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La Une : François Hollande, la dissolution semble avoir eu pour objectif de contenir le Front national. Si les élections avaient eu lieu en 1998, les choses auraient-elles été différentes ?
François Hollande : Je ne suis pas sûr. C’est un des arguments que Jacques Chirac avait utilisé pour justifier la dissolution, en prétendant qu’elle aurait plutôt des effets d’endiguement du Front national. Pourtant, celui-ci a fait son plus bon score depuis les élections législatives de 1986. En fait, l’influence du Front national se nourrit d’abord de causes qui sont à la fois psychologiques, mais aussi économiques et sociales, sur lesquelles il faut agir.
La Une : Est-ce que le PS était prêt ?
François Hollande : Je crois qu’en politique, on est à la fois toujours prêt et jamais prêt. Nul n’ignore qu’en toutes circonstances, des initiatives peuvent être prises par le président de la République, notamment une dissolution, et celle-ci était évoquée rituellement. Dans ces conditions, le Parti socialiste s’était organisé pour désigner ses candidats dès janvier 1997 et aussi pour mener un travail de réflexion en réunissant trois conventions – une sur l’Europe, une sur la démocratie et une sur la politique économique et sociale. Nous étions donc prêts.
En même temps, on n’est jamais tout à fait prêt, parce que la réalité évolue, et qu’on ne la maîtrise pas toujours. C’est pour cela que notamment Lionel Jospin a souhaité qu’il y ait un audit, une évaluation de la situation économique et sociale, de façon à ce que le pays puisse savoir d’où l’on part et vers où on veut aller. Cette évaluation précise permettra de mieux rythmer notre action et de ne pas laisser croire qu’il serait possible de faire tout, tout de suite.
La Une : Votre chance, c’est finalement d’avoir réussi à convaincre des Français qui sont aujourd’hui dans la difficulté et qui souhaitaient un changement. Mais votre problème est que vous n’avez pas mobilisé les « forces vives » du pays, qui là sont plus réservées vis-à-vis de votre programme ?
François Hollande : Il faut d’un côté répondre aux exigences sociales, qui révèlent des situations difficiles pour un grand nombre de nos compatriotes et, d’un autre côté, il faut stimuler l’activité économique. On ne fera pas de politique sociale sans croissance et, en même temps, c’est ce qui fait la singularité même de notre démarche, on ne fera pas de croissance économique s’il n’y a pas un soutien de la consommation qui passe par une politique sociale. D’ailleurs, les premières mesures qui ont été prises, à savoir l’augmentation de l’allocation de rentrée scolaire et l’augmentation du SMIC, vont dans le sens du soutien à l’économie, même si le patronat ne partage pas notre vision. Ce dernier devrait pourtant comprendre que s’il n’y a pas d’investissement aujourd’hui, ce n’est pas à cause des taux d’intérêt, qui sont beaucoup plus faibles qu’ils n’étaient il y a quelques années, ce n’est pas à cause de l’absence de profits, car si l’on regarde les derniers chiffres de l’INSEE, on s’aperçoit que la part des profits dans la valeur ajoutée n’a jamais été aussi élevée.
S’il n’y a pas d’investissement, c’est surtout parce qu’il n’y a pas de dynamisme du marché intérieur, car l’exportation connaît une vive progression. Il faut donc bien que l’activité reparte à travers une augmentation de la consommation intérieure. On l’a dit durant la campagne et ce n’était pas un propos électoral, mais profondément une analyse qui n’a pas disparu aujourd’hui.
La Une : Est-ce qu’il n’y a pas un fantastique effet de levier en France sur une politique favorisant les entrepreneurs, que la droite n’a pas su en réalité mettre en œuvre ?
François Hollande : Tout à fait. La demande joue à nos yeux un rôle très important dans la phase conjoncturelle que je viens de décrire mais, en même temps, l’offre doit toujours être stimulée. Il faut favoriser le progrès technologique, l’innovation et l’investissement.
