Interview de M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur, dans "Le Nouvel Observateur" du 4 septembre 1997, sur le projet de réforme des lois Pasqua Debré sur l'immigration et la recherche d'un "consensus républicain" autour de la politique de l'immigration.

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Média : Le Nouvel Observateur

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Le Nouvel Observateur : Fallait-il ou non abroger les lois Pasqua-Debré ? Pourquoi avoir qualifié ce débat qui divise la gauche de « querelle sémantique » ?

Jean-Pierre Chevènement : Si nous nous étions contentés d’abroger purement et simplement les lois Pasqua-Debré, il n’y aurait pas aujourd’hui les avancées dont se réjouissent certaines associations : extension et codification du droit d’asile, pleine reconnaissance du droit de vivre en famille, séjour facilité aux étudiants, aux scientifiques, assouplissement des visas, doit des vieux travailleurs, etc.

Le Nouvel Observateur : Vous jouez sur les mots. Vous dites : on n’abroge pas, mais on change tout ou presque. Pourquoi n’avoir pas dit : on abroge, mais on garde ce qui n’est pas contestable ?

Jean-Pierre Chevènement : C’est précisément ce que j’appelle une querelle sémantique. Quand un texte en remplace un autre, on fait mieux qu’abroger. Les engagement pris par Lionel Jospin et par le programme socialiste sont intégralement tenus. J’ajoute que le projet de loi sur l’entrée et le séjour des étrangers ne représente qu’une toute petite partie des recommandations du rapport Weil. L’application de celui-ci requiert la mobilisation de bien d’autres ministères : Affaires étrangères pour les visas et le co-développement, Justice pour le retour au droit du sol dans l’acquisition de la nationalité française, Emploi et Solidarité pour l’accueil, l’intégration, et la lutte contre le travail clandestin, etc. Il faut cesser de faire de l’immigration un terrain d’affrontement entre la gauche et la droite républicaine. Ce n’est l’intérêt ni de la France, ni des immigrés qui n’ont pas à être pris en otage de nos querelles.

L’objectif du Gouvernement, c’est de stabiliser les immigrés établis en France et d’intégrer ceux qui le souhaitent à la République. Notre objectif stratégique, c’est d’arriver à un consensus républicain sur ce sujet qui empoisonne depuis trop longtemps la vie politique nationale. Il n’y a pas un seul grand pays où l’immigration tienne une telle place dans le débat public. C’est un débat pourri. Il faut en sortir. Plutôt que de céder à la facilité polémique, je fais des propositions raisonnables, allant même parfois au-delà du rapport Weil, comme par exemple, la suppression du certificat d’hébergement, qui n’est d’aucun intérêt pour le contrôle de l’immigration mais peut donner lieu à des pratiques discriminatoires selon les communes.

Le Nouvel Observateur : N’êtes-vous pas gêné d’être approuvé bruyamment par la droite ?

Jean-Pierre Chevènement : L’approbation d’un parlementaire comme Pierre Mazeaud, par exemple ne saurait me gêner. Sur l’immigration, la droite ne courra jamais plus vite que l’extrême droite. Les plus intelligents le comprendront et chercheront plutôt à se définir par rapport à l’intérêt de la France, selon, naturellement, l’idée qu’ils s’en font.

Le Nouvel Observateur : Aujourd’hui, le débat a surtout lieu au sein de la gauche. Un certain nombre d’associations reprochent à votre projet de conserver la logique des lois Pasqua-Debré, de ne pas revenir au principe du droit de séjour qui était l’esprit même de la loi de 1984. Que leur répondez-vous ?

Jean-Pierre Chevènement : Le droit de séjour à travers la carte de résident de dix ans a été accordé par la loi de mai 1984, votée alors à l’unanimité. Non seulement, il n’y a pas régression, mais il y a progrès, puisque la condition d’entrée régulière disparaît. S’il s’agit de supprimer tous les contrôles à l’entrée du territoire national, c’est évidemment une autre affaire. Aucune formation de l’actuelle majorité, ni le PC, ni les Verts, ni le PS, ni le MDC, ni le PRS, n’a proposé de supprimer le contrôle des flux migratoires, compte tenu de la situation sociale en France et des déséquilibres du monde. Comme l’a dit Lionel Jospin, « tout État décide naturellement dans quelles conditions les étrangers entrent et restent sur son territoire ». Telle est aussi ma philosophie. Il n’y a pas de politique qui vaille, en aucun domaine, qui ne se place d’abord du point de vue des intérêts de la République. Il ne faut donc pas faire au gouvernement des procès injustifiés.

