Interview de M. Georges Jolles, vice-président du CNPF et président de la commission sociale du CNPF, à Radio Classique le 26 septembre 1998, sur le plan de financement de la sécurité sociale, les accords relatifs à la réduction du temps de travail, sa proposition de réduire les charges sociales pesant sur les entreprises, la nécessiter d'une réforme de la taxe professionnelle, le passage à l'euro et la réforme du CNPF.

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Média : Radio Classique

Texte intégral

Gérard Bonos. - Georges Jollès, bonjour.

Georges Jollès. - Bonjour.

Gérars Bonos. - Paraphrasant une formule célèbre, peut-on dire que les trois défis majeurs qui nous attendent en cette rentrée sont l'emploi, l'emploi et l'emploi ? C'est dire, Monsieur Jollès, que vos responsabilités, dont on vient d'entendre les titres, vont vous amener une nouvelle fois en première ligne de l'actualité. Car pour d'éventuels effets positifs en la matière, ce sont nombre de causes à solutionner en amont et que je vous propose d'évoquer durant cet entretien. Au premier rang d'entre-elles, bien sûr les 35 heures, un feuilleton que ne renierait pas une chaîne de télévision grand public, mais nous sommes loin de la fiction. Certes, l'été est passé par là et a en partie dépassionné le débat. Reste toutefois à régler cet épineux dossier. Déjà certaines fédérations comme l'Union des industries métallurgiques et minières (UIMM) ou l'Association française des banques (AFB) ont ouvert la discussion et votre fédération, Monsieur Jollès, celle des industries textiles, s'y colle dès lundi prochain. Vous nous direz quel type d'accord vous espérez et pour quels objectifs à terme. Se murmure de plus en plus que si le pouvoir d'achat des salariés à de fortes chances d'être préservé, les doutes se font de plus en plus nombreux quant à la capacité de cette loi à créer des emplois en masse. Vous nous donnerez votre sentiment. Mais vos responsabilités ne s'arrêtent pas là, ce serait trop facile. Vous êtes également vice-président de la CNAM, la Caisse nationale d'assurance maladie, en clair la sécu et sa déprime financière chronique. Martine Aubry vient de présenter un plan pour tenter de sortir de ce cauchemar récurrent. Vous ne direz ce que vous en pensez, et si les décisions des pouvoirs publics vous semblent aller dans le bon sens. En filigrane de ces dossiers brûlants il y a un autre problème qui, à l'instar du Loch Ness, fait beaucoup parler de lui sans que jamais on finisse par le voir, j'entends par là, la baisse des charges sur les bas salaires. Visiblement, sur ce thème, le gouvernement semble moins presser qu'on pouvait l'imaginer, il y a quelques semaines. Et puis, si vous le voulez bien, consommation, crise financière et bouclier de la zone euro font aussi partie de notre discussion, car plus que jamais, tous ces éléments sont liés et constituent un ensemble déterminant quant à notre prospérité future. Voilà, Monsieur Jollès, les pistes principales que je vous propose de suivre au cours de cette émission. Alors présents dans le studio pour vous interroger : Jean-François Couvrat (La Tribune), Michel Lécluse (Les Échos), Gérard Moati (L'Expansion), Anne Marie Rocco (Le Monde) et Martin Gouesse de Radio Classique. On va commencer peut-être d'abord avec le vice-président de la CNAM, si vous le voulez bien, puisque Martine Aubry, je l'ai dit, a présenté un plan pour essayer de sortir de ce déficit chronique de la sécurité sociale. Alors quel est votre sentiment ? Est-ce que c'est un plan Juppé bis ? Est-ce que c'est vraiment une refonte fondamentale selon vous ?

Georges Jollès. - Non. Le plan de Madame Aubry est dans la continuité du plan Juppé puisqu'il retient ses deux éléments essentiels, à savoir le vote par le Parlement de la loi de financement de la sécurité sociale qui fixe la limite des dépenses à ne pas dépasser -  ça, c'était un élément très important, très novateur, stratégique pour la sécurité sociale -, puis le second élément, c'est de considérer que les professions de santé ont une responsabilité économique à caractère collectif. Et là encore, on constate que dans la loi de financement que Madame Aubry va défendre devant le Parlement, eh bien, a travers la clause de sauvegarde économique, on retrouve effectivement ce principe. Donc, nous sommes dans la continuité.

Georges Bonos. - est-ce que c'est un bon plan selon vous ? Ou un plan suffisant ?

Georges Jollès. - Je dirais que le plan de Madame Aubry ce n'est pas rien, comme disait Boris Vian, mais ce n'est pas tout. Mais je le répète, ce n'est pas rien, ce n'est pas tout. Ce n'est pas rien parce qu'il permet pour l'année 1999 d'espérer un équilibre de l'assurance-maladie, dans toutes ses composantes. Enfin, au total, donc, c'est une bonne chose. Et il n'est pas tout parce que ce plan ne permet pas de réduire les excédents de dépenses, notamment celles qui financent des dépenses de chacun considère comme parfaitement inutiles. Je rappelle que l'ensemble des experts, et notamment Monsieur Gilles Johanet qui est le directeur de la sécurité sociale, nommé par Madame Aubry, a rappelé que, dans la sécurité sociale, on constate qu'il y aurait 100 milliards de dépenses inutiles. Et c'est donc à ce problème fondamental qu'il convient de s'atteler.

Michèle Lécluse. - Est ce que ce 100 milliards d'économies possible vous semble un chiffre plausible ?

Georges Jollès. - Cela semble un chiffre plausible. Est-ce qu'on peut l'atteindre ? Hélas, je ne le jurerai pas naturellement. Et en tout cas, il faut, au fil des années, par la réduction des excédents d'offres que nous constatons dans le domaine de la santé, eh bien tendre vers des réductions qui permettraient effectivement de réduire cet écart entre les dépenses souhaitées et les dépenses réelles.

Martin Gouesse. - Vous avez dit que les médecins ont une responsabilité économiques à caractère collectif. Est-ce que vous avez le sentiment que, de leur côté, ils ressentent cette responsabilité ? On a l'impression d'un retour en arrière avec les déclarations, notamment de Claude Mafiolli de la CSMF et même de Richard Bouton qui ne veut pas de cette clause de sauvegarde.

