Interview de Mme Martine Aubry, ministre de l'emploi et de la solidarité, lors de l'émission "Le Grand Jury RTL - Le Monde - LCI" le 7 novembre 1999 sur l'affaire de la MNEF, les 35 heures, le financement de la sécurité sociale, la fonction publique notamment hospitalière et sa candidature aux élections municipales 2001 à Lille.

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Média : Emission Le Grand Jury RTL Le Monde LCI - Télévision

Texte intégral

Olivier Mazerolle : Bonsoir madame Aubry. L'emploi avec un très bon résultat, un résultat record obtenu en septembre, les 35 heures et les relations très compliquées avec le patronat, le financement de la Sécurité sociale, autant de sujets complexes et lourds que vous avez à traiter et dont nous allons parler ce soir, mais vous êtes la numéro 2 du Gouvernement Jospin, un gouvernement qui a vécu une semaine difficile avec la démission de ministre de l'économie et des finances, et avec le coup de tabac dans la cohabitation. Le Président de la République a répliqué aux propos du Premier ministre en lui reprochant de perdre son sang-froid et de procéder par insinuation. De plus, le chef de l'État a insisté vendredi sur son désaccord avec la politique gouvernementale en rendant publique ses vives critiques contre le Pacs quelques jours avant la décision que doit rendre le Conseil constitutionnel à ce sujet. Alors Pierre-Luc Séguillon et Patrick Jarreau participent à ce Grand jury, retransmis sur RTL et LCI, et Le Monde publiera l'essentiel de vos déclarations dans son édition de demain. Madame Aubry, la cohabitation est-elle entrée dans une crise durable, cette semaine ? Le Premier ministre a-t-il l'intention d'apporter les précisions que lui demandent le Président de la République ?

Martine Aubry : Écoutez moi je n'ai pas ce sentiment. Je pense que l'erreur c'est d'avoir tenté de mettre en cause le Premier ministre sur une question qui ne l'intéressait pas directement et je crois que…

Patrick Jarreau : L'erreur de qui ? Excusez-moi, l'erreur de qui ?

Martine Aubry : C'est de lui avoir posé une question qui le mettait en cause personnellement pour une affaire, une question qui n'a pas à le toucher personnellement. Je crois que dire au Premier ministre, Lionel Jospin, dont chacun connaît l'intégrité et l'honnêteté, il y a derrière tout cela le financement et un système et bien la réponse qui devait être apportée a été apportée. S'il y a un système, s'il y a un financement auquel vous pensez, ce n'est pas de notre côté qu'il faut le chercher. Donc, je crois que l'erreur n'est pas dans la réponse. L'erreur est dans la question. Pour le reste…

Olivier Mazerolle : Mais monsieur Jospin avait même été plus précis parce qu'il a parlé de vingt ans. Donc, tout le monde y a lu Mairie de Paris ?

Martine Aubry : Écoutez, ceux qui l'ont lu, en tout cas, ont envoyé un accusé de réception. C'est tout ce que je peux dire, voilà. Ça aurait pu s'arrêter là sans l'accuser de réception. Simplement, je crois que le Premier ministre n'a pas à être, son honnêteté n'a pas à être mise en doute au Parlement, dans une démocratie, alors que rien ne permet de le faire, voilà. Et il a répliqué parce que je crois qu'il n'a aucune raison de se laisser mettre en doute sur son honnêteté et sur son intégrité.

Pierre-Luc Séguillon : Pour en rester au niveau de la question, est-ce que vous avez le sentiment qu'elle a été effectivement formulée par l'Élysée et que, dans cette affaire, le chef de l'État s'est comporté en chef de l'opposition ?

Martine Aubry : Très franchement ? Je n'en sais rien. Je n'en sais rien.

Pierre-Luc Séguillon : Alors pourquoi Lionel Jospin a-t-il fait cette…

Martine Aubry : Lionel Jospin a peut-être des informations que je n'ai pas. Moi, je ne les ai pas, donc je ne le dis pas.

Pierre-Luc Séguillon : Il vous arrive peut-être d'en parler tous les deux ?

Martine Aubry : Non, je n'en ai pas parlé avec lui mais, en règle générale, il dit des choses qui sont fondées sur des faits. Mais moi je n'en sais rien, donc je n'en parle pas.

Pierre-Luc Séguillon : Est-ce qu'on peut imaginer que cette situation dure encore deux ans et demi, et qu'on voit comme ça, périodiquement, le Premier ministre, le Président de la République, par personne interposée ou par communiqué, s'adresser des mises en cause réciproques et mettre en doute l'un le sang-froid de l'autre et l'autre l'honnêteté de l'un ?

Martine Aubry : Oui. D'abord, le Premier ministre n'a pas mis en cause l'honnêteté du Président de la République. Je crois que, d'autre part, moi, ce qui m'étonne, c'est qu'on s'étonne qu'il puisse y avoir des divergences de temps en temps. Je rappelle quand même que le Président de la République relève de la droite française et que le Premier ministre, comme le Gouvernement, provienne de la gauche française. Donc, qu'il y ait des désaccords sur un certain nombre de sujets, je m'étonne qu'on s'en étonne. Maintenant ce qui est important, enfin en tout cas pour moi, c'est que le Président de la République soit respecté pour ce qu'il est, c'est-à-dire le président de tous les Français, et je crois que nous le respectons, c'est que le Gouvernement puisse gérer les affaires du pays et, jusqu'à présent, je crois que personne ne peut dire qu'on ne peut pas gérer les affaires du pays, et c'est que la France puisse parler d'une seule voix et je crois, sur ce terrain-là, que aussi bien au niveau européen que dans les crises importantes qui ont pu avoir lieu, récemment encore au Kosovo, il y a toujours eu une parole unique de la France. C'est à ces conditions-là que la cohabitation peut fonctionner, ce qui ne veut pas dire, et je dirais même que ce serait étonnant, que le Président de la République et que le Gouvernement partagent les mêmes opinions sur l'ensemble des politiques.

Patrick Jarreau : Mais là, il ne s'agit pas de partager des opinions ou pas sur les 35 heures ou sur le Pacs. L'incident qui s'est produit à l'Assemblée cette semaine n'était pas lié à une divergence d'opinion. Il était lié…

Martine Aubry : Sur l'incident, j'ai répondu. Un membre de l'opposition a mis en cause l'intégrité du Premier ministre et parlé d'un système autour de lui. Il a répondu. S'il y a un système, c'est pas chez nous qu'il faut le chercher. Voilà ! Point. Je pense que ça se suffit à soi-même et moi je n'ai pas du tout envie d'épiloguer là-dessus. Le Premier ministre a répondu clairement, strictement, sans faire de commentaires. Ce n'est pas à moi d'en apporter de supplémentaires. La phrase suffit en elle-même.

Olivier Mazerolle : Comment envisagez-vous les semaines qui viennent, néanmoins, puisque l'opposition a annoncé son intention de continuer à interroger le Premier ministre sur cette affaire de la MNEF en soulignant, dit l'opposition, qu'il y a dans ce dossier des noms qui sont cités de personnes qui sont proches du Premier ministre ?

Martine Aubry : Moi, si vous voulez, je crois que l'opposition ferait mieux de se positionner sur l'indépendance de la justice. Elle va avoir l'occasion de le faire très vite puisque le congrès, par exemple, va être réuni sur la réforme du conseil supérieur de la magistrature. Là, on verra ceux qui veulent véritablement une justice indépendante, ce qui veut dire aussi une justice responsable, bien sûr, et ceux qui n'en veulent pas. Je crois que la justice est saisie d'un certain nombre de dossiers et le Gouvernement fera ce qu'il a toujours fait, le Premier ministre d'abord, il l'a rappelé à plusieurs reprises, la ministre de la justice et je crois qu'il faut lui rendre hommage, c'est la première fois qu'il n'y a pas d'intervention dans des affaires individuelles et je crois que c'était une condition pour que l'impartialité de la justice soit enfin reconnue dans notre pays. Pour moi, l'impartialité, c'est un équilibre entre une indépendance sur les affaires individuelles, ce qui ne veut pas dire qu'il n'y a pas une politique pénale pour que partout en France les Français soient traités de la même manière et une responsabilité des juges. Et l'un ne va pas sans l'autre. L'indépendance n'est pas le confort des juges. C'est la nécessité d'avoir une justice impartiale pour les usagers, impartiale quel que soit son rang, quel que soit le lieu où l'on est et ce n'était pas le cas jusqu'à présent. Inutile de rappeler des affaires passées. La responsabilité c'est que les juges puissent respecter l'ensemble des règles, le droit de réserve, la présomption d'innocence, ce qui n'est pas toujours le cas.

Olivier Mazerolle : Ça n'a pas été dans cette affaire ?

Martine Aubry : Je le dis très simplement, j'ai été choquée que la presse, avant même que Dominique Strauss-Kahn soit entendu par les juges, que la presse se saisisse de cette affaire et je dirais, comme elle l'a dit elle-même, qu'il y a une espèce de lynchage médiatique. Mais j'ai été tout aussi choquée quand madame Tibéri a été cherchée chez elle par des juges devant des caméras. Je crois que la présomption d'innocence doit exister dans notre pays et c'est la condition de l'indépendance de la justice et je crois qu'il faut que les magistrats, comme tous les fonctionnaires d'ailleurs, respectent ce droit de réserve. Je crois que, d'ailleurs, la quasi-totalité d'entre eux le font heureusement et c'est bien pour ça que nous pouvons nous appuyer sur leur qualité pour mettre en place une véritable indépendance de la justice.

