Texte intégral
Mesdames, Messieurs, avant toute chose, je voudrais remercier Jean-Pierre Balligand. Pour son invitation. Pour son initiative. Pour l'opportunité de sa démarche puisqu'il nous réunit alors même que la ministre de l'aménagement du territoire et le ministre de l'intérieur sont lancés dans une amicale course de vitesse pour que le Parlement examine en premier leurs textes respectifs sur l'aménagement et sur l'intercommunalité. Époque propice où deux membres d'un même Gouvernement rivalisent à celui qui fera, nous l'espérons, le plus avancer la décentralisation et l'aménagement du territoire. Gaston Defferre, du haut d'un nuage entre Marseille et le château d'If, doit sourire, lui qui fût un précurseur.
Et pourtant les mutations accélérées que connaissent nos villes et nos campagnes attisent les doutes de nos concitoyens. La crise de la représentation n'épargne même pas les mairies. Les services publics, soumis à de lourdes évolutions désertent souvent l'espace rural et les banlieues. Le monde paysan – on le comprend – ne se satisfait pas qu'on lui fixe pour avenir, comme c'est parfois le cas, celui de jardinier d'une civilisation urbaine ou de gardien de paysage. La fracture, ou plutôt les fractures sociales, sont presque toujours aussi des fractures territoriales. Ces peurs ne sont pas qu'hexagonales. La mondialisation modifie l'échelle et le rythme des échanges. L'intégration européenne nous oblige à envisager notre espace national dans un cadre plus vaste, plus divers, moins protecteur. Un monde a disparu, un autre ne l'a pas encore remplacé. C'est la définition même de l'incertitude et les peuples n'aiment pas cela.
Toutes ces évolutions nous amènent à concevoir aujourd'hui le territoire français non plus comme un bloc qu'il faudrait homogénéiser, mais plutôt comme un ensemble dont chaque pièce peut avoir sa richesse, son histoire, sa géographie, et participer au dessin de la France du prochain siècle, à charge pour la collectivité, au nom de l'intérêt général, de réduire les déséquilibres.
Quelles sont nos possibilités et nos chances dans ces vastes chantiers que sont à la fois l'aménagement du territoire, c'est-à-dire le développement équilibré de l'espace national, et l'aménagement des territoires, j'entends aussi bien le dynamisme de l'espace rural que l'amélioration du cadre urbain ? Je me limiterai à quelques réflexions qui sont aussi des propositions d'action.
I. – L'intercommunalité comme territoire pertinent
Je le disais à l'instant, le temps n'est plus où l'on avait pour ambition, si on l'a jamais eue, de rendre uniforme le territoire français. Les lois de 1982 ont fait entrer dans les faits la décentralisation. Les collectivités territoriales peuvent envisager elles-mêmes leur développement, conformément aux volontés et aux ressources locales.
Mais pour cela, l'échelon communal, qui est le plus souvent à la base de ces actions, est souvent trop étroit. 36 000 communes, une centaine de départements, 22 régions métropolitaines, sont peut-être un atout dans un pays qui manque de corps intermédiaires et d'espaces d'expression, c'est aussi un lourd handicap de gestion. Dans l'attente d'une simplification de cette stratification d'un autre âge, avec un département qui, à mon sens et du point de vue de l'aménagement du territoire, apparaît comme le maillon le plus discutable, la taille pertinente c'est l'intercommunalité, l'agglomération, le « pays ». Bien souvent, c'est dans cette coopération, pour peu qu'elle soit démocratique, choisie et solidaire, que les communes trouvent leur avenir.
Une coopération, pour être efficace, doit être l'association, sur un même territoire et autour d'un projet commun, de plusieurs partenaires qui y trouvent leur intérêt. L'État doit inciter, aider à la réalisation de ces regroupements. Cela implique de leur donner des moyens réels, en leur confiant des compétences et des financements en accord avec leur ambition de « vivre, travailler, et administrer ensemble ». Cela implique notamment que la politique des dotations de l'État aux groupements intercommunaux, aux agglomérations, soit revue dans un sens nettement plus incitatif qu'aujourd'hui. La sortie du « Pacte de stabilité » entre l'État et les collectivités locales, fin 1998, devrait être l'occasion de mettre en oeuvre des orientations nouvelles en ce domaine. J'entends ici ou là qu'on en reviendrait au mythe de la caverne d'Ali Baba, ces collectivités locales que l'on accuserait d'être trop riches. Il faudrait plutôt reconnaître qu'elles sont en général correctement gérées. Ce serait une erreur que l'État se remette à ponctionner les collectivités locales. Au contraire, il doit leur proposer une règle du jeu stable sur les trois prochaines années en ce qui concerne leurs dotations financières. C'est pourquoi je souhaite que l'État s'engage auprès des collectivités à un pacte de solidarité et de progrès, qui garantisse un accroissement programmé et raisonnable des dotations d'État aux collectivités qui ont à gérer le plus de difficultés économiques et sociales.
