Interview de Mme Martine Aubry, ministre de l'emploi et de la solidarité, dans "La Tribune" le 16 octobre 1998, sur la reprise des accords de branche et d'entreprise sur les 35 heures dans la deuxième loi sur la réduction du temps de travail, les répercussions sur le SMIC, le travail à temps partiel, les heures supplémentaires, et la situation des cadres dans le dispositif.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : La Tribune

Texte intégral

La Tribune . - Le climat social est troublé par les 35 heures. Le blocage semble total avec le patronat. Au CNPF qui n'accepte pas que vous refusiez de prendre en compte l'accord UIMM alors que vous vous êtes engagée à vous inspirer des accords signées pour élaborer votre deuxième loi sur les 35 heures, que répondez-vous ?

Martine Aubry. - Je ne souhaite pas le conflit. Mais il est parfois nécessaire pour débloquer une situation difficile. Je ne pense pas , aujourd'hui que les chefs d'entreprise soient en guerre contre les  35 heures. Et je regrette que le ton employé par le CNPF sous forme soit de chantage soit d'anathème ne soit pas à la hauteur du sujet.
De quoi s'agit-il ? La loi vise à réduire le temps de travail afin d'améliorer rapidement la situation de l'emploi. Cela ne se fera qu'à certaines conditions. La première, c'est non seulement de ne pas renchérir le coût du travail mais peut-être même de gagner en compétitivité en repensant l'organisation du travail. La deuxième condition, c'est que les salariés y trouvent leur compte, par plus de temps libre, mais aussi par un plus grand intérêt d'un travail plus qualifiant. C'est à eux de voir ce qu'ils peuvent proposer pour aider à la réalisation de ce projet, par exemple par une certaine modération salariale. L'objectif final, c'est l'emploi : mon sentiment, c'est qu'un vaste mouvement de négociations est engagé dans notre pays. Pour la première fois peut-être, les chefs d'entreprise peuvent dire aux salariés ce dont ils ont besoin pour que les entreprises fonctionnent mieux, et les salariés ce qu'ils souhaitent pour mieux travailler et mieux vivre, et qu'ensemble leur fierté est de créer ou de préserver des emplois. Ce travail sérieux et ouvert n'a rien à voir avec le ton agressif tenu par certains au niveau national.

La Tribune . - Sur quels critères vous fondez-vous pour trier les « bons » accords, qui inspireront votre deuxième loi, des « mauvais » que vous rejetez ?

- « La première loi était une loi cadre qui fixait un cap. Elle renvoie à une seconde loi sur les modalités de passage aux 35 heures qui sera votée fin 1999. Je confirme mes engagements : la seconde loi s'inspirera de tous les accords signés dans l'esprit de la loi, c'est-à-dire ceux qui rempliront trois conditions. Il faut d'abord que l'accord respecte les objectifs de la loi, c'est-à-dire vise à réduire effectivement la durée du travail pour sauver ou créer des emplois. Il faut aussi que l'accord ne remette pas en cause les clauses publiques d'ordre social, telles les durées maximales du travail et la taxation des heures supplémentaires. Enfin bien sûr il faut que l'accord s'applique. Je ne m'intéresse pas à la théorisation de la durée du travail, aux positions idéologiques prises dans un texte. L'UIMM (Union des industries métallurgiques et minières, Ndlr) elle-même reconnaît que son accord ne s'applique pas. Dans une lettre que ses dirigeants m'ont envoyée le 7 octobre, l'UIMM demande l'extension de son accord « dès lors que les modifications législatives nécessaires seront intervenues ». Elle sait donc très bien que son accord ne se situe pas dans le cadre de la loi. Elle ne devrait donc pas s'étonner, sauf à vouloir faire du brouillage médiatique, que nous ne prenions pas en compte un accord qui ne rentre en application qu'au 1er janvier 2000, donc après la loi... Cela dit, je ne suis pas en guerre contre la métallurgie... Je suis en guerre contre le chômage. »

La Tribune . - Vous misez donc d'abord sur le terrain pour assurer le succès des 35 heures.