Pierre-Luc Séguillon : Comme Michel Charasse, vous iriez jusqu'à dire que Dominique Strauss-Kahn a été victime du couple infernal presse-justice ?

Martine Aubry : Non, je ne dirais pas cela. Je dis que ce qui m'a choquée, c'est que Dominique Strauss-Kahn, non entendu par le juge, apprenne ce qu'on lui reproche dans les journaux, mais je ne dirais pas ça. Il n'a pas dit ça d'ailleurs lui-même. Il a tiré les conséquences de la situation qui existait de lui-même.

Patrick Jarreau : Mais vous êtes sure quand vous dites que Dominique Strauss-Kahn a appris ce qu'on lui reprochait par les journaux, vous êtes absolument sure de vous ? Vous excluez que Dominique Strauss-Kahn ait pu avoir connaissance des dépositions faites par tel ou tel témoin ?

Martine Aubry : Écoutez, je n'en sais rien. C'est ce que je crois. En tout cas, il n'avait pas été entendu par le juge, ce qui est un fait. Or, dans une démocratie, je crois qu'il est quand même sain que, encore une fois, quelqu'un qui est présumé innocent soit d'abord entendu par la justice et puisse être entendu.

Patrick Jarreau : Mais justement toute la difficulté venait du fait, oui, mais pour être entendu il fallait qu'il soit mis en examen.

Martine Aubry : Peut-être, oui.

Patrick Jarreau : C'est ce qui a entraîné sa démission ?

Olivier Mazerolle : Votre réponse à l'opposition qui dit « cette histoire de la MNEF, c'est une affaire de la plus haute importance ». C'est « regardez donc vers la justice ».

Martine Aubry : Mais bien sûr, tout citoyen doit dire la même chose. Je réponds à l'opposition comme je réponds dans nos rangs. La justice est saisie de cette affaire comme de beaucoup d'autres. Je crois que depuis deux ans, le Gouvernement derrière Lionel Jospin, la ministre de la justice a montré ce que c'était qu'une indépendance de la justice, a apporté des moyens complémentaires aussi pour que la justice soit plus proche des citoyens, soit plus rapide parce que là on parle des affaires, mais la justice pour les Français, c'est aujourd'hui la moitié de ceux qui sont en prison qui attendent aussi d'être jugés. C'est le fait que les affaires aient été classées sans suite sans qu'elles soient justifiées, ce qui ne sera plus possible après la loi votée par Élisabeth Guigou. C'est le fait qu'on pouvait être mis en détention provisoire sur l'avis d'un seul juge d'instruction : il y aura un deuxième avis avec un juge particulier. C'est tout ça la réforme de la justice. Cette justice plus proche des citoyens, plus indépendante, plus responsable et, encore une fois, tout cela va de soi, c'est celle qui est en train d'être construite, à partir, avec des moyens complémentaires et un budget de la justice qui a beaucoup augmenté. Il faudrait encore des moyens très certainement pour les prisons et même pour la justice, pour qu'elle soit plus rapide car c'est aussi une condition dans une démocratie. Toutes ces réformes sont en cours, à partir de là, et bien faisons confiance à la justice de notre pays. Moi, je lui fais confiance.

Patrick Jarreau : Alors la réforme de la justice et le fait de respecter la règle que vous avez, enfin que votre Gouvernement a lui-même institué de ne pas d'intruction dans les affaires individuelles, c'est très bien. Mais est-ce que ça peut être la bonne réponse ou la seule réponse à ceux qui s'interrogent sur l'affaire elle-même, c'est-à-dire quand même on a vu l'un des principaux ministres du Gouvernement qui est amené à démissionner à la suite de l'affaire de la MNEF. On voit le principal responsable du Parti socialiste dans les Bouches-du-Rhône qui est mis en examen. On voit un député communiste qui dit « il y a plusieurs députés socialistes qui vont être mis en cause, eux aussi, ou qui le sont déjà ».

Martine Aubry : Les deux premiers exemples que vous donnez, ça prouve que la justice fonctionne. Est-ce que vous souhaitez, monsieur Jarreau, que la presse, que des opposants politiques, je parle de nous pour monsieur Tibéri, je parle de l'opposition pour ce qui nous concerne, rendre la justice à la place de la justice ? Moi, non. Dans une démocratie, c'est à la justice de rendre les décisions et moi je n'ai pas envie, je ne l'ai jamais fait de parler avant, de commenter sur des élucubrations, sur des déclarations réelles ou supposées. J'attends que la justice rende ces décisions et je crois que nous aurons tous intérêt à faire la même chose.

Patrick Jarreau : Et, en temps que responsable politique, vous ne voulez pas donner votre sentiment sur cette affaire-là qui arrive, qui bouscule un gouvernement réputé être d'une très grande exigence en matière d'intégrité…

Martine Aubry : Mais écoutez, j'attends de voir ce que la justice va dire. Je ne connais pas cette affaire. J'attends ce que la justice va dire. Moi, mon sentiment aujourd'hui, je vais vous le dire : il est, ce qui domine vraiment, c'est la tristesse d'avoir vu partir Dominique Strauss-Kahn et c'est pour moi le sentiment dominant. Pour le reste, j'ai confiance dans la justice et je crois que lui aussi, donc et bien, elle prendra les décisions qu'elle doit prendre. Mais j'espère que cette affaire, comme beaucoup d'autres, et bien nous avancerons dans une justice qui est maintenant indépendante et qui sera aussi responsable, responsable de faire en sorte que la présomption d'innocence soit véritablement réelle, responsable pour qu'on entende pas des juges parler des affaires qu'il traite, à la radio, à la télévision… Pour moi, c'est ça l'indépendance de la justice et je crois qu'il faut que les magistrats et les juges le comprennent, d'ailleurs une grande, grande majorité d'entre eux est dans cet état d'esprit. C'est pourquoi nous pouvons faire cette réforme.

Pierre-Luc Séguillon : Alors, si on ne s'occupe pas de la justice, en revanche sur le plan politique, premièrement est-ce que vous avez le sentiment, aujourd'hui, qu'après ce qui est arrivé au Gouvernement, Lionel Jospin et son gouvernement se trouvent dans une situation d'affaiblissement ?

Martine Aubry : Non, je ne dirais pas ça. Je dirais que c'est un coup pas facile pour le Gouvernement, mais je dirais d'abord pas l'amitié, par le fait qu'on est une équipe et que quand quelque chose comme ça arrive, quand un ministre de l'importance de Dominique Strauss-Kahn s'en va, ben je dirais : c'est d'abord un coup affectif avant d'être un coup politique. Pour le reste, nous sommes une équipe et nous allons continuer à faire fonctionner ce pays comme nous l'avons toujours fait. Et je crois que c'est d'ailleurs une des grandes forces de Lionel Jospin, d'avoir su nous faire travailler en équipe autour de lui et d'avoir su faire prendre des décisions par une discussion, par un dialogue collectif qui a souvent entraîner d'ailleurs des positions différentes des uns et des autres. Mais on fait vraiment de la politique. On débat. On discute. Et, ensuite, le Premier ministre prend les décisions.

Pierre-Luc Séguillon : Alors précisément, toujours au plan politique, on a souvent présenté votre couple, entre guillemets, entre Dominique Strauss-Kahn et vous-même, comme un couple qui équilibrait ce gouvernement, Dominique Strauss-Kahn, c'étant davantage l'ouverture libérale, vous étant davantage le volontarisme. Alors, est-ce que, aujourd'hui, ce Gouvernement se trouve déséquilibré par le départ, au plan politique j'entends, par le départ de Dominique Strauss-Kahn ? C'est peut-être un partage du travail organisé…