Comment l’État peut-il le faire ? Beaucoup de ces décisions sont prises au sein des entreprises et n’appartiennent pas au domaine précis d’intervention de l’État. L’État peut néanmoins jouer un rôle dans ce domaine, tout d’abord par le biais de l’aide à la recherche, ensuite en favorisant le capital-risque, qui n’a dans notre pays jamais été véritablement organisé. De même, il faut que tous les mécanismes de création d’entreprises soient simplifiés. Enfin, il faut que l’on distingue le statut de l’entreprise de celui de l’entrepreneur : je veux dire par là que l’entrepreneur ne doit pas être découragé ; en revanche, il est normal que l’entreprise, si elle fait des profits importants, participe à l’effort collectif.
Il faut arriver à ce que l’entreprise soit appelée à la solidarité sans que l’entrepreneur devienne la cible de toutes les mesures fiscales ou sociales qui sont prises par les pouvoirs publics.
La Une : Il y a aujourd’hui une grande mobilité des capitaux et des hommes, notamment des cadres supérieurs. Est-ce que cette fuite des capitaux ou des cerveaux n’est pas un danger important pour la France aujourd’hui ? Et auquel cas, pensez-vous que la classe politique en soit consciente ?
François Hollande : Le niveau des prélèvements obligatoires est important, notamment parce qu’il a crû ces quatre dernières années sous les gouvernements de droite, puisque tous les impôts ont été augmentés, de la TVA à l’impôt sur les sociétés.
Nous avons dit que nous ne voulions pas encore alourdir la pression fiscale. Ces prélèvements sont très mal conçus, parce qu’ils sont essentiellement le fait de la fiscalité indirecte, qui freine un certain nombre d’activités économiques – on voit d’ailleurs bien combien la TVA a du mal à rentrer dans les caisses de l’État.
Ensuite, ces impôts touchent beaucoup plus le travail que le capital. Il faut donc essayer de corriger ces deux déséquilibres : celui de la fiscalité indirecte par rapport à la fiscalité directe et celui de la fiscalité sur le travail par rapport à celle du capital.
On a beaucoup exagéré la fuite des capitaux. Les taux de prélèvement sur les produits financiers sont parmi les plus faibles d’Europe.
En revanche, il y a pour certaines catégories de salariés, notamment ceux qui travaillent dans le système bancaire ou financier, une attraction très forte pour la place de Londres. Le gouvernement britannique l’a bien appréhendé, puisqu’il va fiscaliser d’avantage le revenu. Il va instaurer une taxe spécifique sur les sociétés privatisées afin de financer un programme d’emplois pour des jeunes : vous voyez, quelques fois, ils vont même plus loin que nous, puisque nous n’avons pas instauré une telle taxe… Mais, en matière d’impôts sur le revenu, ils ont pris conscience qu’il fallait peut-être réparer les erreurs de Madame Thatcher et de Monsieur Major, c’est-à-dire avoir une fiscalité qui appréhende d’avantage les revenus, ce qui évite par ailleurs les phénomènes que vous venez de décrire.
La Une : Mais le taux de charges sociales en Grande-Bretagne est incomparable avec celui de la France, puisqu’il est beaucoup plus faible…
François Hollande : Certes, mais avec ce que cela a comme conséquences, et il faut que chacun le mesure, sur la protection sociale anglaise qui s’est beaucoup dégradée ces dernières années. Il y a eu deux fonctions collectives qui ont été très atteintes par les gouvernements conservateurs britanniques : l’éducation et la santé. Tony Blair a d’ailleurs été élu sur ces deux priorités-là.
Pour notre part, nous devons maintenir un équilibre, c’est-à-dire que l’on veut qu’il y ait à la fois du dynamisme économique et que notre modèle social soit préservé.
La Une : Est-ce qu’une des pistes ne serait pas de faire un statut pour les petites entreprises ? Y compris sur l’impôt sur les sociétés ou sur la législation sociale ?
François Hollande : Il faut être très soucieux des petites et moyennes entreprises, d’abord parce que c’est là qu’il y a les créations d’emploi les plus importantes et que c’est grâce à elles que le tissu local est préservé.