Le Nouvel Observateur : Vous pensez à ceux qui, notamment dans les associations, rêvent de frontières ouvertes, même s’ils ne l’affichent pas toujours clairement !

Jean-Pierre Chevènement : Certains considèrent qu’on ferait un grand progrès en supprimant toute espèce de contrôle aux frontières. C’est une thèse libérale, mais ce ne serait pas un service rendu à la République que d’accroître le nombre des chômeurs en Seine-Saint-Denis ou ailleurs. Il est normal, dès lors qu’on assouplit les conditions d’entrée sur le territoire national, de prendre des dispositions pour que la loi puisse s’appliquer. Une loi qui ne s’applique pas se discrédite elle-même.

Le Nouvel Observateur : La gauche a traditionnellement tendance à privilégier les droits de l’individu face aux droits des États. Pensez-vous qu’elle doive évoluer sur ce point ?

Jean-Pierre Chevènement : Oui. Les droits de l’homme ne peuvent exister indépendamment des droits du citoyen. Ils ne peuvent être garantis que par des États de droit. L’humanité est une catégorie éthique. Elle n’est pas une catégorie politique : les hommes se reconnaissent dans une appartenance nationale. La reconnaissance des nations est la base d’un internationalisme véritable fondé sur le droit des peuples et pas seulement sur les droits individuels. Les problèmes du Sud se résoudront au Sud, par la construction d’États sans lesquels il ne peut y avoir de développement. Inversement, les citoyens français sont responsables de l’avenir de la France. Les étrangers non.

Le Nouvel Observateur : N’est-ce pas nourrir l’argumentation du Front national ?

Jean-Pierre Chevènement : C’est le contraire qui est vrai. Vous nourrissez l’extrême droite si vous lui abandonnez le terrain de la nation. Il faut lui opposer une conception républicaine de la France ou Français et étrangers en situation régulière ont exactement les mêmes droits sociaux.

Le Nouvel Observateur : Votre projet se situe dans le cadre des ordonnances de 1945. Pourquoi n’avoir pas entrepris, comme certains l’espéraient à gauche, une refonte totale de la législation ?

Jean-Pierre Chevènement : Telle n’a pas été l’approche de Patrick Weil. Refaire l’ordonnance de 1945 eût été un travail de Titan. Il eut fallu être Portalis qui rédigea le code civil. Mais le Gouvernement entreprendra la codification du droit des étrangers sous la forme d’un texte clair et lisible.

Le Nouvel Observateur : Venons-en aux critiques des associations, notamment sur le maintien de la toute-puissance de l’administration. Comment peut-on être sûr, disent-elles, que les mêmes fonctionnaires qui seront amenés à apprécier les mêmes situations arbitreront dans un autre esprit ?

Jean-Pierre Chevènement : Les fonctionnaires obéissent aux lois. Les lois sont modifiées : elles seront appliquées. Si un étranger estime qu’elles ne le sont pas, il peut introduire un recours devant un juge. Nous sommes dans un État de droit.

Le Nouvel Observateur : Autre critique : pourquoi maintenir la double peine ?

Jean-Pierre Chevènement : Formulation excessivement polémique… Un Français, encore une fois, a des devoirs particuliers vis-à-vis de la France. Il a la responsabilité de la pérennité de la République et de ses lois. Un étranger qui vit en France peut être amené à repartir un jour. Il n’a pas les mêmes responsabilités. À partir du moment où il demande l’hospitalité de notre pays, il doit d’autant plus respecter ses lois. Précisons que ce qu’on appelle « l’interdiction du territoire » ne s’applique qu’à des délits très graves et exclut quiconque a ses attaches en France. Notre droit des étrangers est très libéral. Il est normal que chaque nation défende ses intérêts légitimes à commencer par la paix publique.

