Texte intégral
Le Figaro : 12 novembre 1998
Le Figaro. - Comment expliquer le fait que la réforme de l'audiovisuel engagée par le gouvernement ait été autant modifiée et critiquée ?
Philippe DOUSTE-BLAZY. - Le gouvernement pensait pouvoir neutraliser la critique en offrant une partie du marché publicitaire des chaînes publiques aux chaînes privées tout en s’assurant le contrôle du système public.
Personne n'a été dupe de cette manipulation et, dans sa très grande sagesse, le Conseil d’Etat n’a pas hésité à dénoncer les risques de mainmise de l'Etat sur l’audiovisuel. Le gouvernement a dû aussitôt revoir sa copie pour ne pas s'exposer à la censure du Conseil constitutionnel. Reculades et multiples tergiversations ont été mises au crédit de mon successeur au ministère de la Culture.
Après seize mois d’incertitudes, la première partie de ce projet de loi est donc connue dans sa forme définitive. Je ne pense pas qu'ils parviennent, en l’état, au statut de loi sur l’audiovisuel.
L'opposition veillera au respect scrupuleux des libertés publiques et ne laissera personne modeler à sa guise le paysage audiovisuel français.
Le premier projet de loi présenté en février dernier en Conseil des ministres par Mme Trautmann qui prétendait redéfinir tout le cadre juridique de l'audiovisuel public et privé me semble avoir privilégié une approche trop théorique et trop idéologique. La réalité des faits en a eu raison et le repli du gouvernement sur un projet de loi concernant le seul audiovisuel public pouvait être pris comme un moindre mal.
Hélas, dans ce domaine, certains des choix retenus par le gouvernement se sont avérés mauvais pour la télévision publique. D’où des revirements successifs dont le dernier en date est l'abandon des nominations des dirigeants des chaînes publiques par le gouvernement et une contestation qui monte aussi bien de la part des professionnels (producteurs audiovisuels, producteurs de cinéma) que de membres éminents de l'actuelle majorité. Rarement un projet de loi aura été aussi contesté et ce avant même d'être examiné par le Parlement.
La conséquence de tous ces retards va peser sur l'avenir du secteur public. Des mesures telles que l’allongement à cinq ans du mandat des présidents de chaînes, la fusion de la Cinquième et de la Sept-Arte et le renforcement de France Télévision, mesures que j'avais proposé au Parlement il y a deux ans, ne seront pas adoptées dans le meilleur des cas, avant six mois.
Le Figaro. - Y a-t-il encore un risque que cette loi porte atteinte aux libertés publiques ?
Philippe DOUSTE-BLAZY. - Oui, car je n'ai jamais pensé qu'une superstructure administrative et technocratique était de nature à protéger les libertés individuelles surtout lorsqu'elle est soumise aux décisions politiques.
Depuis, 17 ans, il a existé dans notre pays un consensus pour confier la nomination des dirigeants des chaînes publiques à une autorité indépendante, aujourd'hui le Conseil Supérieur de l’Audiovisuel, afin d'éviter toute prise d'otage des chaînes de télévision publique par le parti au pouvoir. Depuis cette date, les alternances politiques ont été nombreuses, mais jamais, ni la droite, ni la gauche n’ont remis en cause ce principe, estimant que ces nominations par une autorité indépendante étaient une véritable garantie démocratique. Or, pour la première fois, le projet de loi présenté par le gouvernement actuel au Conseil d’Etat, remettait en cause ce principe, en redonnant à travers des combinaisons complexes et qui se voulaient autant de rideaux de fumée, la réalité des pouvoirs de domination des dirigeants des chaînes publiques au gouvernement.
Le Figaro. - Mais la réalité de l'intention du gouvernement n'était-elle pas essentiellement politique, pour ne pas dire partisane ?
Une telle décision de changement du mode de nomination des dirigeants de chaînes publiques ne peut être prise que par le premier ministre. Or cette orientation coïncide justement avec le moment où monsieur Jospin, en septembre dernier, s'est impliqué directement dans ce projet de loi.
Si cette mesure n’avait pas été censurée par le Conseil d’Etat, si vous me permettez l’expression, le « tour était joué » et les nominations en juin prochain, des présidents et directeurs généraux de France Télévision, France 2, France 3, la Cinquième et la Sept Arte, auraient été dans les mains de l’actuel gouvernement, avec des dirigeants mis en place pour cinq ans, soit de façon certaine jusqu’aux prochaines échéances présidentielles. On peut toujours arguer de sa bonne foi, mais le résultat aurait bien été celui-là et il est difficile de ne pas y voir un calcul politique.
Le Figaro. - L’audiovisuel public sortira-t-il affaibli ou renforcé par cette réforme ?
Philippe DOUSTE-BLAZY. - En constituant le holding France Télévision, le gouvernement emprunte son vocabulaire au capitalisme et à l’efficacité libérale, mais, dans la réalité des faits, ce holding n’est rien d’autre qu’un conglomérat nationalisé, financé par le contribuable et tenu soigneusement éloigné des avantages financiers du système concurrentiel, qui n’est pas sans appeler l’ancienne ORTF. Qui pourra remettre en question la politique d'un président de holding tout-puissant et inamovible pendant cinq ans si elle s'avérait désastreuse pour l'équilibre du groupe mais profitable à des intérêts politiques ? Certainement pas les téléspectateurs qui sont invités à payer leur redevance sans avoir les moyens de manifester leur mécontentement dans la mesure où une baisse des audiences n'aura aucun effet sur le revenu d'une télévision vivant désormais de crédits publics.