Martine Aubry : On a l'habitude d'opposer les fonctions : il y a le ministre de l'économie et des finances qui est sensé serrer la bourse des finances publiques, pour dire les choses un peu, et il y a les ministres dépensiers dont le ministre des affaires sociales. Je crois pas qu'on ait fonctionné comme ça depuis le début. D'abord, peut-être parce que Dominique Strauss-Kahn comme moi-même, nous sommes convaincus qu'une société plus solidaire est aussi une économie plus performante et c'est ce qu'on a montré depuis le début. Quand on a pris des décisions, vous vous souvenez, tout à fait au début, il manquait 40 milliards pour pouvoir être éligibles à l'euro. Nous avons proposé à Lionel Jospin des décisions qui étaient de taxer les profits des entreprises plus que les ménages parce que nous faisions la même analyse économique : il ne faut pas taper sur la consommation qui est basse ; il faut au contraire la relancer en aidant, en augmentant les minimas sociaux… Quand on a pris comme premier projet les emplois-jeunes, c'est une idée d'ailleurs que Dominique Strauss-Kahn avait avancé au Parti socialiste, il l'a défendu. Sur les 35 heures, nous étions d'accord. Donc, je veux dire, il y avait, il y a eu des oppositions peut-être de tempérament – ça c'est clair, nous ne sommes pas pareil, nous avons des personnalités différentes –, mais sur le fond des choses, le paradoxe, c'est que peut-être jamais on a eu autant une avancée complémentaire entre un ministre de l'économie et des finances et un ministre chargé des affaires sociales. Une preuve, par exemple, qui n'est quasiment jamais arrivée, nous nous sommes toujours mis d'accord sur les budgets. Les grandes réformes que portent mon ministère, qui coûtent chères, les emplois-jeunes, les 35 heures, la loi sur les exclusions, nous les avons financés aux deux tiers par redéploiement de mon propre budget. Ce travail, je l'ai fait parce que, comme Dominique Strauss-Kahn, je suis d'abord de formation économique, vous savez que j'ai travaillé en entreprise, mon ministère est le ministère des entreprises autant que le ministère des salariés, et, comme Dominique Strauss-Kahn, je considère que chaque franc que un citoyen nous confie, c'est-à-dire par ses impôts doit être bien utilisé. Donc, j'entends bien ces oppositions, on aime bien opposer les gens, il y a la droite, il y a la gauche, il y a le plus libéral, il y a le plus […]. C'est vrai que je porte des réformes qui sont plutôt symboliques de la gauche, je dirais par fonction, mais je n'oublie pas que le bon fonctionnement des entreprises, c'est ce qui crée les richesses et l'emploi. Et de la même manière, Dominique Strauss-Kahn et Christian Sautter d'ailleurs ont, et c'est pour cela qu'on a réussi à se mettre d'accord, nous avons réussi à trouver les financements ensemble, et puis, quand il y avait des désaccords sur tel ou tel point, mais rarement importants d'ailleurs, le Premier ministre tranchait comme il tranchait d'ailleurs sur les grandes priorités.

Olivier Mazerolle : Mais madame Aubry, Dominique Strauss-Kahn est un membre important du Parti socialiste comme vous l'êtes également. On dit beaucoup que Christian Sautter, quelle que soit sa compétence dans le domaine économique, a une force politique moindre, donc lorsque vous apparaîtrez pour pousser les 35 heures, pour pousser les emplois-jeunes, pour pousser un certain nombre de textes avec l'appui de beaucoup de députés du Parti socialiste que vous avez entendus à Strasbourg, est-ce que ce déséquilibre ne risque pas de se produire à ce moment-là ?

Martine Aubry : Mais je n'ai jamais vu Dominique Strauss-Kahn s'opposer aux 35 heures, aux emplois-jeunes. C'est là le, de même que moi quand nous parlons…

Olivier Mazerolle : En revanche sur les stock-options, la réforme de l'impôt sur le revenu, vous-même, vous aviez émis quelques critiques…

Martine Aubry : Mais pas parce qu'on baissait les impôts ! Sur la façon de les baisser et on peut avoir un débat technique sur ce point-là mais, encore une fois, sur les grandes lignes, c'est-à-dire sur le fait qu'il faut trouver un équilibre entre l'état et le marché, moi j'ai toujours pensé que l'État devait se consacrer aux tâches que d'autres ne feraient pas à sa place. Par exemple, je crois qu'on a encore devant nous la réforme de l'État et des services publics pour qu'ils remplissent complètement leur mission. Sur la part de la liberté et de la solidarité, sur le fait de tourner le dos à l'assistance pour donner à chacun les moyens de se prendre en mains et de prendre en mains et en responsabilité sa vie, sur les grands axes, je dirais, les grandes lignes de ce que, aujourd'hui, la gauche, je pense qu'il n'y a pas de désaccords, il n'y avait pas de désaccords, même si on aimait bien de temps en temps…

Patrick Jarreau : Mais est-ce que vous reconnaissez quand même ce que beaucoup de gens disaient de Dominique Strauss-Kahn, c'est que, au gouvernement, il était un interlocuteur un peu plus privilégié pour les entreprises, pour les milieux financiers, pour les milieux financiers internationaux ? Donc, est-ce que son absence va être de ce point de vue-là un handicap ?

Martine Aubry : Attendez ! Dominique Strauss-Kahn est une personnalité de premier plan de la gauche aujourd'hui et il a été un très bon ministre de l'économie et des finances. Et il a été un porte-parole exceptionnel de la France à l'étranger. C'est clair ! Par ce qu'il est, par son talent, par son intelligence… voilà. Bon, attendons Christian Sautter. Christian Sautter connaît bien aussi un certain nombre de pays étrangers, je dirais. Nous avons toujours travaillé ensemble autour de Lionel Jospin avec Dominique Strauss-Kahn et Christian Sautter. Je n'ai jamais vu, entre nous trois, sur des aspects importants, sur les grands axes des divergences d'appréciation. Alors, après on peut penser qu'il vaut mieux financer telle mesure de telle ou telle manière mais, sur les grands axes et sur le fond des choses, je ne l'ai pas vue. Que le ministre de l'économie et des finances…

Olivier Mazerolle : On a été aveuglés par les tempéraments alors ?

Martine Aubry : Non, mais moi je ne nie pas qu'on ne soit pas tout à fait pareil et qu'on n'ait pas la même façon de fonctionner. Mais on est un homme, une femme. Déjà, ça fait peut-être des différences et on n'est pas pareil. Mais ça, je ne connais pas deux personnes pareilles au Gouvernement. Bon, voilà ! Donc, il y a eu des petits désaccords, il y a eu des petits problèmes, mais qui n'étaient pas, me semble-t-il, liées au fond des choses. Moi, vous savez, les entreprises, je les vois chaque semaine dans mon ministère en recevant les fédérations patronales, en recevant les chefs d'entreprises. Je suis dans un ministère qui est le ministère des salariés et des entreprises et j'y tiens absolument. Quand je parle des 35 heures…

Pierre-Luc Séguillon : Monsieur Seillière n'est pas tout à fait de cet avis.

Martine Aubry : Oui, vous parlez du patronat institutionnel. Là, je parlais des chefs d'entreprise. Bon…

Pierre-Luc Séguillon : De terrain ?

Martine Aubry : Enfin de terrain. Oui, bien sûr ! Je n'ai malheureusement pas de relations aussi bonnes avec monsieur Seillière que j'ai avec beaucoup de chefs d'entreprises ou de présidents de branche professionnelle, mais on ne sait jamais. Tout peut s'arranger. En tout cas, comme je l'ai dit, ma porte est toujours ouverte.

Pierre-Luc Séguillon : Mais alors justement, je vous arrête, est-ce que le fait que Dominique Strauss-Kahn soit parti, que j'entends bien du point de vue symbolique, cet équilibre puisse sembler être rompu ne va pas vous contraindre à modifier votre affichage ? Je veux dire, sans profondément changer votre action politique mais, attendez, vous savez très bien que, vis-à-vis de l'extérieur, il y a des symboles qui jouent. Vous êtes d'accord. Donc, on a toujours dit : « le symbole Dominique Strauss-Kahn – Martine Aubry, c'est équilibré ». Qu'est-ce que vous allez faire pour convaincre qu'il n'y a pas de risques, après le départ de Dominique Strauss-Kahn, de dérive étatiste ou volontariste ?

Martine Aubry : Le problème n'est pas de convaincre et de parloter. Le problème est de voir les résultats. Moi, je suis dans ce ministère pour essayer de faire avancer les dossiers que le Premier ministre m'a confié. Nous avons défini des priorités. Il a défini des priorités : en premier lieu l'emploi ; en deuxième lieu faire en sorte que la Sécurité sociale soit à l'équilibre de manière pérenne ; en troisième lieu lutter contre toutes les formes d'exclusion avec mes autres collègues du Gouvernement.

Pierre-Luc Séguillon : Ça, c'est les dossiers très techniques. Mais vous êtes aussi le numéro 2 du Gouvernement. Donc vous avez…

Martine Aubry : C'est pas des dossiers techniques. C'est des dossiers politiques au vrai sens du terme. Qu'est-ce que c'est que la politique si ce n'est pas de régler les problèmes des Français. Le premier problème des Français, c'était le chômage. Pour la première fois, il y a deux mois, la première fois depuis 1994, depuis la première crise pétrolière, les Français croient que le chômage va continuer de baisser. Ça veut dire que la confiance est à nouveau là, c'est-à-dire que les résultats 440 000 chômeurs de moins depuis deux ans. Les gens commencent à y croire. Bon, c'est pas un travail qui se fait comme ça. La Sécurité sociale, elle était à 54 milliards de déficit. Elle sera en excédent l'année prochaine, non pas en ayant augmenté les cotisations ou baisser les remboursements, mais par un certain nombre de réformes structurelles qui sont mises en place. Moi, je suis là pour faire ces réformes qui sont des réformes autant économiques que sociales.

Pierre-Luc Séguillon : Oui, mais madame Aubry, vous venez de rappeler vous-même et ça avait été rappelé avant le chiffre du chômage de septembre qui est un chiffre spectaculaire, moins 83 000 chômeurs. Or, cela a été éclipsé. Ça a été éclipsé aux yeux de l'opinion par l'affaire de la MNEF, par la démission de Dominique Strauss-Kahn. Je veux dire, est-ce que le risque, aujourd'hui, n'est pas que, au fond, le désordre politique vienne contrarier ce que vous étiez en train de dire, c'est-à-dire l'entrée de la France ou sa progression dans un rythme de croissance et de recul du chômage ?

