Interview de Mme Marylise Lebranchu, ministre de la justice, à France Inter le 28 novembre 2001, à l'occasion de la publication de son livre "Etre juste, justement", sur les mouvements de policiers et de magistrats mettant en cause l'application de la loi sur la présomption d'innocence.

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Média : France Inter

Texte intégral

S. Paoli - Après que les policiers ont manifesté leur colère contre leur manque de moyens et ce qu'ils jugeaient être le laxisme de la justice, alors que les magistrats mettent en cause les politiques et le manque de moyens, que la loi Guigou sur la présomption d'innocence est en débat au sein même du PS qui l'a votée, comment faire en sorte que l'application de la justice soit juste pour tous ? Vous signez, chez Albin Michel, un essai intitulé "Etre juste, justement". Est-ce qu'être juste, c'est savoir se remettre en cause et remettre une loi en cause ?
- "Il faut savoir se remettre en cause tous les jours, faire attention, c'est ce que j'essaie d'expliquer, ne pas se lever le matin en se disant que l'on aura raison toute la journée sans écouter les autres. Il est très important d'écouter, d'entendre et de savoir prendre du recul. Cela ne veut pas dire que si on écoute et si on entend tous les jours, que la ligne politique va aller au gré du vent, ce n'est pas cela : on a des valeurs, des engagements. En revanche, en ce moment, il faut entendre que les policiers souffrent beaucoup, que les gendarmes les rejoignent dans cette souffrance, qu'ils ont l'impression d'être abandonnés seuls en première ligne, un peu comme les surveillants de prison et parfois les magistrats. Cela, il faut l'entendre, mais il ne faut pas mettre en cause ces valeurs : ce n'est pas parce qu'il y a une forte crise, du mal-être, peut-être même un manque de reconnaissance - certains disaient "de manque d'affections" - chez ces gens qui sont les surveillants de la démocratie, que l'on doit dire de suite qu'on range une loi et qu'on recommence. Ce n'est pas ainsi qu'il faut faire. Il faut essayer de mieux comprendre et c'est ce qu'a fait le Premier ministre en désignant J. Dray, quelqu'un qui, en toute indépendance, va aller voir ce qui ne fonctionne pas au niveau des gardes-à-vue, regarder ce que l'on peut faire en méthodes de travail. Mais il faut faire attention à ne pas faire la politique du vent qui souffle, parce que ce n'est pas de la politique..."
Vous dites "politique", mais que dit la ministre de la Justice quand elle entend des policiers, comme ceux de Châlons-en-Champagne, qui disent qu'il est plus facile aujourd'hui de se payer deux flics parce que c'est gratuit, alors qu'il faut payer une place de cinéma ?
- "C'est terrible de dire cela, il faut donc que nous le prenions en compte. D. Vaillant est en train de négocier et j'ai l'impression qu'il a bien entendu cette revendication, y compris celle des indemnités de salaire. D'après ce que Daniel disait hier, je crois que les nouvelles vont être bonnes. Mais on doit entendre cela et faire attention à la fois. Ce que j'aurais envie de faire, c'est d'aller les voir, tous, comme j'ai eu envie d'aller voir les magistrats ou les avocats à un moment donné, pour essayer de mieux cerner l'origine de la difficulté. Oui aux indemnités des salaires, parce que dans les métiers difficiles, il faut prendre en compte l'aspect vie familiale et vie quotidienne. Mais le politique doit toujours rester vigilant et entendre, sans forcément changer d'avis du jour au lendemain. Je suis très choquée par l'attitude de la droite en ce moment. Si on prend l'exemple de la garde-à-vue, qui est au coeur de l'interrogation posée par les policiers aujourd'hui, cet amendement avait été posé par M. Houillon et a été très fortement défendu par l'opposition actuelle. Et aussitôt que les policiers expriment une juste colère, une juste difficulté, ils disent qu'il faut revoir la loi, comme si ces amendements n'avaient pas été déposés par eux ! Les politiques n'ont pas le droit de le faire, parce que si on remet tout en cause au bout de six mois, un an, en essayant de faire oublier ce qu'on a été, ce qu'on a dit, ce qu'on a fait, comment voulez-vous que les gens aient confiance dans les politiques ?"
On comprend qu'une femme comme vous, qu'une femme de gauche - vous racontez d'ailleurs votre militantisme de gauche depuis l'âge de 12 ans - puisse être choquée par la vision que la droite peut avoir de la justice, mais c'est au sein même de la gauche et des socialistes qu'on a dit qu'il faut changer cette loi qu'ils ont votée. Vous vous êtes un peu débattue au début, mais apparemment, vous évoluez. Pourquoi ? Est-ce de l'électoralisme ou de la réflexion ?
- "Je n'ai pas changé. Sur le fond, cette loi est un bon texte qui nous a été demandé par la Cour européenne de justice, par les autres pays européens, parce que nous étions nettement derrière, en particulier en matière de détention provisoire. Tout le monde a hurlé sur le fait qu'on pouvait rester deux, trois, quatre ans en détention provisoire, avec l'impression d'être oublié. Tout le monde était d'accord : il fallait changé cela. Mais sur le fond, je n'ai pas changé et je pense que quand une question est posée par la police, on n'a pas le droit de les laisser seuls en leur disant de se débrouiller. Il faut que l'on regarde - et je l'ai dit depuis longtemps, si vous reprenez mes déclarations - tous les problèmes de procédure. C'est vrai qu'il faut, dans la première heure, prévenir le médecin, la famille, le procureur et l'avocat - c'est beaucoup. Quand on a arrêté une personne et qu'on veut l'écouter en garde-à-vue, ça