Interview de M. Marc Blondel, secrétaire général de FO, dans "La Tribune Desfossés" du 2 septembre 1993, sur la politique de l'emploi du gouvernement, l'idée d'une clause sociale au GATT, la représentativité des syndicats et la sécurité sociale.

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Média : La Tribune Desfossés

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Marc Blondel : "Il faut augmenter le pouvoir d'achat"

Pour le leader syndical, Édouard Balladur "aurait certainement voulu obtenir un pacte social des organisations syndicales, mais, devant notre refus, il amène les éléments de ce pacte morceau par morceau". – Marc Blondel entend combattre un grand nombre de dispositions du plan quinquennal pour l'emploi et notamment la réforme de la formation professionnelle. – Le secrétaire général de FO demande au gouvernement le blocage de tous les licenciements perdant au moins six mois. – Et il revendique l'augmentation du pouvoir d'achat : "Le problème ne se pose ni en termes de charité, ni en opposant salariés et chômeurs."

La Tribune : Quel jugement portez-vous sur l'action du gouvernement ?

Marc Blondel : Le Premier ministre a parfaitement calculé ses coups. Tout le monde a son rôle dans le mélodrame qu'il met en place, il aurait certainement voulu obtenir un pacte social des organisations syndicales. Mais nous l'avons refusé le 23 avril, car nous voulons être interlocuteurs, et non pas partenaires. Alors il amène les éléments de ce pacte social morceau par morceau. Et il n'exige pas de nous une négociation. Sur chacun des sujets, il propose une consultation. Sur les retraites, malgré nos observations, il a continué son petit bonhomme de chemin. Puis il a décidé par décrets pendant les vacances. Il savait que nous mobilisions pour obtenir des compensations salariales à ses initiatives d'avril. Dès le 19 août, il a enclenché la loi quinquennale sur l'emploi pour nous amener sur son terrain. Ensuite il essaiera de faire passer une loi quinquennale sur la protection sociale. Il aura tenté de résoudre sur cinq ans les déficits sociaux et il aura promu la flexibilité en matière de droit du travail.

Et cela sous l'équivoque suivante : nous ne remettons pas en cause les acquis sociaux, et nous prenons les dispositions pour que ceux-ci se pérennisent. Ce qui revient à les réduire… Il sait qu'il est difficile d'en expliquer la portée aux travailleurs, et il joue sur le fait qu'il y a plus de 3,5 millions de chômeurs. C'est un leurre. Il nous emmène dans chacun de ses mouvements en nous faisant oublier le reste. C'est un maître tacticien, notamment en matière de communication. Mais je ne suis pas disposé à me laisser prendre.

La Tribune : À propos de la loi quinquennale sur l'emploi, La CFDT vous a proposé d'harmoniser les positions syndicales. Quelle est votre réponse ?

Marc Blondel : En juin, notre comité confédéral, le "parlement" de FO, m'a donné mandat de voir, avec les autres organisations syndicales, comment nous pourrions nous mobiliser pour obtenir les compensations nécessaires à l'action gouvernementale. À l'époque, notre revendication première était l'augmentation des salaires qui, dans notre esprit, vise aussi à soutenir la demande et à financer les régimes sociaux.

Pour éviter le contact, le Premier ministre a lancé l'avant-projet de loi quinquennale sur l'emploi. Celui-ci, d'après le ministre du Travail, a demandé trois mois de consultations interministérielles. Ce qui ne l'empêche pas de nous demander de nous prononcer sous quinzaine…

Différente organisations syndicales ont manifesté sinon de l'hostilité, du moins de fortes réserves. C'est le cas de FO. La CFDT, après avoir lancé l'idée d'une semaine pour l'emploi en octobre, répond à notre invitation en disant : "pouvons-nous nous rencontrer pour discuter des points de résistance sur la loi quinquennale". Je n'y vois pas d'obstacle a priori. Cependant je ne crois pas que, sur ces questions de modification du code du travail et de formation professionnelle, nous obtenions une mobilisation capable d'infléchir efficacement l'orientation économique du gouvernement. Nous verrons la CFDT. Mais nous maintiendrons deux aspects : la nécessité d'une relance industrielle et la nécessité de soutenir celle-ci par une augmentation des salaires.

Je ne crois pas que la banalisation du contrat à durée déterminée soit une solution au problème de l'emploi. C'est simplement un élément supplémentaire de flexibilité qui ressemble étrangement aux dispositions prises par les différents gouvernements depuis 1975.

La Tribune : Quelle attitude adopterez-vous le 6 septembre à Matignon ?