Martine Aubry : Mais qu'est-ce que voient aujourd'hui les Français ? Enfin, vous les voyez bien, quand même, en province, sur le terrain, quand vous les rencontrez. Qu'est-ce qu'ils voient ? Ils voient qu'ils avaient trois enfants au chômage et maintenant qu'il y en a un qui a retrouvé un travail, et l'autre qui est enfin rentré dans une formation. Ils voient que leur voisin, qui était en grande difficulté, est en train de s'améliorer. Ils le voient pas partout d'ailleurs parce qu'on a encore une frange  très, très lourde qui, moi, m'inquiète et sur lequel je travaille en priorité. Les Français, ils ont pas besoin qu'on leur analyse des statistiques chaque mois pour voir que la situation va mieux. Vous avez vu que le moral des Français n'a jamais été aussi bon. C'est sorti, il y a deux jours, depuis que cet indicateur existe. De même, les chefs d'entreprise, ils attendent pas qu'on sorte des chiffres. Ils voient la réalité. Ils voient que leur pouvoir d'achat a augmenté. Ils voient qu'ils commencent à vivre mieux. Ils voient qu'ils ont plus de chance que leurs enfants trouvent un travail. Ils sentent que leur entreprise va mieux, et donc, ils ont moins d'inquiétude pour l'avenir. Bon, c'est pour ça que les choses vont bien.

Olivier Mazerolle : À cet égard, madame Aubry, il y a tout de même un débat de fond qui a été inauguré il y a quelques semaines également entre le Président de la République et le Gouvernement. Le Président de la République ne manque plus une occasion de souligner à quels points il est en désaccord avec certains aspects de la politique gouvernementale : les 35 heures, il trouve que la solution n'est pas très moderne ; les stock-options, il trouve que c'est une bonne idée alors que les députés socialistes et le Gouvernement sont moins décidés là-dessus ; le Pacs ; et, en gros, il dit : « moi, je suis pour la responsabilité, c'est-à-dire la modernité ; et puis les autres, c'est-à-dire vous, pour la réglementation, et ça c'est assez ancien, un peu moderne voire archaïque ».

Martine Aubry : Moi, je vais vous dire franchement : je n'ai jamais compris ce débat sur la modernité. Pour moi, être moderne, c'est régler les problèmes que les Français ont devant eux. On n'a jamais autant baissé le chômage que ce que nous avons fait depuis deux ans. On est en train de rétablir l'équilibre de la Sécurité sociale, dans tous les domaines. La justice devient indépendante. On est en train de faire des grandes réformes de société : la parité, le Pacs, pour ne prendre que celles-là. La vérité, c'est celle-là. Être moderne, c'est quoi ? C'est coller à ce qu'attend la population dans ces problèmes et dans ces inquiétudes, et c'est d'être capable d'apporter des réponses concrètes à ces problèmes. Je pense que c'est ce que nous sommes en train de faire. Il y a encore beaucoup de chemin à faire. Je vous dis pas que tout est parfait. Alors moi, j'ai quand même remarqué que le Président de la République, ça m'a d'ailleurs fait très plaisir, a dit : « la réduction de la durée du travail, c'est une bonne chose ». C'est quand même nouveau ça. Ça prouve que tout le monde y vient, « mais c'est la méthode qui me plaît pas ». Bon, la méthode lui plaît pas. Elle est pas moderne. Moi, je dis que c'est une méthode qui a quand même permis d'ores-et-déjà d'afficher la création ou la préservation de 130 000 emplois.

Olivier Mazerolle : Vous savez que, là-dessus, c'est très controversé.

Martine Aubry : Non, les chiffres ne sont pas controversés. Il y en a qui disent : « c'est beaucoup ». Il y en a qui disent : « c'est pas beaucoup ». Les chiffres, c'est l'addition des accords qui ont été déposés par les chefs d'entreprise. Donc, si dans une grande démocratie on met en cause, y compris, ce que les chefs d'entreprise signent avec les syndicats, alors là il y a plus de démocratie.

Patrick Jarreau : Non, mais la question, c'est de savoir combien de ces emplois auraient été créés de toute façon, 35 heures ou pas.

Martine Aubry : Oui, mais là on le sait aussi. Des études ont été faites. Il y a 10 % qui auraient sans doute été créés peu ou proue, en tout état de cause. Donc on peut dire que d'ores-et-déjà il y a 110 000 emplois créés ou préservés grâce aux 35 heures. Puis, au-delà de cela, je veux dire les 35 heures, c'est aussi les chefs d'entreprise qui y sont passés le disent, 85 % d'entre eux disent : « mon entreprise fonctionne mieux aujourd'hui » ; 86 % des salariés disent : « on est plus content maintenant ». Alors, moi je veux bien qu'ici, à Paris, on se dise : « c'est pas bien », mais moi, ce qui m'intéresse, c'est le chef d'entreprise qui a signé, le salarié qui a signé, le chômeur qui est rentré en entreprise, qu'elles sont leurs convictions. Et bien, leurs convictions, c'est que ça marche. Alors il faut continuer. C'est pas facile. Je l'ai toujours dit : ça pose beaucoup de difficultés. On peut en parler si vous le souhaitez, mais ça marche. Alors moi, la méthode, je sais pas si elle est moderne, mais enfin elle apporte des résultats puisque, avec la durée de travail, en un an et avant que ça devienne obligatoire, on a déjà créé quasiment autant d'emplois que la baisse du chômage l'année dernière qui était l'année exceptionnelle de baisse du chômage dans notre pays. Voilà, donc ça c'est des faits et c'est des chiffres, après on qualifie ça comme on veut.

Pierre-Luc Séguillon : Mais pour en rester sur la méthode et, pour reprendre une critique qui ne vient pas de la droite mais plutôt de la gauche, je pense à Edmond Maire qui dit « au fond, sans doute, ça donne des résultats, mais ça donnerait des résultats bien meilleurs si, au lieu d'imposer de manière volontariste, on avait discuté, négocié au cas pas cas.

Martine Aubry : D'abord deux choses. La première, c'est que ça avait été essayé. La loi quinquennale de 1995 avait voulu lancer un grand mouvement sur la durée du travail, il n'y avait rien eu, quarante accords de branche qui n'avait parlé que d'un jour férié ou d'un pont, pas de réduction de la durée du travail. Il y a eu la loi Robien. Quand nous sommes arrivés, un an après le vote de la loi Robien, 500 accords seulement, un an après le vote de notre loi 17 000 accords. Moi, j'aurais préféré aussi que, comme en Allemagne, comme aux Pays-Bas, le patronat et les syndicats se mettent autour d'une table, négocient et y arrivent. C'est malheureusement pas ce qui se passe dans notre pays, ceci dit.

Pierre-Luc Séguillon : Je vous arrête une seconde, vous n'avez pas le sentiment que, si ça ne se passe pas comme ça, c'est que vous avez commis une erreur, initiale en 1997, à l'automne 1997, au cours de la fameuse conférence sur l'emploi, les salaires et le temps de travail, où vous avez décrété les choses.

Martine Aubry : Non, mais attendez ! Ce que je suis en train d'expliquer, c'est que ça s'est pas bien passé avant 1997 et que, depuis, ça sa passe bien. Quand on a aujourd'hui 17 000 accords qui touchent deux millions de salariés, quand 27 % des salariés qui appartiennent à une entreprise de plus de vingt salariés sont déjà touchés par un accord sur les 35 heures, un mot pour dire, nous n'avons pas fait une loi qui encadre et qui dit, voilà chacun amène au pas cadencé. Nous avons fait une loi qui a dit : « nous donnons un an d'expérimentation ». Nous nous appuierons sur ces accords pour faire la seconde loi. Cette seconde loi, c'est le fruit des accords ; c'est le fruit des cinquante mille chefs d'entreprise, un instant, on va détailler ça : cinquante mille chefs d'entreprise et représentants syndicaux qui ont signé des accords. Nous avons aujourd'hui des accords sur mesure car la réduction de la durée du travail ne marche que par la négociation parce que c'est très compliqué : faire mieux marcher les machines, réduire les délais, améliorer la qualité, améliorer les conditions de vie au travail, prendre en compte l'articulation entre la vie familiale et la vie professionnelle, faire le bouclage financier qui permette de créer des emplois, c'est compliqué. Ça peut se faire que sur le terrain dans une entité donnée.

Olivier Mazerolle : On va détailler ça dans la deuxième partie de l'émission, mais juste un mot encore sur la modernité : la France est le seul pays à s'être engagé dans une loi contraignant pour l'établissement du temps de travail à 35 heures. Alors est-ce que la France serait seule porteuse de la modernité ? Ça serait une nouvelle exception française ?

Martine Aubry : Mais je ne dis pas du tout que notre méthode est la bonne pour tout le monde. Je dis que la réduction de la durée du travail était une piste que nous n'avions pas le droit de laisser de côté, tout d'abord pour l'emploi, mais aussi pour re-réfléchir sur l'organisation du travail dans les entreprises pour qu'elles soient plus compétitives demain, pour que les salariés travaillent mieux, pour qu'il y ait aussi un temps libre où l'on puisse mieux vivre ensemble.

Olivier Mazerolle : Mais seulement en France ?

Martine Aubry : Mais les autres, beaucoup l'ont déjà fait, je vous rappelle.

Olivier Mazerolle : Pas par la loi.

