Interview de M. Jacques Toubon, ministre de la justice, dans "Le Figaro" du 15 décembre 1995, sur les grandes lignes du projet de réforme de la détention provisoire.

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Le Figaro : Votre désir de réformer la détention provisoire peut-il être interprété comme une mise au pas de certains juges d’instruction qui auraient abusé de cette pratique lors de récentes affaires politico-judiciaires ?

Jacques Toubon : Bien avant que ne se développent les « affaires », j’ai toujours été de ceux qui pensent que la détention provisoire en matière de procédure pénale n’est pas suffisamment encadrée. Un progrès important a été fait en 1984 avec l’institution du débat contradictoire et, depuis lors, un certain nombre de modifications ont été introduites dont les dernières dans la réforme de la procédure pénale en 1993. Toutefois, il me paraît que le système actuel n’offre pas un degré de protection suffisant des droits individuels.

Le Figaro : En quoi consiste votre réforme ?

Jacques Toubon : J’ai prévu une action en deux temps. À terme, dans le cadre de la réforme du Code de procédure pénale pour laquelle j’ai demandé à Mme Michèle-Laure Rassat, professeur de droit pénal, de me faire des propositions d’ensemble avant la fin de l’année prochaine, il est vraisemblable que la procédure de la détention provisoire sera réexaminée. Nous verrons donc en 1997 si nous pouvons introduire des modifications à ce sujet.

Dans l’immédiat, il y a trois choses que nous pouvons faire, principalement en ce qui concerne les conditions dans lesquelles est décidée la détention provisoire. La première est de préciser la notion de trouble à l’ordre public.

Deuxièmement : prendre des dispositions permettant de limiter la durée des détentions provisoires excessives. Je propose de rendre obligatoire de motiver spécialement la prolongation d’une détention provisoire au-delà d’un an.

Troisièmement : réactiver le référé liberté qui a été très peu utilisé, pas plus d’une centaine de fois depuis qu’il a été instauré dans la nouvelle procédure pénale en 1993. Il a dû aboutir une dizaine de fois à la modification de la décision du juge d’instruction. Il faudra que le président de la chambre d’accusation ou le conseiller de cour d’appel qui le remplace – le magistrat, donc, qui statuera sur l’appel après la décision du juge d’instruction – puisse être saisi sur le fond de la décision de mandat de dépôt et pas seulement sur le caractère suspensif de l’appel.

La décision de mise sous mandat de dépôt pourra donc être immédiatement infirmée par lui. Il aura la possibilité de décider, s’il prend la décision de remettre en liberté la personne poursuivie, d’une mise sous contrôle judiciaire.

Le Figaro : Il n’y a donc, vous l’assurez, aucune volonté de votre part de s’en prendre aux juges d’instruction qui ont parfois utilisé la détention provisoire comme moyen de pression pour obtenir l’aveu, c’est-à-dire la preuve ?

Jacques Toubon : Non, il n’y a pas de mise au pas, cela n’a pas de sens. La loi actuelle, je le rappelle, n’autorise pas à utiliser la détention provisoire pour autre chose que pour des motifs précis. Je ne fais que rappeler, noir sur blanc, ce qui est dans la loi. Certains diront qu’il s’agit d’un coup d’épée dans l’eau. Non, car il est bon de rappeler et proclamer un certain nombre de principes qui guident l’action des magistrats. C’est le rôle du garde des Sceaux et du Parlement. Il appartient, ensuite, à la justice et à elle seule d’assurer l’application de la loi.

Le Figaro : Comment définir précisément cette notion de trouble à l’ordre public qui apparaîtra dans votre projet ?

Jacques Toubon : Il faut s’appuyer sur une notion habituelle en droit pénal, celle de la proportionnalité. La détention provisoire n’est justifiée que si le trouble à l’ordre public a été véritablement manifeste, important. Il faut donc essayer de définir ce trouble en prenant en compte trois paramètres : les circonstances dans lesquelles l’infraction a été commise, l’importance du préjudice qui a été subi, la réprobation que cette infraction a entraînée au sein de la société.

Dans le texte, nous proposons de ne retenir qu’un trouble exceptionnellement grave à l’ordre public pour justifier la mise en détention provisoire.

Le Figaro : Comment expliquez-vous le recours actuel, que vous estimez trop important, à la détention provisoire ?