Marc Blondel : Sur la forme, je suis satisfait que le gouvernement ouvre le dialogue. Je dis bien le dialogue. C'est le rôle du syndicat de dialoguer avec les patrons, qu'il s'agisse de l'État ou des patrons privés. En revanche, je ne me fais aucune illusion sur une réunion où chaque organisation syndicale et patronale va faire son discours. De surcroît, ce que j'ai lu des propositions faites me conduit à constater que la plupart des revendications patronales seraient d'ores et déjà satisfaites. Alors je suis sceptique sur les marges de négociations qu'il nous resterait avec le patronat. Y compris sur la durée du travail. Bien sûr, on peut regarder des idées comme le chèque service, dont je pense en avoir été l'initiateur lorsque j'en ai longuement parlé à l'époque avec Martine Aubry.

Par contre, l'exonération des cotisations sociales ne conduit pas à embaucher : seule une reprise pourrait y inciter les chefs d'entreprise. La réforme de la formation professionnelle, telle qu'elle est présentée, remet en cause tous les accords contractuels négociés avec le CNPF. Toutes ces idées ne peuvent être que combattues.

La Tribune : Comment ?

Marc Blondel : Nous allons dire que nous n'acceptons pas que les fruits de la négociation collective sur la formation professionnelle soient de fait mis en l'air par une disposition législative. D'autant plus que celle-ci concourt à mettre dans les entreprises les enfants dès l'âge de 14 ans.

Comme le postulat semble être la flexibilité et la baisse du coût du travail et que je ne crois plus à ces solutions, je vais essayer de protéger, en réclamant au gouvernement le blocage de tous les licenciements pendant au moins six mois. Car on voit bien ce qui va se passer : le patronat le plus éclairé va licencier les plus anciens qui coûtent cher et réembaucher pour profiter des exonérations de charges Or il serait paradoxal que les entreprises n'embauchent plus en fonction de leurs besoins et de la compétence des agents, mais en fonction de ce que ceux-ci rapportent à l'entreprise en exonérations. On en arrive aux limites de l'absurde.

Je vais demander au Premier ministre de retirer toutes les dispositions concernant la formation professionnelle. C'est hors sujet.

La Tribune : L'incitation à créer des emplois de service peut-elle être un remake au chômage ?

Marc Blondel : Je rentre des États-Unis. Je suis assez d'accord avec les analyses de Reich. On ne peut pas procéder pour les services comme pour les entreprises de production. Je ne crois pas qu'on puisse créer des emplois de service si l'on n'a pas auparavant relancé la production. J'aurais souhaité qu'Édouard Balladur en parle au chancelier Kohl. Je crois qu'une relance de l'activité industrielle serait portée au crédit de l'Europe. Ce qui conduit aussi à définir des normes européennes.

La Tribune : Un peu de protectionnisme ?

Marc Blondel : Je n'ai pas dit cela. Je suis un défenseur de la clause sociale au Gatt. Il nous faut empêcher le dumping social. Et pour cela, il faut que les normes dans les pays qui s'industrialisent soient de niveau comparable aux nôtres. C'est pourquoi je suis un adepte du travail normatif du bureau international du travail, que nous avons longtemps délaissé parce que les normes françaises étaient au-delà de celles du BIT. Mais dès lors que se posent des problèmes de délocalisation, il faut normaliser la concurrence. Plutôt que de remettre en cause les normes existantes en développant souplesse et flexibilité.

Prenons l'exemple du congé individuel de formation. Il fait l'objet d'une convention du BIT, ratifiée par la quasi-totalité des pays européens. Il risque d'être remis en cause par les propositions de M. Giraud. Je comprends mieux au passage que, en dépit de la ratification quasi unanime de la convention du BIT par les Douze, nous ayons eu du mal à obtenir un texte communautaire généralisant le congé formation…

La Tribune : Certaines dispositions de l'avant-projet de loi quinquennale ne vous semblent-elles pas avoir été avancées par le gouvernement, à seule fin de les retirer ultérieurement ?

Marc Blondel : Lorsque l'avant-projet a été présenté devant la section du travail au Conseil économique et social, ce fut un tollé. J'ai le sentiment que l'avis que le CES adoptera dans quelques jours sera critique. Cela conduira-t-il pour autant le gouvernement à revoir sa copie ? Je n'en sais rien. Dans cette affaire, nous sommes le jambon du sandwich. Le gouvernement initie, consulte, revient devant l'Assemblée nationale. In fine, les députés vont décider. On pourrait très bien voir le gouvernement reculer, et les groupes politiques remettre ça.