Martine Aubry : Oui, pas par la loi, mais parce que, malheureusement dans notre pays, c'est ce que je disais, moi j'aimerais bien avoir un pays comme l'Allemagne ou comme les Pays-Bas où les syndicats sont forts, où les chefs d'entreprise ont une habitude de négociation et où les problèmes se traitent naturellement par la négociation. Alors, en France, on peut le regretter, je dirais d'ailleurs que j'aurais préféré qu'on soit dans une autre situation, mais notre pays est comme ça depuis des années. L'important, c'était que ça ne soit pas la loi qui se substitue aux partenaires et, là, nous avons renvoyé à la négociation.

Olivier Mazerolle : Alors l'application de la loi sur les 35 heures, Pierre-Luc Séguillon.

Pierre-Luc Séguillon : Oui, c'est un peu compliqué. Donc je vous propose qu'on prenne quelques points qui ont fait problèmes. D'abord le financement : vous aviez prévu sur l'enveloppe globale une ponction pour financer partiellement l'ensemble sur l'Unedic et sur la Sécurité sociale. Le patronat a expliqué qu'il quitterait les organismes et la gestion paritaire des organismes sociaux si vous m'étiez à exécution, dans le projet de loi de financement de la Sécurité sociale, ce projet. Alors, question : le patronat aujourd'hui dit « nous voulons que, dans le texte final de la loi, disparaisse toute référence à un possible ou une possible participation des organismes sociaux au financement de la réduction du temps de travail ». Est-ce que vous en prenez l'engagement ? Autrement dit, je crois que c'est l'article 11 qui devrait disparaître.

Martine Aubry : Il a déjà disparu. J'ai déposé un amendement au Sénat, la semaine dernière, comme je m'y étais engagée et quand le patronat est intervenu, c'était déjà fait, si je puis dire. Pourquoi ? Je crois qu'il faut peut-être revenir un instant à ce qu'est ce financement. Nous avons voulu globaliser deux réformes. La réduction de la durée du travail et la baisse des charges sociales. C'est un problème majeur le problème des charges sociales sur les salaires. Ça fait trente ans qu'on se dit qu'en France les charges sociales sont trop fortes et touchent de manière extrêmement dure les entreprises concurrentielles, l'habillement et autres, les commerces, l'artisanat, les services… Donc, nous faisons une grande réforme des charges sociales qui va bien au-delà de ce qui a été fait jusqu'à présent, qui va réduire les charges sociales jusqu'à 1,8 fois le Smic et, en même temps, nous donnons une aide structurelle aux entreprises qui sont passées aux 35 heures. Sur 110 milliards, 105 à 110 milliards que coûtera cette réforme sur cinq ans. 40 milliards sont dus au coût de la réduction de la durée du travail et je voudrais dire tout de suite que ça fait 55 à 60 000 francs le coût de l'emploi par réduction de la durée du travail. C'est-à-dire une mesure comme il n'y en a jamais eue. Les emplois-jeunes, c'est 94 000 francs. Le contrat initiative emploi, c'est 330 000 francs. La ristourne dégressive mise en place par Alain Juppé, c'était un million la première année, 200 000… Je le dis parce que j'entends dire « c'est un coût extravagant ». Non, c'est la moitié de la mesure moyenne en faveur de l'emploi qui a été prise depuis des années.
Donc, comment les financer ? Pour la partie baisse des charges sociales, nous avions souhaité que ce soit à l'intérieur des entreprises, par une taxe sur les bénéfices et les taxes sur les activités polluantes que soit financé ce complément de baisse des charges.
Sur la partie aides structurelles, c'est-à-dire aidant à la réduction de la durée du travail, donc 40 milliards, nous avions pensé et je dois dire que nous n'étions pas les seuls. Certaines organisations syndicales avaient tenu le même discours. Et d'ailleurs, le patronat et les syndicats l'avaient fait aussi. Ils appellent ça « l'activation des dépenses passives ». Au lieu de payer les gens au chômage, on ferait mieux de les payer à travailler. Ils l'avaient fait pour l'ARP. Rappelez-vous pour les préretraités. Nous avions d'ailleurs tous applaudi. Et ils l'ont fait sur des conventions de coopération avec des entreprises où on continue à payer un chômeur qui rentre dans l'entreprise. Certains syndicats avaient pensé qu'une partie de la réduction de la durée du travail pouvait être financée par le fait que, créant des emplois, il y a des entrées de cotisations sociales à l'Unedic ; il y a moins de dépenses en termes d'indemnisation du chômage ; il y a des entrées de cotisations à la Sécurité sociale et il y a des entrées dans le budget de l'État. Donc, c'est ainsi que nous avions conçu ce financement.

Pierre-Luc Séguillon : J'ouvre une parenthèse. Est-ce que vous avez le sentiment que, si vous aviez davantage discuté avec les organisations syndicales, voire avec l'organisation patronale, ils auraient pu admettre ce principe alors qu'ils ont eu le sentiment que cette ponction leur était en quelque sorte imposée, sans discussion ?

Martine Aubry : Non, très franchement, Pierre-Luc Séguillon. Ils ne peuvent pas avoir eu ce sentiment-là, car c'était déjà inscrit dans la première loi sur la réduction de la durée du travail, dans l'exposé des motifs. On le disait et on disait : « on en discutera ». Ensuite, vous savez qu'on a une concertation de trois mois extrêmement intenses avec les organisations patronales et syndicales. C'est alors d'ailleurs qu'ont apparu les premières divergences qui sont liées à beaucoup d'autres choses. Peut-être aussi que le patronat ne souhaitait pas de ces 35 heures, a lié les deux sujets.

Et, comme les autres organisations syndicales, certaines n'étaient pas totalement favorables à partir du moment où pour moi, l'important, c'est que nous fassions les deux objectifs essentiels qui sont – essentiels pour l'emploi – la réduction de la durée du travail, la baisse des charges sociales très fortement attendues, notamment par le commerce et par l'artisanat. Et bien, s'il n'y avait pas d'accord sur les modalités et bien nous avons trouvé d'autres modalités financières.

Olivier Mazerolle : Alors, le patronat vous dit « mais tour de passe-passe », parce qu'en réalité ce que vous ne prenez plus à la Sécurité sociale, vous le prenez au fonds de solidarité vieillesse, que la Sécurité sociale va devoir financer par ailleurs.

Martine Aubry : Je peux quand même me permettre de dire qu'on ne peut pas à la fois nous dire « reculade » et « tour de passe-passe ». Ou bien on a reculé, ou bien on a fait semblant. Et donc, il va falloir choisir.

Olivier Mazerolle : Alors, au fait, vous avez reculé ou vous avez fait semblant ?

Patrick Jarreau : Vous pouvez reculer sur l'Unedic et faire un tour de passe-passe sur la Sécurité sociale ?

Martine Aubry : Oui, mais je ne pense pas que ça soit ça. Nous avons fait ce que nous avons dit. C'est-à-dire que le patronat et certains syndicats, et les syndicats nous ont dit « nous ne souhaitons pas que vous preniez sur les contributions patronales et syndicales ». Nous n'avons pas pris sur les contributions patronales et syndicales, c'est-à-dire ni à l'Unedic, ni sur les cotisations sociales. Vous savez maintenant, à côté du régime général, il y a un FSV, le fonds social vieillesse qui est en excédent, qui a été créé en 1994, qui, en excédent, à qui le budget de l'État avait attribué des taxes sur l'alcool.
Nous avons pris une partie de ces taxes sur les alcools pour les transférer sur le fonds de baisse des charges. Je voudrais quand même dire un mot. On est quand même le seul pays au monde où on va baisser de 105 milliards les charges sociales, c'est-à-dire réduire le coût du travail de 5 % en moyenne en dessous d'un salaire de 10 000 francs. 5 % de gain de productivité, pratiquement c'est ça que ça veut dire. Après le coût de la réduction de la durée du travail où le patronat institutionnel n'est pas content, l'Union professionnelle artisanale applaudit. Certaines fédérations patronales…

Pierre-Luc Séguillon : Ils contestent quand même votre calcul de baisse des charges, parce qu'il fait remarquer que, par ailleurs, il y a l'écotaxe ; il y a un certain nombre de…

Martine Aubry : Non, non, attendez ! Parce que l'écotaxe, comme vous le savez, la taxation sur les bénéfices qui ne touchent que des entreprises dont le chiffre d'affaires est supérieur à 50 millions, ça revient à quoi ? Ça revient tout simplement à faire en sorte qu'à l'intérieur de la Sécurité sociale les entreprises les plus capitalistiques, celles qui ont choisi de remplacer les hommes par des machines, financent une partie de la Sécurité sociale. En France, tout était financé sur les salaires. Donc, les charges sociales pénalisaient l'emploi. Que l'on fasse financer des secteurs comme le pétrole, l'industrie pharmaceutique, la chimie, les banques, les assurances, un peu plus, alors qu'effectivement elles peuvent le faire. Je dirai, c'est tout simplement ce que nous avons fait quand nous avons basculé les cotisations salariales sur la CSG pour qu'il n'y ait pas que les salaires qui financent la Sécurité sociale mais, à la suite de ce qui avait été commencé, les revenus du patrimoine et les revenus du capital.
Donc, c'est un autre transfert à l'intérieur d'une masse financière qui est la masse versée par les entreprises, mais c'est favorable à l'emploi.