- « Qu'il y ait quelques conflits ne m'inquiète pas. Je vois que la majorité des entreprises soit négocient déjà, soit s'apprêtent à le faire. 400 accords d'entreprise ont été signés à ce jour, avec, en moyenne, une augmentation des effectifs de 8 %, soit plus que l'obligation de 6 % imposée par la loi. Parallèlement, six accords de branches ont été conclus, dans l'esprit de la loi, et une dizaine de branches sont en train de négocier. »

La Tribune . - Les chefs d'entreprise sont très impatients de connaître vos intentions pour la seconde loi. Heures supplémentaires, Smic, cadres, etc., quelles précisions pouvez-vous apporter aujourd'hui ? Commençons par les heures supplémentaires…

- « Nous avons pris un engagement dans la première loi : les heures supplémentaires entre 35 et 39 heures ne seront pas taxées à plus de 25 %. Certains pensent qu'il faudrait taxer plus lourdement les dépassements abusifs et répétés. Nous verrons. Nous devrons aussi arrêter le contingent d'heures supplémentaires autorisé et le régime du repos compensateur. Nous le ferons en regardant les accords passés. »

La Tribune . - Pouvez-vous préciser vos projets sur le Smic, notamment la création d'une rémunération mensuelle minimale garantie qui cohabiterait avec le Smic horaire ...

- « Je constate tout d'abord que cette question ne m'est jamais posée sur le terrain. Les employeurs dans une négociation savent qu'on ne peut pas baisser le salaire d'un smicard. Il y aura une garantie mensuelle qui permettra à un salarié payé au Smic dont la durée du travail passera de 39 à 35 heures de ne pas supporter de baisse de salaire. Mais pour l'employeur qui anticipe la date butoir, l'aide de l'État compense entièrement le coût et même au-delà pour les entreprises de main-d'oeuvre ayant une forte proportion de bas salaires.
En revanche, un vrai problème se pose pour le temps partiel. Aujourd'hui, les travailleurs à temps partiel sont plutôt moins payés. Nous pensons utiliser cette rémunération mensuelle garantie pour aider à une revalorisation du travail à temps partiel, sans que cette réforme n'entraîne pour les employeurs une hausse du coût salarial de 11 %. Il faut trouver un mécanisme pour qu'il n'y ait pas des salariés à 35 heures payés 39 et d'autres à temps partiel à 33 heures payées 33... Nous travaillions sur cette question, en concertation avec les partenaires sociaux. »

La Tribune . - Si les smicards verront leurs rémunérations garanties, qu'en sera-t-il des nouveaux embauchés ?

- « Pour tous les salariés, le Code du travail prévoit une règle simple: à travail égal, salaire égal. Il n'est pas possible aujourd'hui, avec ou sans les 35 heures, de payer différemment - hormis bien sûr les primes liées à l'ancienneté - un salarié nouvellement embauché qui réalise le même travail qu'un autre salarié déjà présent dans l'entreprise. En revanche, si dans certaines entreprises, dans le cadre du passage aux 35 heures, certaines primes sont progressivement réduites pour les salariés en place, il est possible juridiquement que les nouveaux embauchés n'en bénéficient pas. »

La Tribune . - Le patronat affirme que rien n'interdit à une entreprise le 1er janvier 2000 de baisser les salaires proportionnellement à la réduction des horaires, donc de payer les 35 heures 35...

- « La liberté des salaires existe dans notre pays. Tout le problème est de savoir si on est là pour poursuivre un combat idéologique ou si l'on essaie de construire un modèle qui permette de lutter ensemble contre le chômage et l'exclusion, qui coûte cher à tous, avec des entreprises qui fonctionnent mieux, des salariés qui vivent mieux. Dans les entreprises, on discute... 95 % des accords prévoient un maintien des salaires. Mais dans les deux tiers des cas, les salariés acceptent soit une remise en cause de primes, soit une modération salariale à venir. Là aussi, le débat sur les 35 heures payées 39 ou payées 35 est théorique. La maturité des hommes et des femmes sur le terrain est nettement supérieure aujourd'hui aux slogans lancés au niveau national par le patronat… »

La Tribune . - Comment appliquer les 35 heures aux cadres ?

- « Ce sera aussi l'objet de la seconde loi. La situation des cadres est difficile, mais elle l'était avant le débat sur les 35 heures. Pendant très longtemps, la réglementation sur la durée du travail a été considérée par le droit et la jurisprudence comme ne s'appliquant pas aux cadres. Depuis quelques années, la jurisprudence a changé. Peu à peu, les juges ont considéré que la réglementation sur la durée du travail devait s'appliquer aussi aux cadres. Le sujet est complexe. Nous sommes conscients qu'il n'est pas possible de mettre l'ensemble des cadres au régime des 35 heures. Mais nous constatons aussi que les cadres veulent voir réduire leur durée du travail. A cet égard, les négociations vont nous éclairer pour la seconde loi. Une fois de plus, l'accord UIMM et contestable sur ce point puisqu'il laisse à penser que tous les cadres, et mêmes des non-cadres, pourraient être au forfait et donc exclus des règles sur la durée du travail.
Les accords nous montrent que les solutions sont multiples, selon les catégories de cadres. Pour les cadres dirigeants, la durée du travail ne peut s'appliquer. Pour d'autres catégories, par exemple les cadres commerciaux ou ceux travaillant sur les marchés financiers, il faut appliquer des règles différentes que celles des 35 heures hebdomadaires. Pour certains cadres, le problème n'est pas de bénéficier tout de suite des 35 heures, mais de s'engager dans un mouvement de réduction globale de la durée du travail, sous forme de congés ou de compte épargne-temps. Enfin, d'autres cadres pourront être traités comme les autres salariés parce qu'ils font partie d'équipes. 80 % des 400 accords signés prévoient des solutions spécifiques aux cadres, qui seront reconnues dans la loi. »