Mais comment voulez-vous faire comprendre cela aux salariés dans les entreprises ? Le Premier ministre a une façon de faire beaucoup plus affinée que ses prédécesseurs. Je pense que les déclarations euphorisantes d'Edmond Alphandéry sur la sortie du tunnel sont faites à dessein. Pour laisser supposer aux salariés que si on ne peut pas faire des augmentations de salaires en 1993, peut-être que, ce sera possible en 1994.

La Tribune : D'où votre revendication salariale…

Marc Blondel : Je suis un keynésien raisonnable. Je comprends bien que l'ouverture des frontières interdit toute relance par la demande dans un seul pays. Mais je suis bien obligé de constater qu'il y a une baisse importante de la consommation. Les patrons de grands magasins s'en plaignent. Or il n'y a pas eu d'augmentation pour les fonctionnaires cette année, ni pour les allocations chômage, ni pour les pensions de retraites, ni pour les handicapés. Tout cela freine la consommation, et la méthode Coué n'y changera rien.

Je crois que, sur des revendications salariales, on peut mobiliser les salariés dans les entreprises. Il y a par ailleurs de sérieuses réactions parmi les retraités.

La Tribune : Les syndicats ne souffrent-ils pas d'un certain discrédit ? Quelle est la proportion de fonctionnaires parmi les adhérents de FO ?

Marc Blondel : La moitié. Mais je comprends mal cette distinction. Aujourd'hui, les seuls protégés sont les médecins et les pharmaciens. Si vous croyez que les gens des télécoms vont être protégés ! Une secrétaire de mairie enceinte vient d'être licenciée par son maire. Avant, il y avait des garanties dans les collectivités locales.

Ce que je veux casser, c'est justement votre appréhension. Faut-il, parce qu'il y a du chômage, accepter de sacrifier les salaires ? C'est ce que nous avons subi pendant plus de dix ans. Résultat : 3,5 millions de chômeurs. Moi, je ne rougis pas de revendiquer l'augmentation du pouvoir d'achat. Le problème ne se pose ni en termes de charité, ni en opposant salariés et chômeurs. D'ailleurs, plus les salariés actifs sont convenablement payés, mieux ils financent l'assurance-chômage. Leurs intérêts sont liés.

La Tribune : Les syndicats ne seraient-ils pas revigorés par du sang neuf, si, au premier tour des élections professionnelles, les candidatures n'étaient plus réservées aux organisations dites représentatives ?

Marc Blondel : Il y a en France assez de syndicats pour représenter un "panel" de sensibilités qui puisse satisfaire tout le monde. Curieusement, les candidatures de la plupart de ceux qui se font élire au second tour sont suscitées par les directions. Sont-ils plus crédibles que les candidats présentés par les organisations syndicales ? Je ne le crois pas.

D'ailleurs, le syndicalisme, ce n'est pas la défense exclusive des intérêts corporatifs. Aux représentants élus dans les entreprises, nous offrons une vision large des choses, qui leur permet de mesurer leur situation dans l'entreprise, dans le secteur d'activité, et de manière interprofessionnelle, voire internationale. C'est mieux lorsqu'on travaille chez Grundig ou chez Hoover.

La Tribune : En principe, les partenaires sociaux gèrent la Sécurité sociale. Mais c'est le gouvernement qui prend toutes les mesures impopulaires. En définitive, cela ne vous arrange-t-il pas ?

Marc Blondel : J'accepte mal que le gouvernement remette en cause les remboursements, décide d'une augmentation du ticket modérateur, etc. Je pense que la gestion paritaire aurait dû faire face à ce genre de choses. Je comprends bien qu'un budget aussi important que celui de la Sécurité sociale soit surveillé par l'État. Mais j'aurais aimé que nous en restions à la formule de tutelle a posteriori. Cela exige de passer un contrat de confiance avec les prescripteurs. L'enjeu est de concilier la liberté de prescription et la maîtrise des dépenses de santé. C'est pourquoi nous avons toujours attache beaucoup d'importance au dialogue et à la négociation avec les médecins. Nous rencontrons régulièrement des difficultés : sur la convention elle-même, mais souvent aussi dans les rapports entre organisations de médecins. De tergiversations en tergiversations, on accrédite l'idée qu'il faut que ce soit le gouvernement qui intervienne. Je le regrette.

La Sécurité sociale, une des plus grandes conquêtes ouvrières, ne peut être analysée de manière comptable. Ce que les gens sont prêts à consacrer à leur santé doit être fonction de leurs besoins et des risques. Je ne voudrais pas être oiseau de mauvais augure. Mais, il y a trente ans, il a fallu éradiquer la tuberculose. Peut-être, dans quelques années, faudra-t-il éradiquer le sida. Et l'on ne peut pas savoir par avance ce que cela coûtera.