Pierre-Luc Séguillon : Donc, vous estimez aujourd'hui que le patronat n'a plus aucune raison justifiée pour se retirer des organismes sociaux et refuser la gestion paritaire ?

Martine Aubry : Je ne dis pas ça. Si le patronat avait pour véritable raison le fait qu'il ne fallait pas toucher aux contributions patronales et syndicales. Il n'a plus de raison.

Pierre-Luc Séguillon : Alors, c'est ce que je voulais entendre dire. Est-ce que vous estimez qu'il a d'autres raisons et lesquelles ? Est-ce que vous estimez qu'en fait il veut s'en aller ?

Martine Aubry : Je n'en sais rien.

Pierre-Luc Séguillon : Nous, mais vous analysez.

Martine Aubry : Moi, je l'ai toujours dit. Chacun prend ses responsabilités. Nous sommes une démocratie. Les 35 heures ont été votées par le Parlement. Le Medef est en désaccord avec les 35 heures. Mais cette loi, c'est une loi sur laquelle Lionel Jospin s'était engagé, qui porte des résultats en matière d'emploi et qui a été votée par une majorité et à laquelle adhèrent une majorité de Français. Alors, le Medef y est défavorable, mais c'est la loi de la République.

Olivier Mazerolle : Il y a une autre opposition du Medef ou une autre objection. Ils vous disent : « mais nous voulons que tous les accords de branche soient appliqués », y compris celui qui concerne la métallurgie pour lequel, d'ailleurs, vous aviez fait un pas en disant : « s'il y a des aménagements, on peut toujours regarder ». Le Medef vous dit « non, il n'y aura pas d'aménagements. Il faut que, pendant cinq ans, les accords de branche soient appliqués ». Et le Sénat a repris d'ailleurs. Donc, il n'y a quand même non seulement le Medef, mais toute l'opposition politique qui est d'accord sur ce point.

Martine Aubry : Disons les choses très simplement, Olivier Mazerolle. Aujourd'hui, il y a 112 accords qui ont été signés. Il y en a 73 qui ont été étendus, qui sont donc directement applicables. Il y a 31 qui vont l'être dans les jours qui viennent qui sont dans le tuyau, si je puis dire, de l'extension. Et il y a 8, qui soit n'ont pas demandé l'extension, soit comme la métallurgie ne l'a demandé qu'à partir du 1er janvier 2000, se sont situés d'eux-mêmes en dehors de la loi.
Tous les autres sont applicables et la deuxième loi s'est appuyée sur eux, comme sur les accords d'entreprise pour pouvoir effectivement fixer une nouvelle réglementation sur la durée du travail dans notre pays qui donne d'ailleurs beaucoup plus de place à la négociation qu'auparavant, qui est beaucoup plus simple et qui traite des problèmes comme celui des cadres, du temps de travail à temps partiel, de la formation qui n'étaient pas encore traités et sur lesquels nous nous sommes appuyés, sur ces accords.
Bon, je suis désolée : la loi est la loi. Le patronat ne peut pas dire « nous avons signé des accords en contravention avec la loi » et d'ailleurs ça avait été affirmé en tant que tel. « Je donne ordre au gouvernement », ce que nous ne pouvons d'ailleurs pas faire, légalement parlant, de rendre applicable quelque chose qui est illégal.

Patrick Jarreau : Vous pouviez les introduire dans la loi, ces accords. Ça, c'est pas impossible ? La loi n'est pas encore adoptée.

Martine Aubry : Effectivement, on peut augmenter la durée du travail, mais comme c'est une loi de réduction de la durée du travail, vous comprenez que ce n'est pas exactement la même logique.

Patrick Jarreau : Oui, ça n'est pas votre objectif.

Martine Aubry : Nous ne pouvons pas considérer, par exemple, que des agents de maîtrise qui gagnent 12 000 francs par mois devraient avoir un salaire au forfait quelle que soit leur durée du travail. Voilà ce qu'on nous demande.

Patrick Jarreau : Mais, en même temps, la difficulté avec ses accords, ils ont été signés. Ils ont été signés, comme leur nom l'indique, par le patronat et par une partie des syndicats.

Martine Aubry : On a l'air de découvrir, en France, que la procédure d'extension des accords, qui existe d'ailleurs je crois depuis 1936, a toujours fonctionné ainsi. Il y a des accords qui sont signés, il y a ce qu'on appelle une procédure de double opposition. Les syndicats peuvent s'y opposer et l'État se doit d'étendre tout ce qui est légal et ne pas étendre ce qui est illégal. Je vous donne un exemple : dans certains accords que nous avions étendus, une ou deux branches, ils prévoyaient de travailler le dimanche dans des secteurs où la loi ne le permet pas. Nous avons exclu ces clauses. Nous nous en sommes expliqués avec les fédérations qui l'ont d'ailleurs expliqué. Qu'est-ce que l'on dirait si, brutalement dans notre pays, on considérait que la loi importe peu. C'est comme si je vous disais : « Olivier, nous allons nous marier, mais nous ne passerons pas en mairie ». Nous pourrions nous « pacser ». Non, il y a des lois dans un pays. On les applique.
Et je crois que l'organisation représentant le patronat est tout à fait légitime à dire qu'elle est en désaccord avec cette loi. Elle est tout à fait légitime à poser des revendications. Elle en a d'ailleurs posé. Nous l'avons entendu sur beaucoup de sujets. Regardez l'Union professionnelle artisanale qui représente quand même 830 000 entreprises et qui a dit « nous nous réjouissons des amendements qui ont été portés dans la seconde loi pour aider les petites et moyennes entreprises ». Bon, ça veut dire que le dialogue existe.

Olivier Mazerolle : Ça n'est pas ce que disent les chefs d'entreprises, en tout cas le Medef. Beaucoup disent : « c'est une loi qui cadenasse, qui réglemente. On va même calculer le temps qu'il faut pour manger un casse-croûte. Bref, ça va être le règne de la pointeuse et des inspecteurs du travail ».

Martine Aubry : Je crois que c'est exactement le contraire. Vous savez qu'aujourd'hui il y avait l'insécurité juridique pour les entreprises sur le travail effectif, car il y avait des jurisprudences extrêmement différentes sur les cadres. Rappelez-vous les problèmes avec des inspecteurs du travail qui allaient dans des sièges sociaux avec une loi qui ne disait pas clairement ce que sont les choses. Les chefs d'entreprises et les branches avec lesquelles nous avons travaillé nous ont dit : « nous voulons que ce soit clair ». Quand on signe un accord, on ne veut pas que demain, dans six mois, dans deux ans, nous soyons sanctionnés parce que ceci n'a pas été respecté. Nous avons donc essayé de simplifier et de mettre de la sécurité juridique.
Et puis de ne traiter au niveau de la loi que ce qui est garanti pour les salariés et encadrement d'un certain nombre de procédures. Et de renvoyer à la négociation le maximum d'éléments possibles, étendant ainsi le champ de la négociation par rapport à ce qui était avant…

Olivier Mazerolle : Le casse-croûte, ça fait partie de la loi ? L'habillage aussi ?

Martine Aubry : Le casse-croûte, c'était dans la loi depuis 1919 et c'est justement pour cela et il était dit que le temps de casse-croûte n'était pas du travail effectif. Donc, il fallait, vous pensez bien, aussi moderniser cette loi. On ne parle plus aujourd'hui de casse-croûte, mais de restauration. Et il faut dire très clairement que la restauration n'est pas du temps du travail, sauf si le salarié doit le prendre en continuant à travailler, ce qui est quand même un élément de bon sens, franchement !

Pierre-Luc Séguillon : Vous dites renvoyer à la négociation. Alors, on peut imaginer que, dans les grandes entreprises où il y a une présence syndicale importante, il y aura de vraies négociations. En revanche, la question qu'on se pose, dans les petites et moyennes entreprises où la représentation syndicale est souvent peu importante, est-ce que le risque n'est pas que les chefs d'entreprise, – cette fois-ci, une critique qui est adressé par certains éléments de gauche – que les chefs d'entreprise tirent profit des abaissements de charges mais, en réalité, ne jouent pas vraiment le jeu, si bien que l'application des 35 heures entraînera une aggravation de la condition salariale ?

Martine Aubry : Cela aurait été le cas, Pierre-Luc Séguillon, et vous avez raison, si nous n'avions pas prévu dans la loi que les accords signés doivent l'être, soit par des syndicats qui représentent la majorité des salariés au comité d'entreprise ou aux délégués du personnel aux dernières élections, soit que l'accord ait donné lieu à une consultation du personnel, ayant donné lieu à un accord de la majorité des salariés. Justement, parce que nous ne souhaitions pas, que nous lions effectivement la réduction des charges sociales sur les 35 heures, ils puissent y avoir des contournements de cette réduction de charges.
Et bien moi, je crois que dans notre pays, comme c'est déjà le cas, le dialogue social va être complètement renouvelé. Les salariés essayent de comprendre pourquoi l'entreprise a besoin de souplesse. Elle, elle est obligée de légitimer. Pourquoi je vous demande de moduler, parce que j'ai la saisonnalité. Mais l'entreprise, elle doit aussi prendre en compte le salarié. Nombre de chefs d'entreprise m'ont dit : « nous avons changé les rythmes de travail parce que je n'avais pas compris que les crèches ou les écoles fermaient à telle heure », ou « parce que les deux tiers de mon personnel ont une heure et demi de transport et souhaitaient plutôt avoir des durées de travail contenues sur un petit nombre de jours, ou à l'inverse quand ils habitaient près ». Ce qui veut dire qu'il y a pour la première fois, peut-être, un vrai dialogue dans l'entreprise sur ce qu'attendent les uns et les autres. Et l'important de ces accords, c'est quoi : et bien, c'est que tout le monde y gagne. Quand on me dit que 85 % des entreprises qui ont signées et 86 % des salariés sont satisfaits, je ne vois pas de quel droit je dirai le contraire.