Jacques Toubon : Je pense qu’il y a deux raisons à cela. La première, c’est que les magistrats veulent donner à leur décision un caractère exemplaire. C’est une vision de l’ordre public que je considère comme excessive. La seconde, c’est que beaucoup de ces affaires sont complexes soit en raison de la multiplicité des infractions reprochées à une même personne, soit en raison du grand nombre des prévenus. Le juge veut donc, à travers le placement sous mandat de dépôt, empêcher ces personnes de se concentrer entre elles. Sur ce point, beaucoup de magistrats ont le sentiment que le seul contrôle judiciaire reste platonique pour ce type de dossiers. Je pense pour ma part que le contrôle judiciaire dépend, trop souvent, de la bonne volonté de ceux qui y sont soumis et qu’il mérite d’être rendu plus crédible pour être une véritable alternative – restrictive de liberté – à la détention provisoire.

Nous sommes évidemment frappés par ces décisions de mise en détention qui concernent des personnalités politiques ou des chefs d’entreprises importantes. Mais il y a des prévenus qui ne sont pas aussi notoires, qui sont eux aussi écroués, et dont personne ne se préoccupe. Le texte que je vais présenter s’appliquera à tous. Il s’agit de mieux défendre la liberté individuelle, celle de chacun.

Le Figaro : La détention provisoire d’Alain Carignon a-t-il été, selon vous, abusive ?

Jacques Toubon : Il ne m’appartient pas d’en juger. Seuls le juge d’instruction et la chambre d’accusation pourraient répondre à cette question. Je dis seulement qu’il faut mettre en place des conditions légales plus restrictives pour la détention provisoire. Elles devront être suffisamment précises pour que le juge ait à répondre aux questions que pose la loi avant de prendre la décision.

Il est légitime que la décision la plus grave, à savoir la privation de liberté pour quelqu’un qui n’est pas condamné, qui est présumé innocent, soit strictement encadrée. Toute l’idée est de faire en sorte que la décision lourde de mise en détention provisoire soit prise au terme d’un examen minutieux et approfondi. C’est une mise en œuvre de la responsabilité du magistrat vis-à-vis de la loi.

Le Figaro : Est-ce à dire que les magistrats ont fait preuve d’irresponsabilité dans leur façon de conduire les affaires ?

Jacques Toubon : Dans l’ensemble, les magistrats instructeurs font correctement leur métier. Il ne faut pas généraliser à travers quelques cas d’espèce. Je suis seulement persuadé qu’il faut leur donner un cadre plus précis au sein duquel ils puissent évoluer. Le juge, dans certaines affaires médiatisées, travaille aujourd’hui sous la pression. Mettre à sa disposition un tel cadre légal, c’est aussi lui permettre de se protéger de cette pression et de décider en toute sérénité.

Le Figaro : Peut-on dire que votre texte annonce la fin du pouvoir discrétionnaire du juge en matière de détention provisoire ?

Jacques Toubon : N’exagérons rien : le pouvoir du juge n’est pas discrétionnaire aujourd’hui. En procédure, le débat contradictoire permet une contradiction.

La loi actuelle comporte aussi un certain nombre de limites et de conditions qui ne sont pas négligeables. Mais, en dehors du référé liberté qui fut une innovation en matière de procédure pénale, le législateur n’est pas allé assez loin. Lors de la discussion de la réforme de la procédure d’instruction, je m’en souviens, les parlementaires se sont attachés aux possibilités de recours. Il y a eu d’abord l’idée de création d’une juridiction de la détention provisoire. On a finalement abouti au référé liberté. On s’est, en revanche, très peu posé la question des conditions du mandat de dépôt. Il est donc temps de compléter le texte et de donner, par exemple au référé liberté, une effectivité qu’il n’a pas.

Le Figaro : Quelles sont les faiblesses du référé liberté, tel qu’il existe actuellement ?

Jacques Toubon : Le texte lui-même ne donne au président de la chambre d’accusation ou au conseiller le remplaçant que des pouvoirs assez restreints. La chambre d’accusation doit toujours se réunir pour statuer sur le fond même si l’appel a été déclaré suspensif par le président alors que, dans cette hypothèse, l’information de l’ordonnance de mise en détention du juge d’instruction est automatique. Je propose que la chambre d’accusation ne statue que dans les cas où son président envisage de confirmer la détention. Je pense que c’est un système qui permettra au juge d’appel, quelle que soit la révérence qu’il peut porter à son collègue de l’instruction, de mieux s’exprimer et de faire cesser plus vite la détention lorsqu’elle ne lui paraîtra pas justifiée (c’est le principe du référé : le président statue immédiatement).