Pour incarner véritablement un projet commun, la coopération doit être solidaire. Cela suppose une fiscalité adaptée et harmonieusement repartie. Une réforme de la fiscalité locale est indispensable. Elle devra accompagner un mouvement national de modération des impôts que je crois pour ma part nécessaire, d'autant plus que nous avançons, désormais en concurrence, dans le cadre européen. La taxe professionnelle d'agglomération serait un bon premier pas pour la réforme. On nous annonce une amélioration de la taxe d'habitation : bravo ! Une piste pour la fiscalité des groupements de communes pourrait résider aussi dans une meilleure spécialisation des impôts, dont découlerait une meilleure lisibilité des rôles de chacun.
Enfin, je soulignerai que les structures intercommunales doivent être mieux enracinées dans un terreau démocratique. Cela implique le respect de trois règles : la limitation des cumuls, la clarté à tous les niveaux dans les choix et dans les votes, pas de pouvoir sans contrôle des citoyens.
II. – Le souci de proximité des citoyens et le rôle des services publics.
L'un des aspects importants de l'aménagement du territoire doit être de faire mieux vivre notre démocratie. Pour cela, les compétences doivent être réparties entre les collectivités de manière plus logique, plus cohérente. Par exemple, le kaléidoscope actuel, écoles aux communes, collèges aux départements, lycées aux régions et universités à l'État, – alors que le problème principal est celui de la cohérence et du passage harmonieux entre toutes ces étapes ! –, il faudra y mettre, à mon sens, un peu de rationalité.
En attendant ce jour plusieurs efforts doivent être accomplis : une meilleure desserte de l'ensemble du territoire par les services publics, pour éviter que des zones entières – rurales ou de banlieues – ne soient abandonnées ; une amélioration des infrastructures, notamment de communication, entre tous les points du territoire une présence plus directe, plus efficace de l'État et de ses services ; et – pourquoi pas ? – le soin de confier, à titre d'expérience contractualisée à des collectivités territoriales la gestion de telle ou telle part de service public jusque-là assumée par l'État.
Réformer les services publics, ce n'est pas se contenter d'un moratoire sur les fermetures d'établissements. C'est essayer de concilier les exigences nouvelles engendrées par des évolutions en profondeur, et un souci d'efficacité maximale. Cela peut être pour les villes moyennes, comme l'expérience en a déjà été faite pour les hôpitaux ou pour certaines universités, la création de réseaux au sein desquels chaque établissement se verra attribuer des tâches spécifiques, complémentaires de celles des établissements des villes voisines. Cela peut nécessiter pour les villages et les bourgs de confier à un agent privé ici le café, là l'épicerie, ailleurs la librairie, des missions de service public en les intéressant dans une « économie de proximité ». Cela peut être aussi l'élaboration par les services publics nationaux de plans de développement en cohérence avec les projets des collectivités locales. En tout cas, l'intervention de l'État, y compris en matière de sécurité, devra être plus proche des citoyens.
Un aménagement démocratique du territoire suppose aussi que cet aménagement soit égal ou, mieux, qu'il s'efforce de corriger les inégalités. S'agissant des villes, il faudra renforcer la dotation de solidarité urbaine, et renouer avec une forte politique de construction de logements. Ne nous faisons pas d'illusions : il ne peut pas y avoir de politique efficace de la ville sans moyens financiers substantiels. Dans les villes et les campagnes, que l'État et les collectivités territoriales assurent l'existence et le bon fonctionnement des infrastructures nécessaires, permettant que des pans entiers du territoire ne soient pas abandonnés. Grands axes routiers ou ferroviaires en sont les exemples les plus immédiats. Comptent souvent autant, des axes de moindre envergure qui sont parfois le seul lien reliant un village au reste du pays. Nous savons que les transports en commun sont plus que des transports : ils sont la trace visible de l'intégration d'un territoire à la géographie de la nation.
J'insiste à cet égard sur les futurs contrats de plan qui devraient jouer un rôle central pour aménager le territoire. Contrats avec les régions, les agglomérations, le pays sans doute. J'espère qu'on ne se contentera pas de reconduire le fameux 50/50 dans la répartition des efforts entre État et région, car, si on y réfléchit bien, ces efforts égaux pour des situations inégales sont à la fois séduisants pour l'esprit et l'inverse d'une politique volontariste de rééquilibrage entre régions riches et régions pauvres. De même, il serait bon qu'on ne consacre pas 70 % du temps à la préparation de ces contrats, 25 % à la décision et 5 % seulement à l'évaluation et au suivi, mais qu'on veille de près à l'exécution selon des formules nouvelles. Je sais que le Gouvernement s'en préoccupe. L'aménagement du territoire est lui aussi un art d'exécution.