Georges Jollès. - On peut comprendre les raisons qui entraînent les syndicats de médecins à protester contre cette clause de sauvegarde économique parce qu'elle représente pour eux, on va entraîner pour eux, une contrainte. Mais dans le même temps, force est de constater que ces professionnels qui ont de très hautes et très lourdes responsabilités, eh bien, sont financés par des fonds publics. Et donc le fait d'être financé par des fonds publics peut entraîner également à admettre que cela entraîne quelques contraintes. Alors, quel est le niveau de contrainte qu'on peut leur imposer ? Il serait souhaitable que ces niveaux de contraintes soient les plus faibles possible, mais je dirai que cela renvoie à une autre réflexion. Les clauses de sauvegarde ou les clauses de reversement - clause de reversement Juppé, clause de sauvegarde Aubry, mais pour moi la différence est faible - je dirais, sont nécessaires tant que nous ne disposerons pas de de moyens de régulation des dépenses, moyens à caractère structurel, qui permettent de réduire l'offre, qui permettent la chasse effectivement aux dépenses inutiles, qui permettraient de faire évoluer également la culture même des assurés afin d'éviter cette surconsommation de produits médicamenteux qui entraînent d'ailleurs à des effets extrêmement nuisibles pour la santé. Donc, à défaut, je vois mal comment on peut éviter, en tout cas transitoirement, la mise en oeuvre d'un tel dispositif.

Jean-François Couvrat. - L'objectif qui a été annoncé l'autre jour par Martine Aubry se traduit par des augmentation des dépenses d'une faiblesse sans précédent pour 1999, tant pour l'hôpital que pour les honoraires médicaux. Est-ce que vous pensez que les mesures structurelles annoncées parallèlement sont en ligne avec cet objectif ?

Georges Jollès. - Pardonnez moi, mais il ne m'a pas semblé que le taux retenu pour l'année 1999 soit l'un des taux les plus faibles.

Jean-François Couvrat. - En termes réels, absolument.

Georges Jollès. - 2,6 % pour 1999.

Jean-François Couvrat. - Mais 2,6 % c'est d'objectif à objectif et ça ne veut plus rien dire quand l'objectif a été dépassé l'année précédente.

Georges Jollès. - Oui. Mais si l'on considère qu'on n'a pas l'obligation de respecter les objectifs, alors à quoi bon en fixer ?

Jean-François Couvrat. - Ce que je veux dire c'est que les 2,6 % d'objectif, c'est l'objectif 1998 comparé à l'objectif 1999. Mais l'objectif de 1998 ayant été dépassé, cela se traduit par une augmentation réelle extrêmement faible : 0,7 % pour l'hôpital, 0,5 % pour les honoraires médicaux.

Georges Jollès. - Pardonnez-moi, mais je ne suis pas sûr qu'on a la même analyse.

Jean-François Couvrat. - C'est dans le rapport de Monsieur Nasse.

Georges Jollès. - C'est peut-être dans le rapport. Mais d'abord j'aimerais revenir sur les taux d'objectif de croissance des dépenses de santé : 2,6 % pour l'année 1999, nous avions aux alentours de 2,2 % pour l'année 1998 et 1,8 % pour l'année 1997. Donc on voit que le taux de croissance voté par le Parlement sera assez fortement augmenté. Alors il est vrai, vous avez raison, de rappeler que pour l'année 1998 que le taux n'ayant pas été respecté, eh bien, la marge de croissance qui va être laissée aux professionnels va se trouver sensiblement réduite. Mais est ce que cette réduction ou cette contrainte, va poser d'une manière équivalente pour l'hôpital et pour la médecine ambulatoire ? Non, je ne le crois pas. Ne serait-ce que parce que Madame Aubry, je dirais, est tenue d'appliquer l'accord qui a été signé au bénéfice de la fonction publique et qu'en conséquence, cela ne peut se traduire que par un taux sensiblement plus élevé réservé à l'hôpital public par rapport à celui qui sera accordé à la médecine libérale. Et ceci d'ailleurs a pour conséquence de radicaliser, je dirais, plus qu'il ne serait souhaitable, l'attitude des médecins libéraux parce que, à tort ou à raison, ils ont le sentiment de financer, en quelque sorte, pour partie, cet accord salarial-fonction publique.

Gérard Moati. - Vous parliez de mécanisme régulateur. C'est là qu'on aimerait en savoir un peu plus sur ce que vous avez dans l'esprit. En particulier, on a l'impression que vous êtes un peu coincé entre votre vision libérale de l'économie et l'adhésion forcée à ces mécanismes qui se font régulateurs mais extrêmement autoritaires et directifs qui sont appliqués aujourd'hui. Alors, est-ce qu'il y a moyen de faire autrement ?

Georges Jollès. - On ne peut pas faire l'économie de moyens de régulation, c'est une évidence, qu'ils soient libéraux ou qu'ils soient étatiques. La question est de choisir ceux qui sont les plus adaptés au problème qui nous est posé. On sait que les deux problèmes majeurs qui se posent à la sécurité sociale, c'est celui de l'excédent de l'offre, principalement d'ailleurs dans le domaine de l'hôpital public. Mais cela vaut également dans le domaine de la médecine ambulatoire. Il y a trop de lits d'hôpitaux, trop de services, trop d'établissements en ce qui concerne le public et trop de médecins en ce qui concerne le privé et notamment trop de spécialistes. Et ceci pèse sur les comptes de la sécurité sociale puisque cela multiplie effectivement les coups, les prestations. Et puis par ailleurs, l'autre problème qui est posé, ce sont les habitudes de consommation telles que nous les constatons en France. Nous sommes le pays champion du monde de consommation des antibiotiques et des antidépresseurs, chacun l'a répété, donc on le sait. Mais je dirai que lorsque nous sommes champions du monde, ce n'est pas, je dirais, une consommation qui est à la marge supérieure aux autres pays, pas du tout. Les taux de consommation sont multipliés par 2, 3, 10 quelquefois, si se n'est plus. Donc on voit que ce sont les deux points auxquels il convient de s'attaquer. Réduire l'excédent de l'offre, mieux réguler dans le domaine hospitalier, mieux réguler également la démographie médicale dans le domaine privé. Et puis, bouleverser, changer les habitudes de consommation des assurés. Voilà les deux points sur lesquels il convient de se concentrer. Et vous voyez qu'on s'éloigne très sensiblement des conséquences que peut entraîner une clause de sauvegarde économique appliquée à la médecine libérale puisque c'est la seule, en fait, qui subirait cette contrainte. Et je ne crois pas que la taxation des laboratoires pharmaceutiques, non pas que je veuille exprimer la moindre critique sur la solidarité économique qu'on pourrait leur demander, mais la taxation des laboratoires pharmaceutiques n'entraînera pas pour autant une réduction de la consommation chez les patients. C'est sans effet. Donc, c'est à ces éléments qu'il faut s'attaquer et c'est pour faire face à ces difficultés, du moins, c'est pour apporter des solutions qu'il faut inventer des nouveau systèmes de régulation.

Gérard Moati. - Et du côté du consommateur, est-ce que vous ne seriez pas favorable par exemple à une hausse sélective du ticket modérateur ?