Olivier Mazerolle : Il y a une catégorie de salariés qui estime être laissée pour compte. En tout cas les syndicats, à l'exception de la CFDT, le disent. Ce sont les cadres. Ils disent : « ah d'accord, on a calculé nos journées de travail, 217. Mais alors, durant ces journées, on va pouvoir travailler sans limitation de temps et finalement ce n'est pas une loi pour nous ».

Martine Aubry : Ça, c'est la France ! Il y a un an, certains de ces mêmes syndicats disaient : « nous ne voulons pas des 35 heures car jamais on pourra réduire la durée du temps de travail pour les cadres ». Un an après, c'est pour dire combien la révolution a été rapide, ils nous disent : « tous aux 35 heures ». Alors moi, je leur dis simplement : « soyons raisonnables, soyons ambitieux, mais réalistes ». Ambitieux, c'est quoi ? C'est que tous les cadres, et d'ailleurs nous nous appuyons sur les accords, les cadres dirigeants évidemment, on ne leur applique pas. Tous les cadres qui sont dans une équipe collective seront aux 35 heures. Ils sont environ 58 % des cadres aujourd'hui, c'est d'ailleurs la proportion dans les accords. Pour les autres, nous prévoyons plusieurs formes de la réduction de durée du travail. C'est des accords qui définiront : réduction de la durée hebdomadaire, mensuelle ou annuelle. Si vous choisissez de le faire sous la forme annuelle, parce que vous dites : « j'ai du mal à calculer la durée du travail. Les gens amènent des dossiers chez eux », une partie travaille en commercial à l'extérieur, vous devez donner au moins un certain nombre de jours de repos. 217 jours de travail maximal, c'est donc environ dix jours de repos de plus que ce qu'avaient les cadres jusqu'à aujourd'hui. Est-ce que franchement, Monsieur Mazerolle, vous connaissez un pays au monde où on a cinq semaines de congés plus dix jours de repos quand on est cadre ?

Olivier Mazerolle : Donc, vous n'irez pas plus loin ?

Martine Aubry : Non.

Olivier Mazerolle : Et quand ils vous disent : « Mais 217 multipliés éventuellement par 13 heures par jour, c'est trop long ! » ?

Martine Aubry : Attendez ! Essayons d'avoir un débat du terrain. C'est d'ailleurs ce qu'on fait les entreprises. Dans 85 % des cas, il y a eu un accord sur la durée du travail des cadres. L'année dernière, on pouvait rien faire. Aujourd'hui, on nous dit que tout le monde peut être à 35 heures. Ça n'est pas vrai ! Des cadres commerciaux, des ingénieurs, des directeurs financiers ne peuvent pas travailler 35 heures aujourd'hui, mais beaucoup de jeunes cadres disent : « moi, mon travail, c'est formidable. J'ai envie d'avoir un travail passionnant, mais je n'ai pas envie non plus de sacrifier ma vie de ma famille comme mon père l'a fait, par exemple ». Et bien, il faut trouver des modalités d'organisation. Aux États-Unis, vous savez, moi j'ai travaillé dans une grande entreprise multinationale, à Chicago, à 17 heures, j'étais dans une tour. Tout le monde s'en allait. Et ils ne fonctionnaient pas moins bien que nous. Donc, il faut aussi qu'on apprenne à travailler autrement. Alors, ça frotte un peu, mais est-ce qu'on fait des réformes importantes sans que ça frotte ? C'est bien là le sujet. On avance, on avance. Il y a des accords, il y a des accords qui sont des accords sur mesure, entreprise par entreprise. Et c'est comme ça qu'on réussira.

Pierre-Luc Séguillon : Alors il y a un secteur où ça risque de frotter précisément, c'est celui de la fonction publique. Je crois que Émile Zuccarelli, votre collègue de la fonction publique, commence des discussions avec les organisations syndicales. Quels conseils est-ce que vous lui donnez pour arriver à sortir de la quadrature du cercle, c'est-à-dire une fonction publique dont on ne veut pas augmenter le nombre de fonctionnaires aujourd'hui ? Je crois qu'on érige ça en principe et, en même temps, des syndicats qui disent : « pas de passage aux 35 heures s'il n'y a pas de créations d'emplois statutaires, s'il n'y a pas d'embauches ».

Martine Aubry : D'abord, Émile Zuccarelli n'a sans doute pas besoin de conseils. Ça me paraît évident. Mais je m'en donne à moi-même puisque j'ai l'hôpital chez moi et que c'est une des grandes fonctions publiques. Je crois que les 35 heures dans la fonction publique territoriale, nationale et hospitalière, ça peut être pour la gauche, puisque nous croyons en l'État, ça peut être pour la gauche un chantier formidable pour retrouver le sens de l'État, pour que le service public retrouve son sens. Pour qu'on dise à tous les agents : « la crise de la société, évidemment vous n'en êtes pas responsables, des gamins délinquants, des échecs scolaires, des gens qui arrivent avec un cancer du foie éclaté aux urgences des hôpitaux », pour prendre deux services publics essentiels que sont l'éducation et l'hôpital, « mais vous avez une partie de la réponse. Alors, en re-réfléchissant ensemble à la façon de travailler, en décloisonnant, en ayant des attentions aux plus fragiles, en allant vers ceux qui ont le plus de difficultés ». C'est vrai à l'école, c'est vrai à l'hôpital.

Pierre-Luc Séguillon : Donc, votre réponse, c'est le redéploiement en quelque sorte ? Pas de création d'emplois, mais redéploiement ?

Martine Aubry : Attendez ! C'est de dire d'abord, réfléchissons comme nous avons dit aux entreprises de le faire, sur notre organisation. Pour l'hôpital, nous décloisonnons les services, nous décloisonnons à l'intérieur d'un service. Une infirmière fait souvent beaucoup de choses sur un malade. Accueillons mieux le malade. Soyons capables de travailler avec le médecin de ville pour qu'il soit suivi à la sortie de l'hôpital. Allons à la rencontre de ceux qui ne viennent jamais vers nous en faisant des permanences dans les quartiers comme le fait l'hôpital de Lille, avec une association sur l'alcoolisme au coeur d'un des quartiers difficiles. Voilà ce que nous pouvons leur dire.
À partir de là, cette grande réflexion sur le rôle du service public et le rôle de l'État qui rejoint ce que je disais tout à l'heure : chaque franc en terme d'impôt doit être bien utilisé et les services publics doivent être au service de tous, de chacun et de tous. Bon, c'est une ambition formidable pour la gauche. Et bien, je pense que les 35 heures vont nous permettre de poser cette question. Alors, à partir de là, il y a des endroits où on pourra créer des emplois parce qu'il y a une nécessité. Je pense à l'hôpital. Et il y a des endroits où les 35 heures sont déjà une réalité. Le rapport Rocher l'a montré. Et où il n'y aura pas de créations d'emplois, mais il y aura quand même une réflexion sur notre organisation du travail et peut-être aussi sur l'intérêt des tâches de beaucoup des fonctionnaires. Ils peuvent gagner aussi dans la qualité de leur travail et aussi dans les sens de leurs missions que parfois, aujourd'hui, ils ont l'impression d'avoir perdu.

Pierre-Luc Séguillon : Attendez, sur l'hôpital. D'ici à cinq ans, il est prévu de supprimer, je crois, 24 000 lits. Je ne me trompe pas ? C'est les schémas directeurs.

Martine Aubry : Non, supprimés ou reconvertis. Parce que certains vont être reconvertis pour les personnes handicapées, les personnes âgées, les longs séjours.

Pierre-Luc Séguillon : Est-ce que la pente n'est pas plutôt la suppression d'emplois que la création d'emplois dans l'hôpital ?

Martine Aubry : Non, dans l'hôpital, certainement pas. Vous savez, dans tous les pays industrialisés, il y a deux domaines : la santé, l'éducation. Bien sûr, la culture aussi qui se développe. Et puis nous savons très bien que les problèmes de santé, il y a des nouvelles maladies, il y a des traitements de plus en plus coûteux, il y a l'espérance de vie qui s'accroît.
Des économies justement parce que là aussi, chaque franc dépensé doit l'être bien pour que nous allions à l'essentiel. Il y a aussi les progrès technologiques qui permettent d'avancer. La cataracte, il y a encore dix ans, vous étiez hospitalisé quatre jours. Aujourd'hui, vous êtes en hôpital de jour.

Patrick Jarreau : On peut à la fois, comme le propose le directeur de la caisse nationale d'assurance maladie, Gilles Jouannet, faire 60 milliards d'économies sur l'hôpital et y créer des emplois ?

