Interview de Mme Marylise Lebranchu, ministre de la justice, à France 2 le 4 décembre 2001, sur l'inspection qu'elle a demandé après la mise en liberté d'un trafiquant de drogue, sur l'application de la loi sur la présomption d'innocence et sur les mouvements de magistrats et de policiers la mettant en cause.

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Texte intégral

F. Laborde - Une question sur cette affaire qui fait beaucoup de bruit : le juge des libertés et des détention de Versailles qui remet en liberté un trafiquant de drogue. On apprend, ce matin, grâce à nos confrères de L'Est républicain, que le juge a estimé qu'il n'a été prévenu qu'à 19 heures et que c'était trop tard. C'est une des argumentations qu'il donne dans son ordonnance pour expliquer le pourquoi de cette remise en liberté.
- "Il est dommage qu'il donne cette explication. En fait, le tribunal est organisé avec une permanence. S'il estimait que c'était trop tard pour lui, à ce moment-là, il aurait mieux valu confier le dossier à une personne de permanence. Le but de l'inspection est de savoir comment tout cela s'est passé. Il donne une explication qui n'est pas très acceptable. Même s'il y a beaucoup de travail, même si on est débordé - c'est pour cela d'ailleurs qu'on a créé autant de postes et qu'il va encore y en avoir -, tout magistrat, quels que soient sa fonction et son rôle, est dans un service public de la justice et on ne peut pas, parce qu'il est trop tard, arrêter une action."
19 heures, c'est vrai que c'est tard, mais ce n'est pas non plus la nuit...
- "Non, même si c'était un vendredi. L'inspection va nous dire s'il y a eu un dysfonctionnement ou non, si c'est simplement un dysfonctionnement ou si c'est une faute ou une erreur. Et puis, si j'estime qu'on peut parler de "faute", c'est au Conseil supérieur de la magistrature de le dire."
Vous n'y voyez pas une provocation, une volonté de dénoncer quelque chose dans cette loi qui ne plairait pas aux magistrats ?
- "J'espère que non ; on n'a pas le droit. Le premier qui doit respecter la loi - en particulier, en direction des plus jeunes d'entre nous, dire que la loi se respecte, c'est la base même de la démocratie -, c'est bien le juge, c'est bien le magistrat. Le magistrat doit donc être toujours exemplaire. Et même s'il n'est pas d'accord - il a le droit aux opinions -, il doit toujours appliquer la loi."
Mais on a déjà entendu le Syndicat de la magistrature dire, à propos de la loi sur la présomption d'innocence, qu'il y a trop de formalisme, et citer précisément comme exemple ce que le juge prend dans son argument, c'est-à-dire : quand un prévenu a des enfants de moins de 10 ans, il doit y avoir enquête sociale avant qu'il soit gardé en détention. Là, le juge dit qu'il était trop tard, qu'on ne pouvait pas faire l'enquête sociale, qu'il avait des enfants de moins de 10 ans et donc, il l'a remis en liberté.
- "Ce n'est pas très sérieux comme argumentation. C'est vrai qu'on demande de regarder la situation, mais jamais, dans la loi, - il faut être clair - on n'a dit que même si une personne avait un domicile et des enfants - là, il y avait une concubine avec des enfants -, ce n'est pas parce qu'il y a cette situation familiale que si on est dangereux, si on peut détruire des preuves, si on peut prévenir des complices que l'on va être libéré. Cela n'a rien à voir. C'est dans le cas où la personne n'est pas dangereuse et lorsqu'on n'est pas très sûr qu'elle détruise des pièces, et quand ce pas très grave par rapport à des complices - parce qu'apparemment elle n'en a pas. Là, on doit effectivement peser le pour et le contre. Mais dans ce cas-là, non ! Parce qu'n réseau de stupéfiants, ça se monte comment ? Avec des complices ! Avec des gens qui passent, avec des gens qui passent de l'argent, des gens qui blanchissent. Quand il sort, il fait quoi ? Il téléphone à tout le monde et dit : "Méfiez-vous, on va venir vous voir". Donc, on ne trouve plus rien derrière et ça, c'est grave."
D'ailleurs il s'est sauvé, il ne s'est pas représenté.
- "Il ne s'est pas représenté le lendemain, à 11 heures, comme prévu. Donc, c'est grave, les conséquences sont graves, parce qu'en plus cela démoralise les policiers qui ont fait leur boulot. Donc, mon devoir, c'est bien cette enquête."
Quand G. de Robien, le maire d'Amiens, dit, qu'il y a un manque de moyens et qu'en l'état, peut-être que la loi n'est pas applicable. Vous lui répondez quoi ?
- "30 % de moyens de plus pour la justice pendant ce mandat. Si le mandat d'avant avait fait 30 %, ça aurait fait 60 ! On va continuer sur le même rythme puisque le Premier ministre, au mois de février, prenant acte du fait qu'il n'y a pas assez de magistrats, après avoir permis à E. Guigou de créer 739 postes, m'a permis de mettre en route la création de 1 200 postes de magistrats. Mais il faut un peu de temps pour qu'ils arrivent sur le terrain. 1 200 postes de magistrats, 2 400 postes de fonctionnaires, et le budget qui va avec. Parce que ce n'est pas la peine de mettre en place des gens s'ils n'ont pas le téléphone, l'informatique, etc. Donc, on fait un effort fabuleux sur ce budget. C'est au moment où on fait cet effort, pour la première fois - ça ne s'était jamais produit, on a créé autant de postes dans ce mandat que pendant les 20 ans d'avant -, qu'on nous dit qu'il n'y a pas de moyens ! On rattrape structurellement un manque terrible de moyens de la justice ; au moment où on le rattrape, on pourrait peut-être au moins saluer les progrès."