va, on peut le faire, mais quand il s'agit d'un groupe, d'une dizaine de personnes, au bout de la première heure, on n'a pas réussi à tout faire. Là, il nous faut répondre aux policiers. J. Dray va donc aller sur place, avec eux, pour voir ce que l'on pourrait faire, pour qu'il n'y ait pas de personne qui soit relâchée sans avoir été entendue à cause d'une procédure compliquée, plus complexe, parce qu'on n'a pas réussi à faire ce qu'il fallait dans la première heure. Voilà qui est important, mais c'est pragmatique, réaliste, c'est prendre en compte une revendication. Mais qui dirait aujourd'hui que l'avocat à la première heure est une faute ? Même si ce n'est pas la gauche qui a proposé cet avocat à la première heure, tout le monde pense qu'au fond, c'est bien de redonner des droits à chaque personne. Je ne reproche pas à la droite de changer d'avis, mais de dire aujourd'hui que cette loi est mauvaise, alors qu'elle s'est abstenue parce que nous n'en avions pas fait assez ! Je lui reproche de ne pas dire la vérité de sa propre pensée. C'est inadmissible !"
Et la vérité de la vôtre sur les moyens ? Quand les juges vous disent qu'ils n'ont pas de moyens, pas le temps d'instruire les dossiers... Au début, vous disiez que ce n'est pas la question des moyens, et maintenant, L. Jospin dit qu'on va les aider sur les moyens.
- "En termes de justice, c'est régler depuis fin janvier-février de l'année dernière. Nous avons toujours dit qu'il n'y avait pas assez de moyens pour la justice, en particulier au niveau des Parquets. C'est pourquoi la moitié des postes créés aujourd'hui le sont pour les Parquets, les procureurs, ceux qui vont prendre les gardes - en raison des gardes-à-vues, etc. On a décidé d'ajouter aux postes déjà créés pour l'application de la loi - je vous rappelle qu'E. Guigou en avait créés à peu près 750 - 1.200 postes. Mais bien sûr, il faut cinq ans pour les créer. C'est vrai que les magistrats, les fonctionnaires, comme les greffiers de justice souffrent, parce qu'il faut cinq ans, le temps de former sans faire baisser la qualité. Il faut 31 mois de formation pour un magistrat, il faut le recruter, il faut des concours... Il faut cinq ans et j'ai toujours dit aux magistrats que j'aurai les moyens. On a d'ailleurs signé ce plan pluriannuel et on l'a publié de telle manière que l'on puisse vérifier, poste par poste, que la parole donnée est bien respectée. Mais il faut du temps et je l'ai toujours dit. Alors je leur dit : "Attendez un peu, ça ne peut pas aller plus vite !""
Une des questions que vous aborder dans votre livre est celle de la pédagogie de la justice, parce que cela concerne la démocratie. Je suis certain que beaucoup de ceux qui nous écoutent en ce moment ne savent pas qui est le procureur et quel est son rôle, que fait le président du tribunal, ce qu'est un magistrat instructeur ou un magistrat du siège. Aussi longtemps que l'on ne comprend pas comment cela marche, est-ce que l'on peut vraiment avoir accès à la justice ?
- "C'est notre premier devoir de politique. Je trouve inadmissible que l'on sorte de l'école sans en savoir un minimum par rapport à la justice. Des interviews à la sortie de HEC montraient que tout cela n'était pas bien compris. On a donc un devoir d'information. Ce que nous sommes en train de faire, avec ce que l'on appelle "les Entretiens de Vendôme", c'est de demander à l'institution judiciaire de s'ouvrir. Il est vrai que par nature, par histoire, elle a été fermée aux citoyens, qui sont pourtant ceux pour qui on rend la justice, et ouverte seulement à ceux qui avaient besoin d'elle. On a plus d'efforts de communication à faire, mais surtout, en amont - et cela prend du temps -, qu'on apprenne un minimum de notions de droit et d'organisation de l'institution judiciaire à nos enfants, parce que c'est anormal. Je rencontre des gens qui ne font pas la différence entre le procureur et le juge du siège. Comment voulez-vous qu'une personne désarmée, qui est victime, qui rentre dans un tribunal, à qui on parle de "comparution immédiate", qui ne trouve pas la salle où son agresseur va être jugé, se sente bien, alors que la personne victime vient là pour demander réparation et équilibre de sa vie ? Or elle est perdue, et ce n'est pas normal."
Il y aurait aussi beaucoup à dire sur ce que vous écrivez sur les relations entre les juges et les avocats. Juste un mot sur la justice confrontée à la question européenne : est-ce que la justice ne va pas changer de nature en changeant d'espace ? Est-ce qu'au passage, on ne peut pas la simplifier ?
- "C'est difficile de changer la justice, mais mettre en commun les valeurs au niveau européen pour que les démocraties européennes soient défendues avec une justice forte - une justice forte en France, forte en Europe -, dans un espace de liberté, de sécurité et de justice qui nous soient communs, c'est impératif."
Est-ce commencé ? Le mandat européen, c'est le début de cela ?
- "Les citoyens me demandent ce qu'est le mandat d'arrêt européen. Pour dire les choses simplement : une décision de justice prise en France pour un grand criminel doit être applicable en Allemagne. Et si l'Allemagne me dit qu'untel a été arrêté chez nous, et qu'il s'agit d'un réseau de traite d'êtres humains ou de grande criminalité financière en Allemagne et qu'il faut lui remettre, on regarde comment mais on le lui remet. Il y a une collaboration, parce que les frontières sont faciles à franchir pour les criminels, il faut qu'elles soient aussi faciles à franchir pour la justice, donc pour le respect des citoyens européens."
(Source http://Sig.premier-ministre.gouv.fr, le 28 novembre 2001)