Le Figaro. -Enfermer un pan entier de notre système audiovisuel dans un carcan administratif hérité d'un autre temps me paraît extrêmement dangereux à une époque où le numérique et les nouvelles technologies de communication révolutionnent la circulation des images à l'échelle planétaire. Le gouvernement ne se trompe pas de loi, il se trompe tout simplement de siècle !
Le regroupement de toutes les chaînes publiques dans une même structure peut être source de lourdeur et d’inertie dans la décision et la gestion. Il va entraîner de façon certaine la Sept Arte et la Cinquième dans la convention collective de l'audiovisuel public, convention dont tout le monde s'accorde à dire qu’elle est trop lourde et trop datée.
En second lieu, et c'est le plus préoccupant, la question du financement des chaînes publiques ne semble pas du tout résolue. En effet, baisser la publicité sur les chaînes publiques est en soi une bonne chose, mais à la condition expresse de trouver un financement équivalent et durable à la perte de plus de deux milliards de francs de ressources pour ces chaînes.
Or je trouve tout à fait inconséquent de proposer aux députés de voter cette baisse des ressources publicitaires, sans apporter dans le même temps une réponse claire et incontestable sur le financement de cette mesure.
Renvoyer à des crédits budgétaires dont on sait, hélas, qu'ils peuvent être remis en cause chaque année par Bercy ne me semble en aucun cas une garantie.
Dès lors, je crains que seul deux scénarios soient possibles. Le premier passera, malgré toutes les dénégations du gouvernement, par des hausses répétées et fortes de la redevance, qui demeurera la seule ressource susceptible d'assurer la croissance des budgets de l'audiovisuel public, et une redevance à plus de mille francs risque d'arriver rapidement. Le scénario alternatif sera celui du déclin des chaînes publiques confrontées à une équation financière insoluble. Il conduira à la privatisation de France 2 ou d'une autre chaîne publique.
L’Express : 29 octobre 1998
L’Express
Que vous inspire la copie de votre successeur ?
Philippe DOUSTE-BLAZY. - Reconstituer l’ORTF n’est pas la meilleure façon de préparer l'avenir de notre secteur audiovisuel public à l'heure d'Internet et du satellite. Cette structure de pilotage et de contrôle contient un vrai risque de lourdeur de gestion administrative : la mise en place de deux structures de direction - un conseil de surveillance de 12 personnes et un directoire qui peut comprendre jusqu'à 7 personnes - entraînera inévitablement un allongement des procédures de décision et un enchevêtrement des responsabilités. Sans compter des conflits entre personnes qui peuvent gravement perturber le fonctionnement des entreprises, le président du conseil de surveillance et celui du directoire tirant leur légitimité d'autorités distinctes, le gouvernement pour le premier et le CSA pour le second. Mais il y a plus grave, car le projet de Lionel Jospin amène la reprise en main des nominations dans l'audiovisuel public par le gouvernement. Il y a là un risque de verrouillage politique. En effet, le président du conseil de surveillance sera nommé par ce même conseil, au sein duquel le gouvernement aura la majorité. Les dirigeants de France 2, de France 3, d’Arte et de la Cinquième seront aussi nommés par ce conseil que contrôlera la Rue de Varenne. Il ne restera qu'un seul dirigeant nommé par le CSA : le président du directoire - et encore, après avis du conseil de surveillance. Je suis troublé de voir que cette décision semble coïncider avec l'implication directe du Premier ministre dans l'élaboration de ce projet de loi et que les dirigeants de l'audiovisuel public, nommés dans les mois à venir A travers ce Meccano, seront en place lors de la prochaine élection présidentielle.
L’Express
Que pensez-vous, par ailleurs, du projet de baisse de la publicité sur France 2-France 3 ?
Philippe DOUSTE-BLAZY. - En politique, les bonnes intentions ne sont pas suffisantes. On voit bien que, contrairement aux annonces du gouvernement, la baisse de la publicité sur ces deux chaînes s'accompagnera soit d'une augmentation forte (5 %) et régulière - chaque année - de la redevance, soit d'une diminution des moyens financiers de ces chaînes, et donc d'un affaiblissement de celles-ci. Se posera dès lors le problème du pluralisme, puisque l'affaiblissement financier de France 2 conduira inéluctablement à la baisse de son audience et donc de celle de ses journaux d’information. Comment ne pas évoquer, du coup, le risque d'une privatisation de cette chaîne, ou d'une autre, pour retrouver des marges de manœuvre financières ? Je crains qu'en ce domaine Lionel Jospin ne nous entraîne bien involontairement vers cette issue, en pensant paradoxalement l’écarter.
L’Express
Quelle est votre position face au projet évoqué par Catherine Trautmann tendant à freiner les participations de groupes industriels, comme Vivendi ou Bouygues, dans l’audiovisuel ?
Philippe DOUSTE-BLAZY. - Pour garantir l'indépendance de l’information, je crois qu'il existe d'autres moyens que de se livrer à des gesticulations législatives qui conduisent à affaiblir les entreprises françaises du secteur audiovisuel, à un moment où l'internationalisation entraîne une concurrence très forte dans le secteur des médias. Quand on sait que, derrière, ce sont nos emplois, notre capacité à créer et à exporter nos films, nos programmes audio-visuels qui se jouent, vous comprendrez qu'on ne peut pas prendre le risque de jouer aux apprentis sorciers. D'autres moyens existent pour préserver l'indépendance de l’information. L'approche par trop idéologique ou partisane de toutes ces questions par Lionel Jospin est aujourd’hui, plus que jamais, une grave erreur.