Quand même, est-ce qu'il n'y a pas une part de provocation ou de fronde des magistrats quand les policiers sont dans la rue, quand ils manifestent, quand ils disent qu' ils n'arrivent pas à faire leur boulot, quand les familles des victimes se mobilisent... Prendre une décision pareille ! Vous ne voulez pas parler de provocation ?
- "Je ne peux pas le faire parce que, moi aussi, je dois présumer innocentes les personnes. Il va y avoir une enquête. Ce qui s'est passé me choque à titre personnel. En tant que ministre de la Justice, je ne peux pas rester simplement choquée et révoltée. Je dois demander une inspection précise, ce que j'ai fait tout de suite, dès le samedi matin. En fonction de ça, on regardera s'il faut traduire la personne devant le CSM, qui est une sorte de discipline interne qui n'est pas rendue par les politiques mais par les pairs des magistrats. Je rappelle que je l'ai fait tout de suite, parce qu'il y a un rapport du procureur de la République qui a fait appel de la décision, donc il n'était pas d'accord avec son juge de la liberté et des détentions. Donc, il y avait au moins deux magistrats : le juge d'instruction et le procureur de la République qui pensaient que cet homme n'aurait pas dû être libéré. Donc, je pense que c'est assez grave, même si c'est rare. Si j'ai demandé cette inspection, qui est critiquée par les autres magistrats, c'est parce que je crois que si quelqu'un fait une erreur, quasiment une faute, et peut-être, comme vous le dites, avec un aspect de "provocation" - en tout cas dans le commentaire -, je dois faire cela pour expliquer à la population que les 99,99 % des décisions qui ont été prises dans le même temps par d'autres magistrats, l'ont été dans de bonnes conditions, avec de bonnes décisions."
Ce n'est pas ce que dit le président de la République, quand il parle de "dysfonctionnements graves et répétés".
- "C'est le deuxième ; effectivement, il y a eu l'affaire Bonnal. Le président de la République, en rentrant de week-end, que fait-il à travers ce communiqué ? Il remercie la garde des Sceaux, sous la responsabilité du Premier ministre, L. Jospin, d'avoir déjà diligenté l'enquête. Donc, il prend acte de ce qu'on a fait."
Vous avez une vision définitivement optimiste du point de vue présidentiel.
- "Je suis toujours optimiste, mais pas forcément que pour ce point de vue."
J.-F. Burgelin, le procureur, dit qu'il faut peut-être revoir le rôle du juge d'instruction, voire supprimer le juge d'instruction en France, parce que ça devient trop compliqué ?
- "6 % des affaires sont traitées par des juges d'instruction et c'est toujours quand elles sont complexes, quand il faut chercher des réseaux, quand on met en cause l'Etat, via un préfet, via des fonctionnaires, via des enseignants - peu importe. Pourquoi ? Parce que le Parquet, aujourd'hui, n'est pas indépendant du politique. Parce que le président de la République n'a pas voulu convoquer le Congrès, donc le Parquet n'est toujours pas indépendant. Nous, nous l'avons rendu indépendant dans les faits. Demain, un garde des Sceaux de l'opposition actuelle - il est hors de question que cela arrive, mais c'est quand même une hypothèse qu'il faut envisager - pourrait très bien à nouveau donner des instructions individuelles quand il s'agit de poursuivre quelqu'un de la sphère de l'Etat, par exemple. Donc, il est impossible d'ouvrir ce débat aujourd'hui. Moi, à titre personnel, je préfère qu'on instruise des affaires de façon précise, à charge et à décharge, plutôt qu'un système à l'américaine qui serait accusatoire. A l'avocat d'apporter les contre-preuves, les contre-expertises et les témoignages. Ce qui veut dire que ce serait une justice qui favoriserait ceux qui ont beaucoup d'argent."
Dans votre livre, "Etre juste justement", vous parlez de votre engagement politique. Vous dites qu'à travers votre parcours, puisque vous venez de l'extrême gauche - vous étiez chez les maoïstes -, ce que vous avez retenu, c'est surtout l'impérieuse nécessité de l'égalité. L'insécurité, c'est précisément ce qui touche les citoyens qui sont les plus en situation précaire, les plus pauvres.
- "On leur doit la sécurité, on leur doit la justice ; il faut être équilibré. Mais on leur doit aussi, en même temps, la question de savoir pourquoi on en est arrivé là, pourquoi une telle haine dans certains quartiers, pourquoi dans certains quartiers il y a 40 % de chômage. Des habitats de masse ont été construits pour la production de masse, puis la production de masse est partie mais l'habitat est resté. Donc, tout ce qu'on a fait en luttant contre le chômage - 1 million de chômeurs de moins -, en regardant à travers les exclusions, tout ce qu'on pouvait apporter de mieux vivre - on a fait beaucoup mais on n'en fait jamais assez -, tout cela permet de lutter aussi contre l'insécurité. Sur ces deux plans, en tout cas, on ne nous prendra pas en flagrant délit de laxisme."
(Source http://Sig.premier-ministre.gouv.fr, le 4 décembre 2001)