Interview de M. Lionel Jospin, Premier ministre, dans "Le Parisien" du 13 octobre 1997, sur le bilan de la Conférence sur l'emploi les salaires et la réduction du temps de travail, le dossier de l'immigration et la politique économique du Gouvernement.

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Circonstance : Conférence nationale avec les partenaires sociaux sur l'emploi les salaires et la réduction du temps de travail, le 10 octobre 1997

Média : Le Parisien

Texte intégral

Le Parisien : Diriez-vous, du bilan de la conférence nationale sur l'emploi, les salaires et la réduction du temps de travail qui a eu lieu vendredi, qu'il est, au total, globalement positif ?

Lionel Jospin : Oui, cette conférence a été positive. Elle a permis des engagements sur l'emploi des jeunes dans le privé. Elle a conduit le gouvernement à s'accorder sur les engagements de simplification des formalités administratives pour les petites entreprises. Elle ouvre la perspective de départs à la retraite plus rapides pour des salariés ayant commencé à travailler à 14 ans et ayant cotisé quarante ans. Enfin, elle a donné le point de départ à un vaste mouvement de réduction du temps de travail. Mais bien sûr, il faudra attendre qu'elle ait trouvé sa traduction concrète dans les négociations pour dresser un premier bilan.

Le Parisien : Le nombre et la qualité des participants ont-ils, selon vous, facilité ou compliqué le dialogue ?

Lionel Jospin : Grâce au remarquable travail préparatoire de Martine Aubry, le dialogue avait commencé avant la conférence. La réunion de l'ensemble des partenaires a enrichi le débat, et a permis au gouvernement de mieux appréhender les attentes et la diversité des préoccupations. Je suis, pour ma part, très satisfait, au-delà des déclarations officielles, de la qualité du dialogue qui s'est noué, et qui nous a permis d'avancer sur nombre de points importants. Le fait qu'une telle conférence ait pu s'organiser en l'absence de toute crise sociale est suffisamment rare dans l'histoire des relations sociales de notre pays pour que je le souligne.

Le Parisien : Comment réagissez-vous à l'attitude de CNPF ?

Lionel Jospin : Calmement. Je suis obligé de constater que le patronat n'a proposé aucune approche différente pour réduire le chômage par la diminution du temps de travail. Il ne m'a pas laissé de choix.

Le gouvernement est responsable de l'intérêt général. A ce titre, il est naturellement soucieux des exigences économiques, mais aussi garant des aspirations sociales, notamment des milieux populaires. A la différence des gouvernements conservateurs, je ne réduis pas l'action politique aux seuls impératifs économiques.

Je crois que nos concitoyens comprennent cette approche nouvelle, et que cela est pour beaucoup dans le retour à la confiance que nous observons aujourd'hui. Les chefs d'entreprises savent bien que dans le monde actuel, la confiance retrouvée, la cohésion sociale sont déterminantes pour la réussite économique.

Allons jusqu'au bout : si la conférence avait été un échec, il y avait un risque de crise sociale et politique. Je l'ai, d'emblée, refusé et je pense que la grande majorité des chefs d'entreprise me comprendront.

J'ajoute que le dispositif que nous avons mise en place est le plus souple possible, puisque nous nous fixons un objectif en laissant tout le temps à la négociation en laissant tout le temps à la négociation accompagnée d'incitations très fortes. Or je rappelle que les petites entreprises ne sont pas, à ce stade, concernées et que les modalités concrètes de ce mouvement seront définies à l'automne 1999 au vu de la situation économique.

C'est une démarche équilibrée, conforme aux intérêts de l'entreprise et des salariés, et qui s'oppose au dogmatisme de certains. Au-delà des positions institutionnelles, ce qui m'importe, c'est d'avancer avec les entreprises.

Le Parisien : Les chômeurs n'étaient-ils pas, vendredi, les grands absents de la table de Matignon ?

Lionel Jospin : Le chômage a été la préoccupation fondamentale de tous les participants : celle du gouvernement, celle des organisations syndicales, celle aussi, et je tiens à le souligner, des organisations patronales et professionnelles. Or, derrière le chômage, il a les chômeurs…

Le Parisien : Regrettez-vous le slogan électoral d'une partie de la gauche : "35 heures payées 39" ?

Lionel Jospin : Ce slogan, dois-je le rappeler, n'a jamais été le mien. Il n'est pas non plus celui du PS, et ne figure pas dans les accords conclus avec les partenaires de la majorité.

Par contre, je crois juste, raisonnable et nécessaire d'aller aux 35 heures sans perte de salaire.

Juste, parce que les salariés ne peuvent, après des années pendant lesquelles leur pouvoir d'achat n'a que très faiblement progressé, en accepter l'amputation brutale.

