Texte intégral
Philippe Mangeot - Dans votre livre, Une envie de politique, vous faites une distinction entre drogues douces et drogues dures que j'ai peine à comprendre. Peut-être cette distinction renvoie-t-elle chez vous à une autre, plus nébuleuse encore : la distinction entre drogues naturelles et drogues artificielles, auxquelles il faudrait réserver un statut légal différent. Pourquoi ?
Daniel Cohn-Bendit - Je pars d'une expérience personnelle et d'une expérience politique vécues. Mon expérience personnelle d'abord. Pour un certain nombre de gens de ma génération, les drogues douces ont fait partie de notre culture. Nous avons politiquement grandi dans le perpétuel mouvement de lutte pour la reconnaissance de leur légitimité. Ensuite, politiquement, à la mairie de Francfort, j'ai été confronté à la situation dramatique de toxicomanes, dépendants de drogues dures, essentiellement l'héroïne. Pour les drogues douces - c'est-à-dire pour moi le haschisch et le cannabis -, nous avons considéré que on gérait bien les choses, elles étaient moins nocives que des drogues légales comme l'alcool, et qu'elles avaient besoin d'une réglementation. J'entends dépasser la législation hollandaise, qui reconnaît cette drogue mais pas le droit à se la procurer – bref, le flou et l'hypocrisie la plus complète. Idem pour la décision de la Cour constitutionnelle allemande qui dit qu'une consommation personnelle ne dépassant pas 4 ou 5 grammes ne relève pas du domaine pénal, même si elle n'est pas légale. On a donc demandé une réglementation positive et, en même temps, une approche de réduction des risques en ce qui concerne les drogues dures, avec la possibilité de donner, sous contrôle médical, de l'héroïne par exemple. C'est un choix politique.
Philippe Mangeot - Je ne comprends pas pourquoi vous limitez la réglementation des drogues dures au haschisch et au cannabis alors qu'elle pourrait aller bien au-delà.
Daniel Cohn-Bendit - Théoriquement, vous avez raison. Mais je n'ai jamais dit que ma décision était scientifique. Elle est politique. Je peux imaginer un monde où il y ait une totale réglementation positive de l'héroïne avec un contrôle de la qualité, etc. Théoriquement, c'est une chose tout à fait pensable. Les gens survivraient. Et je ne traiterais jamais d'irresponsable quelqu'un qui demande plus que ce que je demande. Je dis simplement que dans le monde où nous sommes, où ces questions prennent l'allure d'une vraie guerre de religion, voilà mon cadre réformiste. Je me place, moi, dans la stratégie de déplacer les frontières des discussions sur la drogue.
Philippe Mangeot - Qu'est-ce que vous faites alors avec toutes les drogues synthétiques qui ne vont plus cesser d'arriver ?
Daniel Cohn-Bendit - J'avoue que, là, j'hésite. Dans les discothèques de Francfort, on a distribué un manifeste d'utilisation. On a dit : si vous consommez de la drogue et de l'alcool en même temps, vous mettez votre vie en danger. Ce fut un énorme scandale, car on reconnaissait la réalité de ces drogues synthétiques.
Mais nous n'avons jamais tranché le problème de savoir s'il fallait légaliser ou pas, faute d'informations sur l'influence de ces drogues à long terme. Donc, c'est vrai, j'ai un discours ambigu : je ne fais de propositions que sur le concret. Il faudrait qu'à un moment, j'arrive à une définition qui change la destination entre drogues dures et drogues douces, mais je n'en suis pas là. Haschisch, cannabis, héroïne, c'est un monde dont je comprends les mécanismes. Mais les drogues synthétiques, ça m'échappe encore. Or, proposer quelque chose à ce qui m'échappe encore, ça ne me paraît pas tout à fait correct. Je me prononce prudemment, tout en sachant qu'il y a des incohérences dans ce que je dis.