Georges Jollès. - Je dirais que c'est l'un des paradoxes français. Nous avons l'un des taux de remboursement parmi les plus faibles d'Europe, je crois aux alentours de 73 % en ce qui concerne notre sécurité sociale alors que dans les autres pays développés le taux de remboursement moyen est sensiblement supérieur. Et si nous avons un taux de remboursement qui n'est pas très élevé alors que nos dépenses, elles, sont trop conséquentes, c'est qu'on rembourse sans discernement. On rembourse naturellement ce qui est utile, tous les traitements dont les effets thérapeutiques sont avérés mais on rembourse également des produits consommés avec excès ou dont les effets thérapeutiques ne sont pas confirmés. Donc il faut se montrer plus sélectif dans les remboursements. Moi je souhaiterais que l'on rembourse mieux ce qui est utile, notamment les soins dentaires - on sait très bien qu'en France, nous sommes très mal remboursées pour les soins dentaires - et puis qu'on ne rembourse plus, ou d'une façon beaucoup plus relative, les médecins de confort ou du moins les traitements dont l'efficacité n'est pas reconnue.

Anne Marie Rocco. - Concernant l'hôpital public, les gouvernements de gauche comme de droite ont tenté de s'attaquer au problème et sans grand succès comme vous le savez, notamment parce que la vie de l'hôpital est évidemment très liée à la vie locale et aux intérêts des élus. Est-ce que vous pensez qu'on peut, un jour, dépasser ces blocages ? Et de quelle manière ?

Georges Jollès. - Il serait souhaitable qu'on dépasse ces blocages parce que dès lors, pour des raisons économiques, politiques également, l'on maintient un excédent de l'offre, eh bien ceci entraîne également au maintien de prélèvements obligatoires en nombre très important et ceci pèse sur la compétitivité de l'emploi. Et cela a une traduction très négative au plan du chômage. Donc il faut absolument s'attaquer à cette situation. Puis par ailleurs, je dirais que l'excédent de l'offre dans le domaine de l'hôpital public conduit également à une situation qui est paradoxale et inquiétante parce que cela se traduit par une dispersion des moyens humains et techniques entre trop d'établissements. Et cette dispersion des moyens techniques et humains a pour conséquence une qualité souvent insuffisante. Donc avec des risques importants pour la santé. Et c'est ainsi que l'on constate que certains établissements publics, d'hospitalisation publique, aujourd'hui sont désertés par les patients parce que redoutés quand il s'agit, effectivement, de faire face à des opérations très pointues. Donc, pour des raisons à la fois de santé publique, de sécurité et au plan économique, il faut impérativement que la nation se penche sur ce problème et se détermine.

Gérard Bonos. - Le CNPF s'est posé à plusieurs reprise la question de savoir s'il allait ou non rester dans les caisses de sécurité sociale. Lorsqu'on voit le gouvernement prendre des décisions unilatérales, aussi honorables soient-elles que la création d'un fonds sur les retraites, sans aucune concertation, est-ce que ça ne renforce pas, au CNPF, le camp de ceux qui sont partisans d'en partir.

Georges Jollès. - Evidemment que cela renforce effectivement la conviction de ceux qui estiment que si nous ne pouvons pas faire oeuvre utile dans les organismes sociaux alors il convient d'en tirer les conséquences. Je dirais que c'est une question qui redevient d'actualité au sein du CNPF que de date récente parce que depuis trois ans que, à la demande du CNPF, j'ai rejoint la CNAM en tant que vice-président, eh bien chacun avait constaté que notre retour, et en tout cas notre action au sein de ce conseil, avait fait oeuvre utile. Alors, certes, nous n'avons pas pu réduire les dépenses de santé comme nous l'aurions souhaité, mais nous avons contribué à un changement d'attitude du conseil, à une prise de conscience qu'on ne pouvais pas indéfiniment augmenter les dépenses et qu'aujourd'hui l'heure était à l'optimisation des moyens mis à disposition des partenaires sociaux. Et je crois que le CNPF est pour beaucoup dans cette évolution culturelle. Et puis, je dirais que cela a permis dans le même temps, eh bien de contenir ces dépenses et que depuis trois ans nous avons les taux de croissance des dépenses les plus faibles de ceux qu'on peut constater depuis des années et des années. Donc, un premier bilan, qui n'est pas suffisant, mais qui en tout cas avait des côtés positifs. Et aujourd'hui, nous sommes confrontés à une situation, je dirais, différente. C'est que nous avons au sein de la sécurité sociale mis en oeuvre tous les dispositifs qui avaient été mis à notre disposition, notamment dans le cadre de la réforme proposée par Monsieur Juppé, nous avons également utilisé les moyens que Madame Aubry avait bien voulu maintenir, mais nous sommes au bout, je dirais, des effets que l'on pouvait escompter. Donc il convient maintenant d'aller plus loin. Et pour aller plus loin, il faudrait que la sécurité sociale dispose de moyens réglementaires plus importants qu'ils ne le sont aujourd'hui. On constate que la sécurité sociale, apparemment, est ducroire, est responsables de l'enveloppe des dépenses fixés par le Parlement mais les leviers de commande, les leviers de décisions ne sont pas entre nos mains. Les leviers de décisions demeurent entre les mains de la ministre de l'emploi. Donc, il faut impérativement que, dès lors où nous avons la responsabilité, nous ayons également le pouvoir. Nous ne demandons pas que ce pouvoir nous soit conféré du jour au lendemain, nous pouvons comprendre que ces leviers de commande, ces moyens réglementaires soient transférés progressivement dans le temps, mais nous attendons un geste significatif de la part du gouvernement. Et à mon grand regret…

Gérard Bonos. - Sinon…

Georges Jollès. - Eh bien sinon, à notre grand regret, nous seront amenés à en tirer les conséquences. On ne peut pas servir d'alibi à une politique qui ne serait pas conforme au mandat conféré par les entreprises.

Gérard Bonos. - Donc en tirer les conséquences, Monsieur Jollès, ça veut dire en effet quitter la CNAM ?

Georges Jollès. - Ce serait de quitter la CNAM, effectivement.

Gérard Moati. - Michèle Lécluse vient de faire allusion au fonds de réserve pour les retraites. Alors je voudrais savoir si dans votre esprit, d'abord ce fonds de réserve est une façon de couper l'herbe sous le pied à d'éventuels et futurs fonds de pension, et d'autre part si vous tireriez argument de l'instabilité de la bourse de Paris pour plaider en faveur des fonds de pension français ? Qui pourraient justement peut-être atténuer et corriger ces instabilités ?