Il faut que le Gouvernement adapte ses dispositifs selon la taille des entreprises, sans pour autant créer une zone de non-droit en matière sociale. Il faut faire attention que l’absence de syndicats et de dialogue social n’aboutissent pas à mettre les salariés de ces entreprises en dehors des zones de progrès social. Il faut donc à la fois favoriser l’emploi et faire que les PME donnent à leurs salariés une perspective sociale.
La Une : Le problème des politiques est d’être souvent complètement coupés des petits agents économiques…
François Hollande : C’est vrai que l’organisation du patronat ressemble souvent plus à une fédération des grandes entreprises que des petites. Nous avons heureusement des contacts dans nos circonscriptions avec les chefs d’entreprise qui nous permettent de nuancer les jugements que l’on entend souvent dans le patronat français. Par exemple, beaucoup de petites entreprises du bâtiment sont plus sensibles à notre discours lorsqu’on évoque la reprise de la consommation et les aides spécifiques au logement que les grandes entreprises.
De même, la petite entreprise est beaucoup plus soucieuse de la rapidité avec laquelle l’État ou les collectivités locales payent leurs fournisseurs, alors que la grande entreprise a de plus grandes facilités de trésorerie. Enfin, les PME sont beaucoup plus sensibles au discours sur les banques et le capital-risque que les grandes.
La Une : La droite n’a pas fait de politique favorable à ces entrepreneurs de terrain…
François Hollande : Non, parce qu’elle a sans doute trop écouté le discours patronal classique.
La Une : Vous dites donc : pas d’augmentation des prélèvements obligatoires, mais il n’y aura pas de baisse non plus. La baisse de l’impôt sur le revenu qu’Alain Juppé avait décidé, vous revenez dessus…
François Hollande : Une partie des classes moyennes sera heureuse de voir que la TVA pourra baisser demain, que les cotisations sociales auront moins de place et que la CSG, qui touche les revenus du capital, aura plus d’importance. De même, nous allons essayer de réfléchir à une réforme de la fiscalité locale qui les frappe assez durement. Ce qui était prévu par le dispositif Juppé, c’était la baisse de l’impôt sur le revenu des très hauts salariés et on a tout avantage à avoir une réforme de l’impôt sur le revenu qui essaye d’éviter qu’il y ait des pertes de ressources pour l’État, notamment à travers la multiplication des dispositifs dérogatoires, d’exonération et d’abattements que l’on a connu pour les DOM-TOM, pour les navires de commerce, pour les emplois familiaux, etc., ce qui crée une distorsion entre ceux qui ne peuvent pas bénéficier de ces mécanismes-là et sont fiscalisés sur l’ensemble de leurs revenus salariaux, et les autres qui bénéficient de déductions importantes de leur impôt sur le revenu.
La Une : Vous allez aussi revenir sur les emplois familiaux ?
François Hollande : Nous avions nous-mêmes créé un mécanisme, avec Martine Aubry, mais il était plafonné. Là, il est possible de réduire son impôt sur le revenu de 45 000 francs, ce qui touche des catégories de personnes qui ne sont pas spécialement défavorisées.
La Une : Le Parti socialiste est souvent présenté comme le moins évolué par rapport à ses homologues européens, comme ayant encore, par exemple, un dogme en matière de privatisations…
François Hollande : Ce qui nous importe, c’est de définir la meilleure politique pour la France. Chacun doit adapter ses objectifs politiques par rapport à sa propre réalité. En France, il existe notamment une tradition de service public et d’intervention de l’État. Quant à nos engagements européens, il faut, comme l’a dit Lionel Jospin, « faire l’Europe sans défaire la France ».
La Une : Quel bilan tirez-vous du sommet d’Amsterdam ?
François Hollande : À Amsterdam, il y a eu des progrès incontestables, car si le Gouvernement n’avait pas poussé pour que l’emploi soit de nouveau mis dans la discussion, on aurait approuvé le pacte de stabilité et rien d’autre.