III. – Quelques principes pour l'action
Pour que nous parvenions à un aménagement en profondeur de nos territoires, je crois que quelques principes doivent guider notre action. J'en citerai notamment trois : le souci de l'environnement, le développement d'une économie et d'une société partenaire, la construction d'une Europe plus solidaire.
La protection de l'environnement est avant tout l'expression de notre responsabilité des générations futures. Elle permet aussi d'exploiter de réels gisements d'emplois. La réforme de la fiscalité locale, que j'évoquais tout à l'heure, devra prendre en compte la dimension environnementale. Les transports en commun également. La politique agricole et de développement rural ne saurait non plus se concevoir en dehors de cette dimension.
Autre principe auquel nous devons veiller : celui du développement, à l'échelle locale de ce que j'appelle une économie et une société partenaire, c'est-à-dire l'association souple des partenaires économiques et sociaux, publics et privés. Nous avons besoin d'une stimulation des initiatives individuelles, des créations d'entreprises, des projets de développement intégrés dans leur région. De même pour le développement des emplois de proximité, dont les emplois jeunes doivent tracer la voie. Peut-être nous faudra-t-il compléter le moment venu le dispositif en la matière, pour les communes très pauvres, lorsque nous dresserons un premier bilan de la loi.
Dernier principe : l'intégration de nos communes et de nos terroirs dans l'Union européenne. Je pense par exemple aux jumelages techniques entre territoires aux activités économiques complémentaires, et aux projets transfrontaliers. La France n'est pas les Pays-Bas, le Massif central n'est pas la Ruhr, il importe que cette donnée géographique et démographique fondamentale soit prise en compte au niveau européen. Cela pose la question des fonds structurels européens. On peut dire que environ 50% de la politique d'aménagement du territoire, en France, se fait actuellement grâce aux fonds dégagés par l'Europe. Chacun dans sa région, dans son département, dans sa commune, le mesure. Or, demain, avec l'élargissement de l'Union européenne tel qu'il est envisagé, cela risque de ne plus être le cas. Les crédits vers la France risquent de diminuer pour maintenir l'effort – certes prioritaire – en faveur de la PAC et financer les nouvelles adhésions, à budget, prétend-on, constant. Moins d'argent, plus de demandeurs, ce ne serait pas bon pour la France. Je souhaite que, par des positions très fermes dans la négociation intro européenne, on évite que l'élargissement de l'Europe n'implique une régression de la politique d'aménagement du territoire. Le risque est grand.
Un dernier mot, la non plus sans longue de bois. Cela fait plusieurs années que nous assistons, toujours avec plaisir, à des colloques sur l'aménagement du territoire. Comme s'il y avait un lien particulier et mystérieux entre la notion de colloque et celle d'aménagement du territoire et ce que j'appellerai – faisant référence à certains textes – à quelques « lois-colloques ». Mais, dans le même temps, « sur le terrain », la réalité de l'aménagement ne progresse guère, voire même elle recule. Peut-on vraiment parler d'acquis en matière d'aménagement du territoire lorsque – un rapport récent le confirme – nos territoires sont radicalement inégaux devant l'emploi et le chômage ? Comment évoquer cette notion alors que, face au potentiel de recherche, les diverses régions illustrent l'éventail du zéro à l'infini ? Quelle égalité réelle des chances existe entre l'élève du lycée de Fécamp ou du Havre et celui de Lyon ou de Paris, sans évoquer des exemples encore plus conflictuels ? Comment ne pas voir que les mécanismes à l'oeuvre dans l'Union européenne élargie, si on ne les amende pas, loin de réduire ces disparités, risquent de les approfondir en renforçant les géographiquement forts, en affaiblissant les culturellement faibles, tout en limitant pour les pouvoirs publics de moyens correctifs d'action ? La tendance spontanée n'est donc pas à l'aménagement du territoire, mail à son déménagement. Il faut absolument – et je crois qu'on peut – inverser ce mouvement. Notre colloque et les choix; gouvernementaux peuvent et doivent donner le signal d'une nouvelle orientation. À condition de prendre une série de décisions fortes – j'en ai cité quelques-unes –. À condition d'en avoir la volonté farouche au niveau français et européen. Je sais que c'est le cas des pouvoirs publics et je les soutiendrai de toute mon énergie en ce sens. Cela s'appelle un choix politique : après tout, il n'est pas absurde que des responsables politiques plaident pour un choix politique... qui est aussi celui de l'intérêt général et du futur.
Merci.