Georges Jollès. - Oui, enfin en ce qui concerne, je dirais, la création de ces fonds de pension, je dirais que cette décision nous a surpris. Comme le rappelait Madame Lécluse il y a quelques instants, nous n'avions pas été consultés. Donc, nous sommes placés devant cette proposition. Quant à l'évolution que connaît la bourse de Paris et l'incidence que cela pourrait avoir sur la constitution de fonds de pension, je crois qu'il faut se garder de tirer les conséquences de mouvements boursiers sporadiques. Je crois que sur le moyen ou long terme, chacun reconnaît que les placements boursiers sont parmi, en tout cas pour le moment, les plus rémunérateurs et qu'en conséquence ils constitueront toujours le socle de fonds de pension si ceux-ci devaient être décidés par notre pays. Mais au-delà, je dirais, de cette analyse à caractère personnel, ce qu'il me semble c'est que le problème de la retraite tel qu'il va se poser à notre pays, mériterait d'autres mesures plus structurelles que celles qui se limiteraient à constituer un fonds. Un fonds dont d'ailleurs l'alimentation pour l'instant n'est pas encore parfaitement déterminée. Nous savons tous, et je dirais que les Français également, qu'on ne pourra pas faire l'économie d'une réflexion de fond notamment sur l'avenir ou l'évolution que devront connaître les régimes spéciaux et également sur l'âge de la retraite. Savez-vous par exemple que les enfants nés en 1998, que 50 % des enfants qui naîtront en 1998, ont vocation à devenir centenaires ?

Gérard Bonos. - Qu'est-ce qu'on fait ?

Georges Jollès. - Qu'est-ce qu'on fait ? À partir de là, peut-on prendre sa retraite de plus en plus tôt et aller dans la vie vers un âge de plus en plus avancé ? Quand 50 % de la population sera centenaire pourra-t-on maintenir l'âge de la retraite entre 55 et 60 ans, tel que c'est le cas aujourd'hui ?

Anne-Marie Rocco. - Alors pour changer de sujet, le temps de travail maintenant, autre dossier lourd. Donc les négociations vont s'ouvrir prochainement dans votre branche qui est celle du textile. Est-ce que vous allez vous inspirer de l'accord signé dans la métallurgie et qui a été très décrié, notamment dans les rangs du gouvernement, ou est-ce que vous allez mettre d'autres propositions sur la table ?

Georges Jollès. - Je dirais que la préoccupation essentielle du textile, qui est l'une des professions les plus exposées à la concurrence internationale, c'est de préserver sa compétitivité. Autrement, il n'y a pas d'avenir pour l'emploi dans notre branche si cette compétitivité n'est pas conservée, n'est pas protégée. Et nous avons une contrainte, je dirais, supplémentaire par rapport à celles qui peuvent peser sur les autres branches industrielles à la suite de la loi sur les 35 heures, cette contrainte, c'est celle que va faire peser la création d'un double SMIC, certains SMIC mensuels. Ce qui entraînerait les entreprises à payer 39 heures pour 35 heures travaillées. Et ceci aura pour conséquence d'élever de 11 % le coût de production naturellement. Alors qu'on sait que les salariés du textile, de l'habillement et les industries de main-d'oeuvre en général, sont les plus exposés à la concurrence, donc les plus exposés au chômage.Et que tous les experts reconnaissent qu'il faudrait abaisser le coût du travail au bénéfice de ces salariés. Et là, nous sommes exposés, je dirais, à une conséquence exactement inverse : l'augmentation de nos coûts. Donc nous recherchons, à travers les négociations qui vont s'ouvrir lundi, les voies et moyens de limiter l'augmentation de ces coûts. Et pour limiter l'augmentation de ces coûts, eh bien, il faut naturellement que nous puissions mieux utiliser nos caisses de production, que nous puissions mieux utiliser l'accord de modulation du temps de travail que nous avons signé il y a 4 ou 5 ans de cela. Et que pour mieux l'utiliser, eh bien il faut disposer d'un contingent d'heures supplémentaires supérieur à ce qu'il est aujourd'hui. Et ceci est d'autant plus nécessaire que pour obtenir la signature de nos partenaires sociaux concernant l'accord de modulation signé il y a 5 ans, nous avions accepté, à cette époque, de réduire notre contingent d'heures supplémentaires de 130 heures à 90 heures. Aujourd'hui, compte tenu de la perspective des 35 heures, et bien il nous faut revenir sur cet accord et aller naturellement au-delà des 130 heures. Donc c'est la contrainte à laquelle nous avons à faire face. Mais contrainte qui vaut pour les entreprises comme elle vaut pour les salariés. Et comme la loi sur les 35 heures, celle qui a été votée au cours de l'année, a laissé - peut-être délibérément - de grandes zones d'ombre puisque le législateur a souhaité que ces zones d'ombre soient éclairées par les négociations qui prendraient place dans les branches et dans les entreprises. Eh bien, nous nous attelons, à travers cette négociation, à apporter un éclairage, a compléter et à proposer un dispositif, il est vrai, qui permettra de réduire la durée légale du travail à 35 heures comme le veut la loi, mais en faisant en sorte effectivement que la réduction de la durée effective soit moins importante. Et c'est la condition sine qua non pour éviter un alourdissement insupportable de nos coûts salariaux.

Michèle Lécluse. - À votre tour, comme l'UIMM avant, vous utilisez l'ARPE, c'est-à-dire les préretraités UNEDIC comme une sorte de carotte pour obtenir des signatures. Est-ce que vous n'êtes pas là en pleine contradiction quand par ailleurs vous demandez de reculer l'âge de la retraite ?

Georges Jollès. - Vous n'avez pas tort effectivement de rappeler qu'il peut y avoir une contradiction apparente entre le maintien de l'ARPE et la nécessité de s'interroger sur l'âge de la retraite. Si ce n'est que l'éventuel maintien de l'ARPE, puisque ce maintien n'est pas acquis - le conseil exécutif du CNPF n'a pas encore définitivement tranché -, certaines fédérations, dont la mienne, souhaiteraient effectivement que l'ARPE soit reconduite mais nous ne sommes pas décideurs. Nous proposons au CNPF, le conseil exécutif décide. Mais en tout état de cause, si cette reconduction était acceptée par notre conseil exécutif, eh bien cela aurait un effet limité dans le temps. Alors que la retraite à 60 ans, elle, était appelée, en tout cas lors de sa création, à être pérenne. L'ARPE en aucun cas, n'a vocation ou du moins ce dispositif à avoir un effet pérenne.

Martin Gouesse. - Selon certains syndicats devant l'arrivée des 35 heures en France, Benetton, un industriel italien, va fermer son site de production français…

Gérard Bonos. - A la Chapelle Saint-Luc près de Troyes.

Martin Gouesse. - … et la direction met en avant ce que vous avez dit le coût de production. Est-ce que vous vous attendiez à d'autres départs ?