Martine Aubry : Non, mais moi je ne partage pas le point de vue de M. Jouannet sur le plan stratégique en ce qui concerne l'hôpital. Je considère que l'hôpital, nous avons trois enjeux majeurs : qualité, sécurité et parfois lorsque nous avons fermé les services, en chirurgie, en maternité, c'est parce que la sécurité n'était pas là. Quand on n'a pas un anesthésiste, quand on n'a pas un service de réanimation post-natal, comment voulez-vous qu'on accouche en toute sécurité ?
Donc, moi, ce que je souhaite, c'est d'abord qualité, sécurité. Et ça, les Français le comprennent. Ils l'ont compris dans les États généraux. Quand je dois me faire soigner pour une maladie grave, je suis prête à faire trente kilomètres pour être sûre d'avoir une équipe très performante.
En revanche, tout ce qui est chronique, je pense notamment à la prise en compte des personnes âgées, des personnes handicapées, il faut de la proximité parce qu'il faut qu'ils soient avec leur entourage, avec leur famille… Donc, c'est dans cet esprit-là, partant des besoins des malades dans les bassins de vie, que nous reconvertissons l'hôpital et que nous le reconvertissons en permanence.
Inégalités réduites sur le cancer et la périnatalité, nous avons créé des réseaux pour que chaque personne, quel que soit son carnet d'adresse, quel que soit son milieu social, puisse être conduite par son médecin dans le service le plus apte à la traiter, en fonction de l'état de gravité de sa maladie. Ça, c'est nouveau et c'est formidable pour le service public. Chacun doit être traité de la même manière.
Inégalités entre régions. Nous sommes en train de rattraper d'une manière très importante. Vous savez qu'il y a des espérances de vie très différentes d'une région à l'autre et entre les gens, avec la couverture maladie universelle qui va permettre à six millions de nos concitoyens d'être soignés gratuitement.
Et puis, progrès en qualité, avec des pôles d'excellence, par exemple sur la cancérologie. Des urgences qui soient mieux organisées, avec un réseau avec la médecine de ville. Voilà toute cette révolution tranquille qui se fait avec un personnel hospitalier dont je voudrais redire qu'il est, à la fois, totalement mobilisé sur les usagers et d'une qualité assez exceptionnelle.

Olivier Mazerolle : Il faut dire un mot aussi, parce qu'il nous reste deux minutes, de la médecine de ville. Que répondez-vous à ce médecin, ou patient d'ailleurs, qui vivent les dernières mesures prises comme un tour de vis très difficile à supporter ? Les patients dépensiers pourront être convoqués par la Sécurité sociale. Les médecins devront justifier et motiver les arrêts maladie et les transports médicaux, suivi des dépenses tous les quatre mois.

Patrick Jarreau : « Ubuesque » dit le président de la Caisse nationale d'assurance maladie.

Martine Aubry : Il est revenu d'ailleurs sur ce terme. Il a bien fait. Simplement, est-ce qu'on rationne la médecine de notre pays ? Non. Est-ce que, lorsqu'on augmente, comme je l'ai fait aux radiologues et aux cardiologues, aux laboratoires biologiques, de réduire des dépenses qui ne sont pas des dépenses nécessaires, quand on fait six clichés, quand on en fait deux dans les autres pays, pour des radios dans certains cabinets, pas partout, est-ce que c'est normal ? Lorsqu'une personne, pour se rassurer, se fait faire quatre radios de l'intestin ou scanner par quatre médecins différents et la Sécurité sociale s'en rend compte. Autant la recevoir, lui expliquer : « Madame, c'est autrement qu'il faut traiter le problème ».

Olivier Mazerolle : Et les arrêts maladie motivés ?

Martine Aubry : Les arrêts maladie motivés, je crois que c'est une bonne chose. Chaque franc dépensé doit être bien contrôlé.

Olivier Mazerolle : Il y a de l'abus ?

Martine Aubry : Il y a peut-être, je n'en sais rien. Nous allons le vérifier. De la même manière, moi je vois des personnes qui vont à l'hôpital pour suivre un diabète ou autre, des personnes âgées, avec une ambulance alors qu'elles prennent le métro pour aller au cinéma. Je crois que là aussi. Ce n'est pas facile, mon rôle. Je préférerai dire : « tout le monde, il est beau ; tout le monde, il est gentil ». Mais, moi, je crois en la Sécurité sociale. Je crois que c'est un élément majeur de la cohésion sociale dans notre pays. Je n'ai pas envie qu'on augmente les cotisations. Je n'ai pas envie qu'on dérembourse. Je veux au contraire et c'est ce qu'on va faire avec la CMU, qu'on soigne gratuitement ceux qui en ont le plus besoin.
Et bien, pour ça, il faut que chacun fasse attention à se soigner avec ce qu'il faut, avec la qualité, mais à ne pas abuser. C'est tout simplement ça que nous essayons de faire. Je crois que la plupart des médecins l'ont compris puisque, cette année, leurs honoraires, aussi bien des généralistes que des spécialistes, sont restés dans la ligne. Je n'ai pas vu un Français me dire : « je n'ai pas pu me faire soigner ».

Olivier Mazerolle : On ne peut pas vous dire que vous vous appelez « Alain Juppé » plutôt que Martine Aubry.

Martine Aubry : Non, parce que « je ne suis pas droit dans mes bottes ». Je doute souvent.

Pierre-Luc Séguillon : Alors, est-ce que vous doutez précisément, on va terminer peut-être par ça. Vous avez terminé la loi sur les 35 heures. Ouf ! Vous avez fait les emplois jeunes.

Martine Aubry : 200 000 jeunes travaillent. Ce n'est pas mal.

Pierre-Luc Séguillon : Vous avez fait voter la loi de financement de la sécurité sociale. Et alors, certains autour de vous, disent maintenant : Martine Aubry, elle va pouvoir travailler sur son image. Et un de vos ministres qui a beaucoup d'admiration pour vous, semble-t-il, qui est Claude Bartolone, dit : Martine Aubry, elle est quasi prête pour, un jour, entrer à Matignon.

Martine Aubry : Et où est la question ?

Pierre-Luc Séguillon : J'aimerais avoir votre réaction.

Martine Aubry : Écoutez, ma réaction, elle est très simple. Je fais de la politique parce que j'ai envie que ce pays bouge. Si je ne croyais pas qu'on peut faire bouger la société, je changerais de métier. Grâce à Lionel Jospin et aux priorités qu'il a fixées, ou soutien que j'ai eu avec l'aide de tous mes collègues, nous faisons avancer ce que pourquoi je suis entrée en politique. Le chômage décroît. On s'intéresse enfin à ceux qui étaient sur le bord de la route, non pas en leur envoyant un chèque en fin de mois. Ça c'est l'assistance. Je n'y crois pas. Mais en les aidant à se remettre au coeur de la société. Pour moi, c'est une période formidable que d'aider, de mettre un peu ma pierre pour essayer de faire avancer ces choses-là.
Et puis il y a Lille. Lille c'est…

Pierre-Luc Séguillon : 2001…

Martine Aubry : Oui, mais ce n'est pas ça seulement.

Pierre-Luc Séguillon : Oui, je disais 2001 parce que ce sont les municipales.

Martine Aubry : C'est où je me retrouve chaque semaine pour respirer, pour vivre, pour sentir les gens.

Olivier Mazerolle : 2001. Ce n'est pas « l'odyssée de l'espace », c'est l'odyssée des municipales. Tout le monde vous y voit partie.

Martine Aubry : Croyez bien que je ne l'oublie pas. Mais Lille, c'est aussi…

Olivier Mazerolle : Vous irez à Lille ? Vous serez candidate.

Martine Aubry : Bien sûr. Ce n'est pas un scoop.

Olivier Mazerolle : Oui, mais alors le cumul des mandats ?

Martine Aubry : Oui, mais j'ai toujours dit que si j'étais élue, je ne resterais pas au Gouvernement. Je l'ai toujours dit.

Pierre-Luc Séguillon : Et puis ensuite il y a 2002.

Martine Aubry : Voilà, mais d'abord, il y a 2001. Alors, vous savez moi, comme vous l'avez dit très bien, je suis un peu le Diagana de la politique, c'est-à-dire j'ai des courses de haies. Il y avait les emplois jeunes, les 35 heures, la sécurité sociale, la CMU. Il y a beaucoup d'autres sujets. La contraception, les personnes âgées, la prise en compte de la dépendance qui est un sujet majeur sur lequel je souhaite qu'on travaille aussi. Les handicapés, il faut que notre pays change de regard sur les handicapés.

Pierre-Luc Séguillon : Ce n'était pas les retraites ?

Martine Aubry : Si les retraites. Mais ça c'est un sujet plus collectif. La parité, le problème des femmes. Il y a plein d'autres sujets. Ce sont des haies continues. Et puis, il y a Lille, voilà. Pour l'instant, je m'arrête à cette haie là, ce serait déjà beaucoup.

Olivier Mazerolle : Et bien merci Madame Aubry et non pas Stéphane Diagana et encore moins Alain Juppé.

Martine Aubry : Je n'ai pas son talent.

Olivier Mazerolle : La semaine prochaine nous recevrons Philippe Douste-Blazy. Bonne soirée à tous.