La Tribune . - Les négociations soulèvent un autre problème délicat, celui du temps de formation. Pensez-vous que la réglementation actuelle doit évoluer ?

- « Il y a une règle dans le Code du travail : la formation professionnelle doit être prise sur le temps de travail. Il faut sans doute faire évoluer cette règle en opérant des distinctions. La formation qui permet à un salarié de s'adapter à son poste de travail, à une nouvelle machine doit être réalisée sur le temps de travail. Mais si nous voulons que tous les salariés puissent bénéficier d'une formation pour acquérir une qualification complémentaire, pour étendre leurs compétences, pour bénéficier d'une progression personnelle et professionnelle, il faudra trouver des modalités particulières. Des accords prévoient que certaines formations qui sortent du champ du travail occupé pourront être prises en partie hors travail. Pourquoi ne pas avancer dans cette direction, dans la ligne de ces accords ? »

La Tribune . - L'accord UIMM, signé par trois syndicats minoritaires dans la branche, a fait rebondir le problème de la représentativité syndicale. Seriez-vous favorable à une remise en cause du système de représentativité ?

- « je n'y suis pas favorable. Notre système fonctionne sur l'idée qu'il y a des syndicats représentatifs au niveau national et je ne conteste aucune de ces représentativités. Cinq confédérations syndicales sont reconnues représentatives. C'est le fondement même des relations sociales dans notre pays. Les syndicats qui signent prennent leurs responsabilités. Il n'y a aucune raison de les contester au regard de notre culture et de notre histoire sociale. Aujourd'hui un syndicat représentatif au niveau national peut signer seul un accord est dérogatoire, la loi prévoit un droit d'opposition. »

La Tribune . - Voici un an, le Gouvernement avait annoncé qu'une aide structurelle se substituerait, au 1er janvier 2000, aux aides « Aubry » de la première loi. Bénéficiera-t-elle à toutes les entreprises ou seulement à celles qui signeront des accords ?

- « Cette aide sera d'un montant de 5 000 francs environ par salarié. Elle s'appliquera effectivement au 1er janvier 2000. Nous veillerons à ce que cette aide accompagne les entreprises qui réduiront effectivement la durée du travail. Nous discuterons là aussi les modalités avec les partenaires sociaux. »

La Tribune . - La loi prévoit qu'en 1999 les exonérations de charges accordées au titre des aides Aubry à la réduction du temps de travail feront l'objet d'une compensation partielle aux régimes sociaux. Or ni le projet de loi de finances ni le projet de loi de financement de Sécurité sociale ne comportent de dispositions en ce sens…

- « Nous sommes en train d'en parler avec les organisations patronales et syndicales. Les études montrent que sur les exonérations accordées aux entreprises qui réalisent les 35 heures, 32 % reviennent dans les caisses de la Sécurité sociale par les cotisations supplémentaires apportées par les nouveaux emplois créés. Il nous apparaît naturel que les budgets de l'État et de la Sécurité sociale, qui y gagnent, participent à cette action pour l'emploi. Cette disposition pourrait faire l'objet d'un amendement au projet de loi de financement de la Sécurité sociale, quand la concertation avec les partenaires sociaux sera achevée. »

La Tribune . - Beaucoup d'entreprises estiment que les délais sont trop courts pour mener à bien la négociation. Serait-il envisageable de retarder l'entrée en vigueur de la durée légale à 35 heures prévue pour le 1er janvier 2000 ?

- « J'entends aujourd'hui ce que j'entendais en mars dernier sur les emplois-jeunes. Or les 150 000 emplois-jeunes, on les fera dans l'année. Sur la durée du travail, j'ai la conviction profonde que le mouvement est en marche. A partir de là, je suis pragmatique. Nous regarderons au fur et à mesure comment évolue le nombre d'accords. Je n'ai aujourd'hui aucune raison de penser qu'il faudra repousser cette date. »