Georges Jollès. - Je le crains. Et c'est aussi la raison pour laquelle j'estime qu'il faut conduire cette négociation, ou du moins il faut tenter d'arriver à un accord dans un espace temps relativement réduit parce que l'incertitude aura malheureusement des conséquences négatives sur les décisions d'implantation en production de la part des industriels, qu'ils soient Français ou étrangers. L'incertitude n'a jamais d'effets positifs pour l'emploi. Les entreprises aujourd'hui dans notre secteur ne savent pas ce que pourrait être leur coût de revient au-delà de l'année 1999. Que sera le double SMIC ? Comment pourront-ils gérer ou appliquer les 35 heures ? Quelles seront les conséquences en termes de coût ? Parce qu'il y aura une conséquence en termes de coût. D'ailleurs, l'accord UIMM auquel vous faisiez référence il y a quelques instants entraîne un surcroît de coût pour les entreprises. Le coût de l'accord UIMM n'est pas neutre pour les entreprises, n'est pas neutre au plan de l'emploi. Et cela n'a pas suffisamment été mis en exergue, cela représente un coût supplémentaire. Alors, certes plus limité qu'une application, je dirais, très stricte ou du moins dans l'esprit souhaité par Madame Notat ou par Madame Aubry, mais il n'empêche qu'il y a un coût. Et le même phénomène va être constaté au niveau du textile qui est une activité peut-être plus sensible encore que la métallurgie.

Gérard Bonos. - Alors restons justement sur le textile, Monsieur Jollès. Est-ce que vous avez néanmoins les moyens de vous battre justement face aux pays de l'Est puisque Benetton, qu'évoquait Martin Gouesse, a dit qu'il se délocaliserait dans les pays de l'Est ?

Georges Jollès. - Les moyens de lutter contre cette concurrence venant des pays à bas salaires sont connus. C'est jouer ou mieux exploiter nos compétences distinctives notamment en termes de créativité, en termes d'innovation technologique, bien sûr - et là nous sommes à la pointe, les industries françaises sont à la pointe -, l'industrie française du textile est la seconde, la plus performante du monde en fait, il faut le savoir. Mais pour exploiter ces compétences, faut-il encore disposer d'un cadre législatif et notamment en matière de droit du travail qui ne confisque pas le principal des effets que produisent effectivement cet effet de la recherche et de la créativité. C'est contre quoi, effectivement, j'essaie de préserver notre industrie. Et puis, également, que l'on dispose des moyens de souplesse qui permettent, dans le même temps, de s'adapter, de répondre en temps réel à la demande. Donc, on le voit, les arguments sur lesquels nous pouvons appuyer c'est technologie, créativité, souplesse. Nous savons que nous aurons toujours un coût de revient supérieur à ceux de nos concurrents des pays en voie de développement mais faut-il encore que ce coût ne représente pas un écart insupportable, un écart exorbitant.

Anne-Marie Rocco. - Vous parliez à l'instant de créativité, mais il se trouve justement que les produits français ont été attaqués en règle par toutes sortes de marques étrangères. Je pense par exemple à Calvin Klein, Zara et d'autres encore. Est-ce que néanmoins il n'y a pas un virage qui a été raté à un moment donné par cette industrie qui, effectivement, eh créative mais peut-être pas assez ?

Georges Jollès. - L'effort de créativité doit toujours être amplifié, ça je l'admets très volontiers. Je ne peux qu'encourager nos industriels à investir dans ce domaine comme dans le marketing. Mais nous avons également à prendre en compte un autre phénomène. Il fut un temps où la mode, la créativité étaient d'essence purement européenne, principalement d'ailleurs italienne et française, accessoirement anglaise. Aujourd'hui, la créativité devient un phénomène mondial, c'est-à-dire que tous les pays sont montés en puissance et ont acquis une sensibilité, une capacité à proposer des expressions qui répondent aux besoins des consommateurs. On l'a vu avec les États-Unis, vous le rappeliez bien sûr, mais on l'a vu également avec les Japonais. Et puis demain probablement avec les Russes. Donc la créativité n'est un plus un monopole européen et encore moins le monopole italien et français. Elle doit être partagée. Raison de plus d'ailleurs pour être extrêmement vigilant en ce qui concerne les autres paramètres de la compétitivité, à savoir nos coûts de revient.

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Gérard Bonos. - On reste sur les entreprises, Monsieur Jollès. Une question de Gérard Moati.

Gérard Moati. - Je voudrais aborder le dossier des charges sociales. Vous avez souligné que vous étiez particulièrement, en tant qu'industriel du textile, sensible à ce problème. Alors je voudrais savoir, vous êtes un petit peu, là encore, peut-être un peu coincé entre votre position d'industriel du textile qui aurait fortement intérêt à la baisse des charges sociales sur les bas salaires et la position du CNPF qui, naturellement est d'accord avec cette position-là, mais qui refuse d'une part le changement d'assiette des cotisations et d'autre part le transfert du coût de cette baisse des charges sur des salaires plus élevés. Alors, je voudrais savoir quelle est votre position dans ce débat ?

Georges Jollès. - Il n'y a pas de contradiction parce que je constate que la position de mes mandants, c'est à dire les industriels du textile, n'est pas différente de la position adoptée par les membres du conseil exécutif du CNPF, conseil représenté par l'ensemble des branches qu'elles soient industrielles ou de services. Sur le fond nous faisons exactement la même analyse. Il est nécessaire, urgent, et c'est pour le moment une excellente arme de lutte contre le chômage, que d'abaisser le coût du travail au bénéfice des faiblement qualifiés. Cela permettra de préserver les emplois dans les industries de main-d'oeuvre et puis de créer un grand nombre d'emplois dans les services. Mais le problème c'est comment, effectivement, financer cette baisse des charges ? En aucun cas nous estimons que cette baisse des charges doit être financée par une simple péréquation, par une sorte de jeu à somme nulle où on transférerait les charges des uns sur les autres. Parce que les conséquences négatives pour l'emploi dans les industries innovantes seraient également négatives. Ce serait de nature, d'ailleurs, à décourager les investissements dans ces industries et l'arrivée d'investisseurs étrangers. Donc nous y sommes opposés. Dans le même temps, nous constatons, et pour en revenir à la sécurité sociale et puis également à la gestion des dépenses publiques, que nous sommes le pays champion du monde en quelque sorte, ou pratiquement, pas tout à fait en tout cas, parce que je crois que nous sommes le deuxième à ce point de vue là, en tout cas des dépenses publiques et sociales…

Gérard Moati. - 54 % du PIB.

Georges Jollès. - 54 % du PIB, ce qui est considérable. Et que cela devrait conduire, d'ailleurs, à ce que cette réduction des charges pour les emplois faiblement qualifiés soit gagée sur des réductions, des économies dans le domaine des dépenses publiques et dans le domaine également de certaines dépenses sociales, dès lors que leur utilité n'est pas démontrée. Je vous rappelle ce qu'affirme le directeur de la sécurité sociale, à savoir 100 milliards de dépenses de santé pourrait être économisés puisque leur utilité n'est pas réelle.