Le Nouvel Observateur : Selon certaines associations, votre projet ne tient pas compte des conditions restrictives contenues dans le rapport Weil en ce qui concerne les expulsions…

Jean-Pierre Chevènement : C’est faux. L’interdiction du territoire français n’est pas applicable aux condamnés étrangers pères ou mères d’enfants français, ou bien mariés depuis au moins un an avec un conjoint de nationalité française, ou bien résidant en France depuis l’âge de 10 ans, ou bien résidant en France depuis plus de quinze ans, ou bien encore frappé d’une incapacité égale ou supérieure à 20 %.

Le Nouvel Observateur : Autre critique : l’allongement de la durée de rétention…

Jean-Pierre Chevènement : Jusqu’ici, le délai de rétention était de dix jours. Mais cette durée se révèle insuffisante pour établir l’identité des personnes qui, d’ailleurs, y font souvent obstacle. Le taux de reconduite à la frontière d’étrangers en situation irrégulière ou frappés d’une interdiction du territoire est inférieur à 50 %. Dès lors qu’on facilite l’entrée, il faut aussi rendre les reconduites effectives. C’est la raison pour laquelle le projet propose d’allonger ce délai à quatorze jours, mais en augmentant aussi les possibilités de recours pour les étrangers concernés. Il faut le savoir : en Allemagne, la durée de rétention administrative peut aller jusqu’à six mois, avec prolongation possible de douze mois ; en Grande-Bretagne, pays considéré comme la patrie des libertés individuelles, la durée de rétention d’étrangers en situation irrégulière peut-être illimitée, de même qu’en Suède. L’Italie va instituer un délai de rétention d’un mois. Je ne vois pas en quoi un délai de rétention de quatorze jours pour un étranger en situation irrégulière serait considéré comme attentatoire à la personne humaine alors qu’un juge d’instruction peut mettre un citoyen en détention provisoire pour plusieurs mois.

Le Nouvel Observateur : Avant de vous approuver, une partie de la droite avait émis des craintes concernant l’augmentation d’une immigration d’ayants-droits au détriment d’une immigration de travail qui ne représente plus que 15 % du total. Que répondez-vous à cet argument ?

Jean-Pierre Chevènement : Ce sont pour l’essentiel des conjoints ou des familles de Français ou d’étrangers en situation régulière, des réfugiés politiques, des étudiants. Dans cette affaire, il faut raison garder. La France a toujours été un pays d’immigration. C’est le pays mole de la francophonie. C’est un pôle intellectuel et culturel à vocation mondiale. Quatre-vingt-cinq millions d’étrangers entrent et sortent de France chaque année. Il serait suicidaire pour la France de se retrancher du monde. Il faut faire confiance à la France et cesser de cultiver une sorte de masochisme national. Certains considèrent que la France ne mérite plus d’être défendue. Nous avons, au contraire, le souci de caréner la République pour le XXIe siècle. Croyez que j’y ai beaucoup réfléchi. Où est l’intérêt de la République ? Vers quel monde allons-nous ? Notre réponse consiste à vouloir intégrer les étrangers qui sont sur notre sol, à maîtriser les flux migratoires en restant fidèles à notre tradition d’ouverture et d’accueil, à mettre l’accent sur le codéveloppement avec tant de pays qui nous restent proches.

Le Nouvel Observateur : Au fond, ce que vous demandez à une partie de la gauche, c’est de faire sa révolution culturelle ?

Jean-Pierre Chevènement : À la droite et à la gauche ! La droite doit accepter la réalité d’un flux normal d’immigration et cesser d’entretenir sur ce sujet des fantasmes préjudiciables aux intérêts de la France. Quant à la gauche, une partie d’entre elle est déboussolée. Elle a jeté aux orties son paquetage idéologique, non seulement socialiste mais même républicain. Alors, il ne reste plus à certains, pour sauver leur âme ou peut-être ou peut-être pour « faire la différence », que la défense de l’immigré en situation irrégulière. Je voudrais les convaincre que ce n’est pas une voie d’avenir pour assurer le succès de la gauche, à mes yeux, inséparable de l’avenir de la France. Il y a place, en matière d’immigration pour une politique à la fois généreuse et ferme. Mais il faut pour cela retrouver confiance dans la France et dans la République.