Le Figaro : Parmi les alternatives à la détention provisoire, le recours à l’assignation sous surveillance électronique (ASE) – c’est-à-dire le moyen de surveiller à distance un prévenu grâce à un émetteur qu’il porte sur lui – est-il envisagé ?

Jacques Toubon : Je vais effectivement proposer que l’on introduise l’ASE dans le Code de procédure pénale afin qu’elle puisse être mise à disposition du juge d’instruction comme une formule pouvant être utilisée à l’encontre d’un mis en examen. Il pourra donc, si la loi est votée, choisir entre le contrôle judiciaire et l’ASE s’il ne veut ni maintenir en liberté purement et simplement, ni mettre en détention provisoire. Je proposerai que la même option s’offre au juge d’appel dans le cadre de la procédure de référé liberté. Pour cela, nous nous sommes bien sûr inspirés des travaux du rapport du sénateur Cabanel. Avec, toutefois, une différence : le rapport Cabanel ne proposait d’utiliser l’ASE que pour les fins de peine ou comme alternative aux courtes peines. Je crois qu’il est prématuré de créer ce nouveau dispositif comme modalité d’exécution des fins de peine. Un temps de réflexion est encore nécessaire.

L’application dans un premier temps de l’ASE, dans le cadre de la détention provisoire, est une bonne manière d’introduire cette innovation et de l’expérimenter. Dans un deuxième temps, nous verrons si nous pouvons insérer l’ASE dans le Code pénal comme une peine alternative ou dans le Code de procédure pénale comme une façon d’exécuter les fins de peine.

Cette formule me paraît moderne et garantie des libertés individuelles puisqu’elle ne pourra intervenir qu’avec l’accord des intéressés. Je crois qu’elle est bien adaptée à la position d’un mis en examen qu’on veut surveiller efficacement. Mais comme il s’agit aussi d’une forme de coercition, je demeure donc très prudent pour innover dans ce domaine.

Il ne faut pas en conséquence généraliser immédiatement cette innovation. Elle sera appliquée d’abord dans certains ressorts à la diligence des parquets. Nous pourrons ainsi voir comment elle fonctionne, comment elle est utilisée par les magistrats.

Le Figaro : Vous souhaitez mettre la France en accord avec la législation européenne des droits de l’homme. La France aurait-elle dépassé la cote d’alerte en matière de détention provisoire ?

Jacques Toubon : Absolument pas. Mais il est exact que nous avons, de-ci de-là, des détentions provisoires d’une durée qui dépasse manifestement le délai raisonnable, tel qu’il est apprécié par la Cour européenne des droits de l’homme. C’est pourquoi j’introduis dans mes propositions cette obligation de motiver une promulgation de détention au bout d’un an. Pour le reste, la France a vu diminuer fortement le nombre des détentions provisoires et la tendance est à la décroissance.

Le Figaro : Estimez-vous que la procédure inquisitoire puisse être, à terme, mise à mal par certaines pratiques récentes qui ont vu des instructions se dérouler davantage sur la place publique que dans le secret ?

Jacques Toubon : Personnellement – ce n’est que ma conviction personnelle –, je ne souhaite pas qu’on aboutisse à une procédure de type accusatoire et donc à la disparition du juge d’instruction. Mais pour cela il faut que notre type d’instruction soit irréprochable. Les comportements de quelques magistrats ont pu apparaître à certains comme outranciers. Mais il ne faut pas en conclure qu’une procédure accusatoire, c’est-à-dire uniquement conduite par l’accusation et par la défense, serait nécessairement une meilleure solution. Le risque d’injustice est considérable car le résultat final dépend en fait d’un rapport de forces. Dans notre procédure inquisitoire, le résultat dépend d’un magistrat indépendant et impartial. Le risque d’inégalité et de partis pris, inhérent à toute décision abusive est donc bien moindre.

Le Figaro : En définitive, admettez-le, vos mesures sont faites pour rassurer ceux qui avaient peur de l’émergence d’un « pouvoir des juges ».

Jacques Toubon : Certainement pas. C’est une tout autre question. Je me suis exprimé à plusieurs reprises : le juge a un mandat constitutionnel d’appliquer la loi, qu’il exerce au nom de l’État. Pour que ses décisions soient justes et incontestables, il faut qu’il soit indépendant des majorités politiques, des pressions d’où qu’elles viennent et de ses propres partis pris.

Quant à la loi relative à la détention provisoire, elle comporte un certain nombre de lacunes qui font que la liberté individuelle n’est pas suffisamment garantie. Mon objectif est de les combler, afin d’être en cohérence avec mon objectif majeur : la protection des droits de l’homme.