Raisonnable, parce que l'organisation, la programmation et la négociation de la réduction du temps de travail sur plusieurs années permettent, moyennant une modération de la progression salariale, d'affecter les gains de productivité au temps de travail ; c'est-à-dire, en définitive, à l'emploi.

Nécessaire, enfin, parce que le partage de la richesse créée entre le capital et le travail a été fait au détriment des salaires au cours des dernières années. Aujourd'hui, notre croissance est bridée par une insuffisance de la demande intérieure. Il n'y aura pas de croissance soutenue si nous ne favorisons pas la consommation.

Le Parisien : L'objectif des 35 heures est-il compatible avec la concurrence aiguë au sein de l'Europe, d'une part, la compétition mondiale, d'autre part ?

Lionel Jospin : Bien sûr ! Le dispositif d'incitation et d'orientation que nous proposons vise à préserver la compétitivité des entreprises. Si l'Etat définit le cap et donne une impulsion – parce que, sinon, nous le savons bien, aucune négociation d'envergure n'aurait lieu –, il laisse aux négociations décentralisées ; à l'échelle des branches et des entreprises, le soin de trouver les modalités les plus adaptées pour créer des emplois sans augmenter les coûts des entreprises. De nombreux exemples concrets montrent d'ailleurs qu'en réduisant et en aménageant le temps de travail, les entreprises ont pu simultanément maintenir les salaires, créer de nouveaux emplois et augmenter leur compétitivité en utilisant plus efficacement les usines ou les bureaux.

Contrairement à ce que j'ai entendu, la France n'est pas isolée en Europe. L'expérience de certains de nos partenaires – je pense en particulier aux Pays-Bas ou, plus récemment, au Danemark, à certaines initiatives en Allemagne – montre que la réduction négociée du temps de travail permet de créer des emplois tout en maintenant une croissance forte et un haut niveau de compétitivité.

La compétition mondiale n'impose nullement aux pays les plus développés de la planète, dont nous sommes, un alignement vers le bas. C'est au contraire par l'innovation technologique et par l'innovation sociale que nous maintiendrons notre place dans la compétition mondiale tout en préservant notre modèle social.

Le Parisien : Les 35 heures et l'augmentation des salaires ne sont-ils pas des thèmes pour "privilégiés", c'est-à-dire pour ceux qui, aujourd'hui, ont un travail, alors que votre priorité absolue est à la lutte contre le chômage ?

Lionel Jospin : Je voudrais d'abord faire remarquer que traiter de "privilégiés" ceux qui, aujourd'hui, dans notre pays, ont un emploi témoigne de la dégradation de la situation.

Comme je viens de vous le dire, si nous n'avons pas, d'emploi, c'est d'abord que nous n'avons pas assez de croissance. C'est, ensuite, parce que, comme le disent les experts, notre croissance n'est pas suffisamment "riche en emplois". C'est parce que ma priorité absolue est la lutte contre le chômage et que la croissance ne suffit pas qu'on doit utiliser aussi l'arme de la réduction du temps de travail.

Le Parisien : Étant donné le scepticisme qui habite encore aujourd'hui beaucoup de Français, un coup de pouce aux salaires se traduirait-il par une relance de la consommation ou par une prime de plus à l'épargne ?

Lionel Jospin : J'observe, tout d'abord, que les enquêtes de conjoncture montrent que, depuis notre arrivée au gouvernement, la confiance des ménages s'est très fortement redressée, et qu'ils sont plus nombreux aujourd'hui à envisager de consommer davantage. Ensuite, notre politique privilégie l'augmentation des revenus d'activité et des revenus les plus modestes qui sont très largement dépensés, ce qui devrait confronter la reprise de la consommation.

Le Parisien : N'êtes-vous pas excessivement optimiste en tablant, pour les mois qui viennent, sur une reprise économique ?

Lionel Jospin : Ce diagnostic est partagé par tous les instituts de conjoncture. La croissance de 3 % que nous prévoyons pour l'an prochain dans le projet de loi de finances se situe dans la moyenne des prévisions. Comme je l'ai exprimé vendredi en introduction de la conférence, notre économie est saine et elle a donc un fort potentiel de croissance.

Le Parisien : Que répondez-vous à ceux qui ironisent sur votre politique économique en assurant que, à quelques inflexions sociales près, elle ressemble, sur le fond, à celle d'Alain Juppé ?

Lionel Jospin : La réaction du CNPF devrait vous persuader du contraire. Plus profondément, toute la politique que nous conduisons depuis quatre mois vise à soutenir la consommation au lieu de l'affaiblir comme l'avait fait mon prédécesseur en recourant à des hausses de prélèvement sans précédent.