Gérard Moati. - Oui, mais la baisse des charges, la baisse des dépenses, c'est un problème d'un peu plus long terme. En attendant, il est peut-être assez urgent de résoudre ce problème d'emploi de personnel non qualifié avec la baisse des charges. Alors il y a peut-être une solution transitoire que vous pourriez accepter ?

Georges Jollès. - Non. Non, je ne peux pas vous rejoindre effectivement dans cette analyse parce que ce qui est important, c'est l'emploi. Et d'une façon générale, l'emploi, au fond, c'est la conséquence de la croissance et la conséquence de la croissance est également en grande partie liée à la compétitivité globale d'un pays, c'est à dire État et entreprises. Et cette compétitivité globale du pays, en tout cas en France, est freinée et limitée par le poids des dépenses. Donc, si on veut résoudre le problème du chômage, puisqu'au fond c'est là la finalité - on n'abaisse pas les charges sociales pour le plaisir d'abaisser les charges sociales, ce n'est pas un cadeau fait aux entreprises, je dirais que c'est pour aider effectivement au maintien de l'emploi, pour préserver effectivement cet emploi -,donc si l'on veut effectivement créer de l'activité qui va créer de l'emploi, il faut donc, de manière générale, alourdir le poids effectivement des dépenses. C'est dont la priorité des priorités. Et tant qu'on retardera cette décision par des artifices, en faisant porter sur les uns au bénéfice des autres, eh bien, on ne s'attaquera pas au problème structurel tel que nous le rencontrons dans notre pays.

Anne-Marie Rocco. - Est-ce qu'on pourrait peut-être avoir un élément un peu concret pour éclairer ce débat ? Il se trouve que le gouvernement d'Alain Juppé avait instauré une baisse des charges spécifiques à votre secteur, celui du textile. Ces aides ont été jugées illégales par Bruxelles, c'est autre chose, mais disons, elles ont existé, elles ont été distribuées, quel en a été bilan en termes d'emploi ? Est-ce que maintenant avec le recul vous pouvez le dire ?

Georges Jollès. - Oui. C'est le meilleur exemple des effets positifs que peut entraîner la baisse des charges dans des entreprises ou pour des emplois aussi exposés que les nôtres. Je rappelle qu'avant la décision prise par Monsieur Juppé, nous constatons des pertes d'emplois à un rythme absolument insupportable de l'ordre de 1 % par mois, c'est-à-dire 10 % à 12 % par an. Voilà ce qu'était l'hémorragie d'emplois vécue dans nos branches, à savoir le textile, l'habillement, cuir et chaussures.

Gérard Bonos. - Et ça fait combien de salariés à peu près, en moyenne ?

Georges Jollès. - Au total, nous perdions 40 000 emplois par an ! 40 000 emplois par an ! Si Le plan Juppé est décidé. Oh, avec bien des réticences parce qu'il fallait convaincre nos interlocuteurs politique d'alors que ce plan qui consistait d'ailleurs en un abaissement des charges sociales au bénéfice de ces salariés, aurait des effets positifs. Et c'est la raison d'ailleurs pour laquelle le Premier ministre d'alors, toujours Monsieur Juppé, avait décidé que ce plan aurait une durée limitée : 18 mois. C'était donc un plan ou du moins un dispositif à caractère expérimental. Eh bien, nous sommes passés en 18 mois de 12 % de perte d'emplois par an à une relative stabilité. Alors, je ne sais pas si on a fait + 0,2 % ou - 0,2 %, mais en tout cas à une relative stabilité. Nous avons économisé en un an environ 40 000 emplois. Donc la démonstration a été faite. Ce plan n'a pas été maintenu pour les raisons que vous avez évoqué puisqu'il avait été condamné par Bruxelles. Mais ce que je remarque et ce que je regrette c'est que dans le même temps, il existe un dispositif, toujours mis en place par le précédent gouvernement, d'allégement des charges bénéficiant aux salaires allant jusqu'à 1,33 fois le SMIC. Ce dispositif a été réduit à 1,3 le SMIC alors qu'aujourd'hui ce même gouvernement admet qu'il faudrait nécessairement et prioritairement poursuivre, amplifier l'effort de réduction des charges au bénéfice des salariés faiblement qualifiés. Donc, je dis qu'il faut quand même être cohérent. Non seulement être cohérent mais constant.

Jean-François Couvrat. - Mais Monsieur, que valent les baisses de charges dans la compétition internationale si dans le même temps on perd du côté de la monnaie ? Est-ce que vous ne redoutez pas que demain que l'euro soit un peu fort ?

Georges Jollès. - Alors cela renvoie effectivement à une autre réflexion. Là, on dépasse et de loin le problème des charges sociales. Il est vrai que la compétitivité tient non seulement au coût du travail, mais elle tient également aux parités monétaires. Et que ces parités monétaires risqueraient d'évoluer dans les mois à avenir et notamment à la suite des sinistres financiers constatés en Asie du Sud-Est, également en Russie et puis plus récemment en Amérique du Sud. Et l'une de nos craintes, c'est que les États-Unis, pour ménager ou préserver une croissance positive ou du moins une évaluation positive de leur économie, eh bien, à leur tour, laissent filer leur monnaie. Ce qui aurait pour effet de renchérir l'euro et de réduire naturellement notre compétitivité. Dans cette hypothèse-là, il serait souhaitable que l'Europe, à son tour, abaisse ses taux d'intérêt pour éviter que nos emplois soient confrontés a cette concurrence qui deviendrait déloyale. Donc, je crois que l'une des priorités que l'on doit se fixer c'est d'avoir, certes, une monnaie forte mais une monnaie qui néanmoins a une parité compatible au plan économique avec la nécessité de préserver l'emploi.

Jean-François Couvrat. - Et vous êtes optimiste à ce sujet ?

Georges Jollès. - Oh oui. Je suis certain que le principe de réalité au plan européen va tout de même finir par s'imposer.

Michèle Lécluse. - Vous venez de dire que votre secteur a fortement bénéficié des baisses de charges mais ce sont des baisses de charges ciblées. Pourquoi, dès lors, le CNPF continue-t-il à demander des baisses de charges uniformes qui s'appliquent aussi bien au secteur qui n'en n'ont pas besoin, qui sont riches et aux secteurs qui ont beaucoup de main-d'oeuvre non qualifiée ?