Philippe Mangeot - Cette différence entre naturel et artificiel me semble une ligne de cohérence dans votre pensée…
Daniel Cohn-Bendit - C'est un procès d'intention que vous me faites, parce que je suis écolo et Vert. En vrai, je ne suis pas un malade du naturel…
Philippe Mangeot - Pourtant cette ligne, je l'ai trouvée. Et notamment quand vous parlez de couple homosexuel. Brusquement, je retrouve la nature où je n'avais pas envie de la croiser. Parce que la nature, je dois vous dire que le pédé que je suis en a soupé…
Daniel Cohn-Bendit - Je comprends…
Philippe Mangeot - Et cette ligne, je la retrouve au moment où vous parlez des enfants. Pour l'adoption, il faudrait que le schéma d'adoption mime le schéma biologico-naturel, à savoir qu'un enfant doit avoir un papa et une maman… Ne pensez-vous donc les choses sociales qu'en fonction d'un modèle dont le premier et dernier mot serait biologique ?
Daniel Cohn-Bendit - D'abord, j'accepte l'interpellation. C'est vrai que ça fait des années que j'ai des débats là-dessus, des débats où je suis conscient d'être très conservateur. J'ai été éducateur dans un jardin d'enfants, j'ai vécu en communauté et, jusqu'à présent, j'ai rarement vu dans les couples homosexuels un fonctionnement où l'enfant n'était pas dans une contradiction insurmontable. Mais je ne parle pas du naturel. Mon interrogation est la suivante : c'est tellement difficile d'imposer la légitimité de relations homosexuelles dans cette société qu'on est obligé d'avoir une position très dure face aux enfants. On n'a pas la distance. Ça n'a rien de biologique. C'est juste une phase de lutte très, très difficile.
Philippe Mangeot - Pourtant, il y a effectivement dans le monde quantité de couples homosexuels qui ont des enfants. En substance, vous leur proposez donc de n'avoir aucun droit ?
Daniel Cohn-Bendit - Non, les couples homosexuels ont tous les droits : Pacs, mariage… La seule chose sur laquelle je me sois prononcé négativement, c'est l'adoption.
Philippe Mangeot - Alors là, pardonnez-moi, mais je ne vois pas du tout comment vous pouvez concilier votre demande de mariage homosexuel et vos réserves sur l'adoption… Il va falloir être précis. Parce que jusqu'à preuve du contraire, le mariage ouvre le droit à l'adoption ! Il va donc falloir créer des sous-mariages.
Daniel Cohn-Bendit - Je ne me plaçais pas dans l'espace juridique… Si vous lisez le texte, j'ai dit que j'avais des réserves, un problème personnel, sur l'adoption, mais là encore, je n'ai pas dit que j'étais pour l'interdiction. Juridiquement, l'adoption est possible. Je n'ai aucun pouvoir de l'interdire, j'ai juste le pouvoir d'en parler et de dire que, moi, là-dessus, j'ai un problème. Ce qui est extraordinaire dans ce genre de débats, c'est qu'on fait toujours comme si j'avais demandé que l'adoption soit exclue du Pacs et du mariage, ce qui n'est évidemment pas vrai.
Philippe Mangeot - Le différend que Act Up peut avoir avec vous et les Verts, c'est sur ce thème de la nature, qui est comme une petite musique qui finit par ordonner tout ce que vous dites sur les drogues ou sur les homosexuels. Vous reconnaissez la différence des sexes ?
Daniel Cohn-Bendit - Quand, dans le féminisme, il y avait débat avec d'un côté le droit à l'égalité et de l'autre le droit à la différence, j'ai cru alors comprendre quelque chose d'important… A savoir la différence entre un homme et une femme.
Philippe Mangeot - Ah ! Et c'en quoi, cette différence ?
Daniel Cohn-Bendit - Eh bien, une femme peut avoir un gosse et pas un homme ! C'est quand même fondamental ! Et cette différence fonde aujourd'hui la lutte des femmes pour obliger les hommes à reconsidérer leur paternité. La paternité, ce n'est pas seulement donner son sperme pour mettre au monde un enfant, mais avoir avec lui les mêmes liens que ceux de la mère, s'en occuper de la même manière. Et ça, ce n'est pas encore une évidence, c'est toujours une lutte ! La femme est liée à sa maternité alors que l'homme doit combattre pour trouver sa paternité. Ça, c'est une situation sociale. La lutte pour que l'homme conquière sa paternité est encore embryonnaire.