Nous avons voulu redonner du pouvoir d'achat, et rééquilibrer les prélèvements dans un sens plus favorable à l'activité. Tel est le sens de la hausse du Smic décidée le 1er juillet, de la revalorisation de l'allocation de rentrée scolaire, du basculement des cotisations d'assurance maladie sur la CSG qui procurera aux salariés une hausse du pouvoir d'achat de 1,1 %.

Le Parisien : Peut-on songer aux 35 heures dans la fonction publique ?

Lionel Jospin : Des discussions spécifiques auront lieu sur les salaires et l'emploi dans la fonction publique. Elles ne peuvent pas avoir le même caractère car, là par définition, le chômage ou les licenciements n'existent pas.

Le Parisien : Jacques Chirac n'a-t-il pas eu raison d'attirer votre attention sur le sort des familles lorsqu'on voit qu'aujourd'hui Martine Aubry admet que les mesures les visant peuvent encore être discutées et renégociées ?

Lionel Jospin : Faire attention aux familles, c'est faire attention à toutes les familles, et non aux plus privilégiées. Le souhait primordial des familles dans leur ensemble, c'est de disposer de plus de pouvoir d'achat, de meilleures conditions de logement et d'assurer d'abord l'avenir de leurs enfants. C'est pour répondre à ces préoccupations que nous avons revalorisé l'allocation de rentrée scolaire et l'aide personnalisée au logement que nous avons lancé le plan emploi pour les jeunes, que nous avons rouvert des classes dans les écoles, notamment dans les quartiers les plus défavorisés, que nous avons redonné la priorité à l'éducation nationale.

Parmi les mesures qui sont en cause, il faut distinguer celles qui visent, à assurer une plus grande solidarité – c'est le plafonnement des allocations familiales qui concerne 7 % des familles (350 000) disposant de plus de 30 000 F par mois, avec deux enfants – et celles qui ont pour but de mieux proportionner aux revenus les avantages accordés, et qui touchent 0,2 % des familles.

Il est normal que nous demandions aux familles qui ont le plus d'aider celles qui ont le moins, notamment lorsque l'avenir de la branche famille de la Sécurité sociale est en cause. Je vous rappelle que nous avons trouvé en arrivant au pouvoir un déficit de 13 milliards de francs.

L'aide aux familles reste, au total, en France, la plus élevée de tous les pays européens. Dans aucun autre pays, vous ne trouverez un emploi à domicile subventionné à 75 %, et même à 50 %, proportion que nous proposons de maintenir.

Pour autant, le Parlement est saisi de ces dispositions, et je sais que certaines femmes peuvent rencontrer des problèmes d'organisation dans leur vie familiale et professionnelle. Je l'ai dit aux responsables de l'Unaf (Union nationale des associations familiales) : je suis ouvert à des adaptations si elles font l'objet d'un consensus, et si elles respectent nos objectifs de solidarité et de justice sociale.

Le Parisien : Peut-on dire que, pour la France, l'euro est la priorité des priorités, comme c'était le cas avec les gouvernements précédents ?

Lionel Jospin : Notre priorité, c'est l'emploi avec l'euro. Je n'ai jamais opposé les deux. C'est pourquoi, dès notre arrivée au gouvernement, j'ai voulu rééquilibrer le construction européenne en proposant à nos partenaires d'avancer simultanément dans la construction économique et sociale de l'Europe. A quoi servirait l'union monétaire si elle ne nous donnait pas les moyens de maîtriser collectivement notre destin pour le bien-être de nos citoyens ? C'est le sens du sommet consacré à l'emploi que j'ai proposé à nos partenaires européens, et qui se tiendra au Luxembourg les 20 et 21 novembre.

On pourrait d'ailleurs s'interroger sur la volonté effective du gouvernement précédent de réaliser l'euro à la date prévue, car il faut bien reconnaître qu'il ne s'en était pas vraiment donné les moyens. Si aujourd'hui nous sommes prêts pour l'euro, c'est parce que nous avons pris, dès le mois de juillet, mes mesures de redressement budgétaire nécessaires.

Le Parisien : S'agissant du dossier de l'immigration, diriez-vous, comme Jean-Pierre Chevènement, que les pétitionnaires qui réclament des papiers pour tous sont des irresponsables ?

Lionel Jospin : J'ai le plus grand respect pour les pétitionnaires qui s'engagent pour défendre les droits de l'homme. Leur combat est juste ; ce qui ne veut pas dire que toues leurs propositions sur l'immigration le soient. Il est clair que le gouvernement n'a pas choisi de donner des papiers à tous, mais seulement à ceux qui remplissent des critères proposés par la commission nationale consultative des droits de l'homme. Cela a été dit explicitement dès le mois de juin. Donner des papiers à tous signifierait reconnaître et encourager l'immigration irrégulière. Nous ne le voulons pas.