La Une : Pourtant, ce ne sont que des déclarations de principe très floues…
François Hollande : On ne pouvait pas imaginer qu’en une seule négociation de quelques jours, il soit possible de régler tous les problèmes liés au chômage dans la Communauté européenne. C’est la raison pour laquelle il doit y avoir en novembre 1997, à Luxembourg, un nouveau sommet sur les questions de l’emploi. Là où nous avons une vraie difficulté avec nos partenaires, c’est qu’une bonne part de ceux qui gouvernent dans les pays européens ne sont pas convaincus qu’il faudrait faire plus que la simple stimulation du marché. Conscients de cette incompréhension, je l’espère provisoire, nous allons, au Parti socialiste, établir un texte préparatoire à cette rencontre de Luxembourg et nous enverrons des responsables socialistes dans toutes les capitales européennes pour rentrer en contact avec les partis socialistes ou sociaux-démocrates, débattre avec eux et leur exposer nos solutions.
La Une : Eu égard à la situation de l’immigration, la circulaire concernant les sans-papiers, n’est-elle pas une erreur ?
François Hollande : C’était une nécessité, dès lors que tout le monde reconnaissait qu’il y avait des personnes qui n’étaient ni expulsables, ni régularisables.
La Une : Mais cette circulaire est très généreuse…
François Hollande : Non, car des critères simples ont été fixés. Premièrement, des critères familiaux, lorsque vous avez des enfants qui sont nés en France ou lorsque votre conjoint est Français.
Deuxièmement, des critères de santé, lorsque vous êtes soigné en France, on ne peut pas vous expulser au risque de vous faire perdre la vie.
Troisièmement, le critère des études, qui est un critère important parce qu’à cause de certaines dispositions idiotement sévères, beaucoup d’étudiants de pays étrangers vont ailleurs, notamment aux États-Unis. Ce qui est important pour un pays comme la France, c’est de diffuser sa culture et sa langue et d’accueillir des gens qui ensuite prendront des responsabilités dans leur propre pays et pourront nourrir des échanges économiques avec nous.
La Une : C’est pourtant un texte qui n’est pas très juridique, puisque les critères fixés sont très flous…
François Hollande : C’est au préfet d’apprécier s’il y a eu intégration ou pas, en fonction du mode de vie, de la manière dont les enfants sont scolarisés ou du fait que l’on ait du travail ou pas. Toutefois, c’est une circulaire qui ne vise pas à durer, puisqu’il va y avoir une loi qui réformera les lois Pasqua.
On cherche pour l’instant à régler le cas des gens qui ont été jetés dans l’irrégularité par les lois Pasqua. La loi nouvelle fixera les conditions du séjour dans notre pays.
La Une : Êtes-vous partisan d’une certaine fermeté par rapport à l’immigration clandestine ?
François Hollande : Bien sûr. Notamment par rapport à toutes les filières du travail clandestin. On peut être humain et en même temps rigoureux au bon sens du terme : c’est-à-dire être capable de fixer des conditions d’entrée et de séjour qui sont comprises par tous et surtout d’avoir une loi applicable.
La Une : Une dernière question : François Mitterrand ? Vous n’en parlez jamais…
François Hollande : Nous avons vis-à-vis de François Mitterrand un respect immense. S’il n’avait pas reconstruit le Parti socialiste en 1971, il n’est pas sûr que nous aurions pu accéder aux responsabilités du pays dès 1981. Les choses sont allées relativement vite à l’échelle historique. Ensuite, nous avons le souci de prolonger son œuvre et la meilleure façon d’y parvenir est de regarder ce qu’il a fait, mais aussi ce qu’il faut faire : il faut être autant projeté dans l’avenir que regarder le passé.
La Une : Une critique, quand même, sur ce qu’il a fait ?
François Hollande : Toute œuvre humaine est perfectible, c’est bien normal. Nous n’avons pas ici le culte du chef providentiel : la preuve, nous avons gagné avec François Mitterrand, mais nous avons aussi gagné sans François Mitterrand.