des droits de l'individu mais aussi de ceux de la collectivité, respectées, à commencer par la puissance publique elle-même, des juges qui en sanctionnent la violation dans des délais raisonnables, tels sont les objectifs de l'État de droit. Les deux thèmes qui seront au centre de vos réflexions -le droit de l'urbanisme et le droit des étrangers- en sont l'illustration dans deux domaines essentiels de la vie quotidienne de nos concitoyens.
C'est donc avec le plus grand intérêt que je prendrai connaissance des enseignements de ces deux jours de confrontation d'idées et d'expériences.
Les maux qui affectent notre droit de l'urbanisme sont connus : instabilité et complexité excessives de la règle de droit, inflation du contentieux, insécurité juridique.
Rendre ce droit plus cohérent, plus stable, plus efficace est l'objectif du Gouvernement. Un projet de loi s'inspirant des propositions du rapport du Conseil d'État de février 1992 est en préparation.
Du peuple nous avons reçu mandat de maîtriser l'immigration et de lutter contre les situations irrégulières. L'immense majorité de nos concitoyens le souhaitent.
Fidèles à ce mandat, nous avons modifié la législation sur l'entrée et le séjour des étrangers en France. Parce que nous sommes des républicains attachés aux droits de l'homme, nous l'avons fait dans la continuité de notre tradition libérale d'accueil d'autrui.
Mais le respect de ces principes, tout autant que l'intérêt des étrangers qui séjournent régulièrement et paisiblement en France commande que la loi empêche les situations d'abus de se développer, car elles engendrent l'exaspération légitime de nos concitoyens, et minent -si l'on n'y prend garde- l'adhésion nécessaire de tous aux valeurs républicaines.
La fraude au droit d'asile doit donc être combattue avec vigueur.
Les accords de Schengen, ratifiés par la France ont organisé des mécanismes de répartition des compétences en matière de traitement des demandes d'asile entre Etats européens afin de prévenir les cas de détournement de ce droit.
Pour donner leur plein effet à ces accords une modification de la Constitution -technique et de portée limitée- est nécessaire. C'est le sens du projet de révision de la Constitution dont sera prochainement saisie la représentation Nationale.
Dans 6 ans le Conseil d'Etat et le corps préfectoral fêteront leur bicentenaire.
L'autorité qu'ils ont conquise à travers l'action de leurs membres est exemplaire de ce que la fonction publique peut apporter de compétence, de rigueur et de dévouement au bien public.
La conception de l'Etat qui les anime, forgée au fil de l'histoire et à la lumière de l'expérience est un modèle pour la démocratie.
Dans un monde qui change, plus libre mais plus instable, donc dangereux, frappé par la crise, il suffit de regarder autour de soi pour mesurer combien l'Etat Républicain est un atout pour notre pays.
Mais sans cesse il faut l'adapter aux responsabilités nouvelles qui sont les siennes et conforter les valeurs républicaines qui en font un exemple.
C'est le devoir du Gouvernement.
C'est le devoir de tous ceux qui exercent des fonctions au service de l'Etat.Ainsi la France pourra-t-elle mieux assurer sa cohésion, renforcer l'adhésion de tous aux valeurs fondamentales qui fondent l'Etat et la République, redevenir aux yeux du monde un exemple d'équilibre, de justice, de liberté !