Le Parisien : Durant la dernière campagne électorale, vous n'avez envisagé qu'une seule fois, lors du meeting du Zénith, une abrogation des lois Pasqua-Debré. Mais une partie des électeurs de gauche et bon nombre des députés qui vous soutiennent regrettent que vous n'ayez pas choisi finalement cette abrogation. Quel est à vos yeux la place du symbole en politique ?

Lionel Jospin : Je me refuse à jouer avec les mots. Les lois Pasqua-Debré seront remplacées par une législation nouvelle, qui marque une rupture profonde avec la situation antérieure. Le Haut Conseil à l'intégration, qui a été consulté, "s'est félicité d'un projet de loi qui place le respect de l'individu et de la famille au centre des préoccupations". Ce n'était pas le cas auparavant. Je ne sais pas si cela relève du symbole, mais c'est une réalité.

Le Parisien : Que deviendront tous ceux qui ont déposé les dossiers de régularisation auprès des préfectures et dont la demande sera finalement rejetée ?

Lionel Jospin : Les personnes dont la demande sera rejetée sont celles qui ne remplissent pas les critères définis par la circulaire du ministère de l'Intérieur, inspirés par les propositions de la commission consultative des droits de l'homme. Elles demeureront en situation irrégulière, et devront, par conséquent, quitter notre territoire. Le gouvernement travaille actuellement à la mise au point de mesures qui doivent les aider, de retour chez elles, à montrer des projets qui contribuent au développement de leur pays.

Le Parisien : Acceptez-vous de répondre à votre compte la formule de Michel Rocard, alors Premier ministre, "la France ne peut pas accueillir toute la misère du monde" ?

Lionel Jospin : Sur des sujets aussi délicats, je me garde des formules. Notre pays ne peut pas accueillir tous ceux qui souhaitent y venir. D'ailleurs, le droit de s'installer dans le pays où l'on veut n'a jamais fait partie des droits reconnus. Certes, de nombreux travailleurs étrangers ont contribué à la croissance de notre pays, notamment dans les années soixante. La situation est maintenant différente. Il nous faut en tenir compte en respectant les droits et la dignité des personnes. Ceci étant, il est de notre devoir d'accueillir ceux qui ont droit à l'asile politique parce qu'ils sont menacés dans leur vie.

Le Parisien : Quel jugement portez-vous sur l'attitude de ceux des intellectuels et artistes qui condamnent moralement vos choix ?

Lionel Jospin : Il en est d'autres qui les approuvent. Nous sommes dans une démocratie. Il y a débat. C'est normal. C'est souhaitable. Il faut que chacun puisse s'exprimer. Le débat public puis la discussion parlementaire sont là pour cela. Le gouvernement a pris des positions raisonnables. Elles peuvent être améliorées ou complétées. Nous y sommes prêts. En revanche, je ne peux accepter sans répondre que l'on fasse un procès au gouvernement en se plaçant sur le terrain moral. Le gouvernement doit traduire en actes les orientations qui ont été approuvées par les Français, en les inscrivant dans la réalité. La morale d'un gouvernement est forcément une morale de l'action.

Le Parisien : Croyez-vous souhaitable et possible un consensus sur le dossier de l'immigration ?

Lionel Jospin : Je crois qu'il est possible, et c'est que le gouvernement a recherché, de proposer une politique de l'immigration qui, à la fois, permettre de maîtriser les flux et respecte les droits et la dignité des personnes. La majeure partie de nos concitoyens approuvent cette démarche. C'est en ce sens qu'il peut y avoir consensus.

Le Parisien : Souhaitez-vous exprimer un sentiment à propos de la mise en liberté de Maurice Papon ?

Lionel Jospin : Je vous répondrai naturellement à titre personnel. Dans la mesure où elle ne comporte aucune restriction, cette décision me surprend. Et je regrette profondément que, en cas de condamnation, elle soit de nature à priver celle-ci pendant longtemps de tout effet autre que moral.

Reste le débat sur les responsabilités. Je fais, bien sûr, confiance à la justice pour le mener et le trancher.

Le Parisien : Quelles leçons tirez-vous en l'état des polémiques à propos de la publication du livre de MM. Rougeot et Verne ?

Lionel Jospin : Dans cette affaire trouble, où deux importants responsables politiques sont très gravement accusés mais jusqu'à présent sans la moindre preuve, et dans laquelle, à en croire M. Léotard, des "officines" seraient en cause, le gouvernement doit, pour ce qui dépend de lui, être au service de la recherche de la vérité. Ce sera sa seule attitude.