Georges Jollès. - Pardonnez moi, mais le CNPF ne demande pas une baisse des charges uniforme. Parce que le CNPF recommande ou recommandera, qu'à l'avenir il y ait une franchise de quelques milliers de francs appliquée aux salaires et que les charges sociales ne s'appliquent pas en fait au montant faisant l'objet de la franchise. Cela bénéficiera naturellement de façon relative, de façon beaucoup plus forte aux basses rémunérations qu'aux rémunérations les plus élevées. Donc on voit que l'avantage ne sera pas proportionnel, mais il sera puissant sur les basses rémunérations et tout à fait relatif sur le reste de l'échelle des salaires. L'avantage d'un tel système c'est qu'on évite, effectivement, les effets de seuil parce que l'un des risques, d'ailleurs qui a été mis en exergue par certains syndicats et par certains spécialistes, est que dès lors où le salarié verrait sa rémunération augmentée et bien, il sortirait, si je puis dire, de la zone où le coût du travail est allégé et cela renchérirait d'autant son coût global et serait de nature à moins motiver l'entreprise pour l'augmenter. Donc, en appliquant le principe de la franchise, et bien on évite ce piège. Une franchise de 2 000, 3 000, 4 000 ou 5 000 francs de charges sociales appliquées à tous les salariés aurait le mérite d'avoir un effet très fort sur les salaires les moins élevés et un effet plus relatif sur l'autre échelle des salaires.

Gérard Moati. - Juste une petite remarque hâtive. Est-ce que ce n'est pas un système qui coûte quand même très très cher, puisqu'au fond c'est exactement le contraire de ce qu'envisage le gouvernement avec le transfert des charges sur les salaires plus élevés ? En faisant profiter tous les salaires de baisses de charges, est-ce que ce n'est pas un système qui coûte très très cher ? Et là, je voudrais bien savoir un peu votre vision du monde salarial français. Est-ce qu'au fond le problème des bas salaires, c'est un problème relativement minoritaire, je veux dire, une population spécifique sur laquelle il faut porter des efforts ciblés ? Ou bien, est-ce que ça concerne le tiers, la moitié des salariés français ?

Georges Jollès. - Je crois qu'il faut distinguer le problème spécifique posé aux bas salaires dont le coût en France est beaucoup trop élevé puisque nous sommes champions du monde, là encore, des prélèvements sociaux sur les salaires, donc là il y a une urgence. Et puis également, il y a une nécessité plus structurelle de réduire le coût du travail, justement, au bénéfice de l'ensemble des salariés. Dans des proportions moindres mais c'est tout de même une nécessité. Rappelez-vous ce que Monsieur Bonos nous disait au début de cet entretien, c'est-à-dire trois priorités : l'emploi, l'emploi et l'emploi. Alors si l'on veut effectivement répondre ou apporter des solutions à ces priorités, eh bien, il faut donc nécessairement faire en sorte que le coût du travail, en France, retrouve plus de compétitivité que celle qu'on lui connaît aujourd'hui. Alors c'est vrai que l'enveloppe globale nécessaire à la mise en oeuvre d'une telle réforme est importante et elle ne pourra être mise en oeuvre que étape par étape, donc étalée dans le temps. Je crois qu'aucun responsable économique, et notamment pas ceux du CNPF, ne caressent l'espoir que, du grand jour, la mesure soit appliquée d'une année sur l'autre, non. Ce que nous souhaitons, c'était que le processus soit amorcé et qu'en 2, 3, 4 ou 5 ans s'il le faut, eh bien que l'on puisse effectivement par des économies budgétaires financer un tel dispositif. Il s'agit, effectivement, d'une dépense globale de l'ordre de 80 à 100 milliards de francs, ce qui est tout à fait considérable et cela nécessiterait d'économiser chaque année 20 milliards de francs sur l'ensemble des dépenses publiques et sociales. Est-ce irréalisable dans notre pays que de réduire de 20 milliards de francs nos dépenses publiques et sociales ? Je ne le crois pas. Tous les autres pays européens ont pu le faire. Alors pourquoi pas nous ?

Michèle Lécluse. - Et cela parallèlement à la réforme de la taxe professionnelle ?

Georges Jollès. - Et cela parallèlement à la réforme de la taxe professionnelle qui était l'impôt le plus imbécile, rappelez-vous la déclaration politique. On a mis au fond 20 ans à se rendre compte que cet impôt était à contre-emploi.

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Anne Marie Rocco. - Alors, malgré tous les malheurs que vous décriviez tout à l'heure, les entreprises du textile avaient l'air, ces dernier mois, de retrouver le moral, notamment grâce à la reprise de la consommation en France. Compte-tenu de ce qui se passe en Asie, en Russie et ailleurs, est-ce que vous confirmer cette tendance ou est-ce que vous êtes obligé de réviser un petit peu différemment vos prévisions ?

Georges Jollès. - Nous avons eu une année 1997 et une année 1998, c'est à dire deux années excellentes. C'est vrai que la demande, à la fois en Asie mais également en Europe et puis à moindre degré en France, a permis de remplir les carnets de commandes et de maintenir une activité de bon niveau. Mais depuis quelques semaines, nous constatons que la demande étrangère, notamment en Asie du Sud-Est, se ralentit très fortement. Cela vaut d'ailleurs pas seulement pour ce continent, mais le même phénomène apparaît en Amérique du Sud et nous craignons également que nos exportations qui sont de moindre importance vers les États-Unis eh bien connaissent également à leur tour un ralentissement. Nous sommes une industrie qui est fortement exportatrice. Et qu'en conséquence si ce mouvement ou cette tendance se maintient, eh bien cela aura des conséquences naturellement sur l'activité de notre branche. Je ne crois pas que la consommation française, qui était tonique jusqu'à présent mais qui semble aujourd'hui évoluer en dents de scie, puisse à elle seule garantir un niveau d'activité suffisant.

Gérard Bonos. - Est-ce que vous croyez par exemple que l'arrivée de l'euro peut être un coup de fouet supplémentaire en fin de compte, à partir de l'année prochaine ? Les jeux sont faits déjà, selon vous ?

Georges Jollès. - En ce qui concerne l'année 1999, je crains qu'on ne puisse éviter de subir le contrecoup des crises telles qu'elles se sont révélées au plan mondial. Quant à l'euro, qui est effectivement une protection, et j'applaudis au principe de l'euro, faut-il encore, comme le rappelait votre confrère de La Tribune, que cette monnaie ne soit pas surévaluée. C'est-à-dire qu'à son tour, elle participe, je dirais, à nous retirer quelques points de compétitivité. Alors, j'espère que ce piège nous sera évité.

Gérard Bonos. - L'industriel que vous êtes estime que le dollar deviendrait dangereux à quel niveau de parité par exemple ? Parce que les 5,50 qui sont communément retenus, 5,50 francs pour 1 dollar faut, à en-dessous en zone rouge, au-dessus on peut s'en sortir.