Je m'étonne que la Sécurité sociale française, longtemps considérée comme un modèle, recule désormais. Pendant qu'aux États-Unis, où l'on a constaté les dommages du système d'assurances privées, on envisage maintenant un régime universel beaucoup plus solidaire.

Le terrorisme économique joue en la matière et c'est regrettable, parce que les organismes sociaux sont faits pour intégrer les gens. C'est une démarche égalitaire qui lutte contre l'exclusion.

Dans ces conditions, le rôle de l'organisation syndicale devient de plus en plus difficile. D'autant plus que les salariés n'ont pas parfaitement conscience que la Sécurité sociale est leur chose, et qu'ils s'imaginent qu'elle est immortelle.

J'espère que la Caisse nationale d'assurance maladie et son président réussiront à convaincre les syndicats de médecins, et que la Sécurité sociale aura assez de ressources pour maintenir le système d'hospitalisation publique que nous connaissons. Sinon, nous irons vers des systèmes de sécurité sociale et de soins à deux vitesses. Ce qui, pour moi, sera ressenti comme un échec.

La Tribune : Si le gouvernement décidait lui-même de réguler les prescriptions, après avoir décidé de l'évolution des cotisations et des prestations tant de maladie que de vieillesse, que resterait-il de la gestion paritaire de la Sécurité sociale ? À quoi sert-elle ?

Marc Blondel : Cela sert à asseoir le rôle de l'organisation syndicale, qui gère ainsi une partie du salaire différé. La Sécurité sociale est un élément du corps social, un grand moyen d'intégration, au moment où l'on tend à opposer les salariés entre eux. Le grand problème, c'est que les salariés n'ont pas compris qu'elle leur appartenait. Leurs pères et leurs grands-pères l'avaient compris. Mais lorsque les salariés d'aujourd'hui sont nés, la Sécurité sociale était déjà là.

La Sécurité sociale, c'est le travail de FO depuis sa création. S'il n'y avait pas la crise économique, la question ne se poserait pas.

La Tribune : Vous avez refusé la CSG. Quelles ressources proposez-vous pour équilibrer les régimes sociaux ?

Marc Blondel : Je défends d'abord la transparence des comptes par régimes. Ce qui signifie que l'effort contributif doit être identique chez les salariés et les non-salariés, de manière à éviter les transferts et les charges indues. Je réclame ensuite, lorsqu'il y a participation de l'État, la clarté la plus totale. Enfin, compte tenu du nombre de chômeurs – ils ne cotisent pas –, je conçois qu'il y ait une intervention de l'État, car la politique économique du gouvernement pèse sur l'emploi. Et je rappelle qu'une politique correcte de salaires abonde le financement du régime.

La Tribune : L'idée d'une TVA sociale vous séduit-t-elle ?

Marc Blondel : Je suis assez sceptique. C'est une forme de protectionnisme. Qu'on le veuille ou non, le mouvement de l'économie mondiale s'accélère. Les notions d'espace et de temps sont en train d'éclater. Si nous faisons trop de protectionnisme, les autres en feront aussi.

La Tribune : Aux États-Unis, vous venez de plaider pour une clause sociale au Gatt. Comment cette idée y a-t-elle été accueillie ?

Marc Blondel : L'idée d'une clause sociale au Gatt semble faire son chemin aux États-Unis. Non seulement dans les milieux syndicaux, mais aussi au secrétariat d'État au Travail et au département d'État.

J'ai été amené à y préciser ce que nous voulions dire : fixer des conditions de saine concurrence dans les réglementations commerciales. Par exemple interdire la commercialisation de produits fabriqués par des enfants d'âge scolaire.

Il y a bien sûr des hésitations. Tout ce qui est normatif fait peur aux États-Unis. Dans les milieux gouvernementaux, on m'a répondu que l'idée était retenue, qu'elle ne pourrait pas être intégrée dans les négociations de l'Uruguay Round en cours, mais seulement dans les négociations suivantes. Cela bien sûr ne m'a pas satisfait.

La réflexion américaine à ce sujet se fait dans le contexte de l'Alena – la zone de libre-échange avec le Mexique – défendue par Bill Clinton, et que l'AFL-CIO* conteste, craignant les délocalisations industrielles vers le Mexique. Lane Kirkland, président de l'AFL-CIO, préconise, lui, un rapprochement et une zone de libre-échange entre l'Amérique du Nord et l'Europe.

*AFL-CIO : American Federation of Labour & Congress of Industrial Organizations.