Georges Jollès. - Eh bien, je dirais qu'à partir de 5,50 francs nous sommes déjà entrés dans la zone rouge, le dollar était entre 6,10 francs et 6,20 il y a encore quelques semaines de cela. Nous sommes aujourd'hui aux alentours de 5,60 francs. Donc il a perdu 10 % de sa valeur, ce qui est considérable. C'est donc une perte de compétitivité de 10 %. Ce n'est pas négligeable pour les produits que nous fabriquons. Et là nous sommes en zone rouge. Et ceci explique ailleurs, entre autres, les pertes de marché que nous constatons pour la filière. C'est lié également à l'effet dollar. Ce n'est pas seulement le ralentissement de la consommation sur ces marchés mais c'est lié également à l'effet dollar.

Michèle Lécluse. - Le CNPF annoncera en octobre tout à la fois sa réforme et présentera une plate-forme. Je voudrais savoir si cette plate-forme sera un habillage moderniste de vos revendications traditionnelles ou si vous allez faire oeuvre d'innovation et nous surprendre.

Gérard Bonos. - La question a au moins le mérite de la franchise.

Georges Jollès. - L'avenir le dira parce que ce serait prétentieux d'affirmer que les propositions comprises dans le projet du CNPF « En avant l'entreprise » seront de nature à vous surprendre, mais en tout cas, elles exprimeront les analyses et la volonté des agents économiques, des entreprises. Ce projet sera véritablement l'expression de la base entrepreneuriale. Et je crois que c'est la première que le CNPF se livrera à un tel exercice. C'est-à-dire qu'on part effectivement des forums régionaux, des ateliers, si je peux dire régionaux, on collecte cette information et les priorités exprimées par les entreprises de toutes tailles et principalement les petites et les moyennes. Puis, cela fera l'objet d'une expression, d'une synthèse qui sera révélée le 27 octobre octobre à Strasbourg.

Gérard Moati. - Oui, en ce qui concerne le CNPF il y a la plate-forme et puis il y avait la réforme. Alors, est-ce que ce n'est pas un peu un serpent de mer ? Parce que on a entendu parler de missions, d'études de réforme, il y a eu Jean-Louis Scherrer, je crois, qui avait été chargé de quelque chose comme ça, et puis de changement de nom. Alors, est-ce qu'on va révolutionner l'organisation même du CNPF ?

Georges Jollès. - Je ne crois pas que le CNPF ait jamais évoqué la nécessité d'une révolution mais plutôt d'une évolution. Au fond, quel est l'objectif que nous nous sommes fixé et les raisons pour lesquelles le président Ernest-Antoine Seillière a décidé d'élaborer ce grand projet ? C'est en consultant la base, en consultant les entrepreneurs, c'est de mieux définir ce que sont les missions que devraient remplir le CNPF. Ça c'est un point qui est pour nous fondamental. D'abord définir les missions. Et dès lors que ces missions sont définies, et bien construire, en tirer les conséquences au niveau de l'organisation même de la maison CNPF. Mais ce n'est jamais qu'une conséquence des choix des missions. Et puis, par ailleurs, le président Seillière a souhaité, et cela vaut d'ailleurs pour notre comité de réforme ainsi que pour le conseil exécutif, qu'à l'avenir les unions patronales soient également mieux représentées dans nos instances. C'est qu'il y ait, en parallèle, à la présence des grandes fédérations bien sûr, mais qu'il y ait également la présence des entreprises, des entrepreneurs au plan individuel est représentés par les régions, par leur union patronale. Donc c'est cela, en fait, les objectifs visés par la réforme du CNPF. C'est donc un ensemble qui me semble parfaitement cohérent et qui reçoit l'adhésion unanime de l'ensemble des responsables de cette organisation.

Michèle Lécluse. - Est-ce que la nomination d'un numéro deux au CNPF reste toujours d'actualité ?

Georges Jollès. - Je dirais que là c'est une décision qui relève du président du CNPF, de Monsieur Seillière, et le cas échéant d'ailleurs, d'un accord que devrait donner le conseil exécutif. Mais je peux vous le dire, que pour l'instant, ça ne fait pas l'objet de débat. Si Monsieur Seillière souhaite disposer à ses côtés d'un numéro deux, eh bien mon dieu, pourquoi pas. Il n'y a pas de raisons particulières pour que cela entraîne la moindre réflexion polémique. Nous le verrons quand il le décidera.

Gérard Bonos. - Monsieur Jollès, on arrive à la fin de cette émission. On a dit que les Français avaient recouvré peu à peu le moral. Est-ce que vous avez le sentiment que les chefs d'entreprise l'ont aussi ? Ou est-ce que, entre crise financière, 35 heures et autres dossiers, financement de sécu, ils commencent à être un peu plus dubitatifs ? En guise de conclusion ?

Georges Jollès. - Je dirais que les chefs d'entreprise, comme les Français, sont satisfaits d'avoir disposé d'un taux de croissance relativement important pour l'année 1998, souhaitent le maintien d'un taux de croissance le plus élève possible pour l'année 1999 bien qu'ils ont à l'esprit que ce taux de croissance, hélas, sera plus faible tout en espérant d'ailleurs qu'il soit au niveau prévu par Monsieur Strauss-Kahn, 2,7 %. Mais, je dirais que compte tenu de l'évolution de leur activité, de ce qu'ils constatent à l'étranger puisqu'ils sont amenés à se déplacer, ils estiment qu'il y a un risque que le taux de croissance 1999 soit peut-être un peu plus faible, peut-être aux alentours de 2,5 %. Ce qui n'est pas d'ailleurs un taux de croissance catastrophique, c'est quand même une croissance qui demeure tout de même à des niveaux satisfaisants.

Gérard Bonos. - Et créatrice d'emplois ?

Georges Jollès. - Et créatrice d'emplois. À un moindre degré. Donc les entrepreneurs français sont sereins. Ce qu'ils souhaiteraient, c'est que le gouvernement mette la France en situation à bénéficier de taux de croissance élevés et pérennes, c'est à dire sur des années. Que constate-t-on ? C'est que les Américains ont bénéficié d'une croissance forte pendant sept ans. Nous, nous disposons que d'une croissance forte pendant 1 an, 18 mois, 2 ans au maximum. Donc il faut améliorer la compétitivité globale du pays pour que l'on bénéficie d'un taux de croissance à niveau élevé et ce pendant des années. Et c'est le point de passage, je dirais, nécessaire pour réduire de façon structurelle le niveau de chômage qui est, chez nous, absolument insupportable. Je rappelle qu'en 1998, les entreprises du privé auront créé 271 000 emplois nets environ. Donc on voit que l'activité, la compétitivité, la croissance créent l'emploi et que c'est la solution la plus élégante et je dirais la plus efficace.

Gérard Bonos. - Georges Jollès, merci. Merci d'avoir accepté notre invitation.