Interview de M. Denis Kessler, vice président délégué du MEDEF, dans "Option Finance" du 27 septembre 1999 sur le projet de budget 2000, la maîtrise des dépenses publiques, la réduction des déficits et la baisse des prélèvements obligatoires, la réforme de l’État, la loi sur les 35 heures, les stock-options et les fonds de pension.

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Option Finance : Le projet de loi de finances 2000 présenté par Dominique Strauss-Kahn a été accueilli avec un certain scepticisme, en raison notamment des faibles progrès enregistrés en matière de déficit budgétaire. Partagez-vous ce sentiment ?

Denis Kessler : Avant de parler du déficit, il me semble que toute l’attention devrait porter sur les dépenses. Le budget prévoit plus de 1 675 milliards de dépenses publiques ! Personne ne paraît s’intéresser au cœur de l’activité budgétaire, c’est-à-dire à la légitimité de la dépense. La présentation du budget à la française est d’une extraordinaire opacité. La technique budgétaire n’a guère évolué depuis trente ans. Quel contraste avec ce qu’il se passe dans les grandes entreprises, où le processus budgétaire conduit à s’interroger en profondeur sur chaque poste de dépenses, sur chaque entité, où tout est passé au crible coût/efficacité ! Le budget de l’État, lui, est essentiellement le budget de l’année précédente auquel on rajoute des dépenses nouvelles baptisées priorités. Dans d’autres grandes démocraties, le citoyen a accès, via Internet, au détail de toutes les dépenses publiques. Aux États-Unis, on peut connaître le détail du budget de la « Food and Drug Administration » ou de la Maison-Blanche. Une règle absolue de transparence devrait être respectée. Si l’on avait adopté un processus budgétaire rigoureux, nous n’aurions pas un tel niveau de dépenses, excessives, de prélèvements, spoliatoires, et de déficits, stérilisants.

Option Finance : Le budget 2000 ne semble-t-il pas au moins marquer une volonté de maîtriser les dépenses ?

Denis Kessler : Cela est loin d’être sût, car le débat budgétaire ne porte pas sur l’ensemble de la dépense, soit 1 675 milliards de francs, mais à la marge sur quelques milliards de francs seulement. Cette année, le gouvernement s’accorde bel et bien une marge de manœuvre supplémentaire de 35 milliards de francs de dépenses supplémentaires. Il veut qu’on le félicite sur sa vertu. Soyons sérieux. Dans les autres grands pays industrialisés, les pouvoirs publics mettent en œuvre des politiques actives de réduction de la dépense publique. Et ils sont d’ores-et-déjà parvenus à dégager des excédents budgétaires. Et ce n’est pas un hasard si ces mêmes pays ont retrouvé croissance et plein emploi. Regardez les Pays-Bas. Dans ce cas, on peut effectivement parler de comportement budgétaire vertueux. La France est très en retard dans le mouvement général d’assainissement des finances publiques.

Option Finance : Le gouvernement prétend cependant que le rythme de réduction des déficits en France est supérieur à celui de la plupart de nos voisins européens…

Denis Kessler : Il faut juger cette performance par rapport à la situation actuelle des finances publiques en France. Or, cette situation est très dégradée. Notre déficit budgétaire s’élève actuellement à 218 milliards de francs, soit l’un des plus importants de l’Union européenne. Il s’ajoute en outre à une dette publique qui a augmenté en raison du laxisme budgétaire dans des proportions hallucinantes au cours des quinze dernières années, et qui avoisine aujourd’hui 5 300 milliards de francs. En fait, le rapport déficit sur PIB de la plupart de nos partenaires est inférieur au nôtre. Dans l’Union européenne, trois États dégagent déjà des excédents budgétaires, et dans beaucoup d’autres, le déficit est inférieur à un point de PIB. Et ce n’est pas un hasard si ces pays parviennent à ce résultat après avoir effectué une réforme de l’État. Or, la France se refuse à entamer ce chantier. Sans réforme de l’État, pas de réduction de la dépense, et donc pas de réforme fiscale crédible, ni de remboursement de la dette pour protéger les revenus des générations futures.

Option Finance : Précisément, le gouvernement semble s’être engagé dans cette voie, puisqu’il prévoit un certain nombre de baisses d’impôts dans le budget 2000 et une diminution des impôts directs en 2001.

Denis Kessler : Rappelons tout d’abord qu’en 1999 le gouvernement s’est réjoui, je cite du « dynamisme des recettes fiscales », les contribuables moins. Un seul chiffre : les recettes au titre de l’impôt sur les bénéfices dépassent en 1999 de 30 milliards le montant budgété ! Il est faux de dire que le budget 2000 correspond à une baisse des impôts. À ma connaissance, il affiche 35 milliards de francs de prélèvement supplémentaires. Car l’important en la matière n’est pas seulement l’évolution des taux d’imposition, mais la masse ponctionnée. Or, les quelques baisses de taux prévues dans le budget 2000 ne suffisent pas à compenser l’augmentation du volume des recettes fiscales liées à la croissance. Il est en outre frappant de constater que, en dépit de cette hausse des impôts qui fait suite à celles enregistrées chaque année depuis 1996, le déficit budgétaire ne diminuerait que de manière marginale, d’à peine 10 % dans le budget 2000. Les prélèvements obligatoires ne sont donc pas prêts de baisser. En réalité, ils sont déjà supérieurs à ceux affichés. Quant à la promesse d’une baisse à venir de l’impôt sur les revenus, elle est formulée à chaque fois… quinze jours avant le versement d’un tiers provisionnel.

Option Finance : L’objectif du gouvernement de réduire les prélèvements obligatoires et de parvenir à un excédent budgétaire d’ici à 2004 vous semble-t-il crédible ?

Denis Kessler : Dans le budget 2000, le gouvernement ne se donne absolument pas les moyens de parvenir à cet objectif. En fait, ce projet de loi de finances cherche à contenter toutes les revendications en offrant une réduction modeste du déficit de 20 milliards de francs, une augmentation des dépenses limitée à 15 milliards de francs et quelques baisses d’impôts ciblées pour alimenter l’illusion d’une réforme fiscale. Ce sont là des mesures « sucrettes ». On va par exemple mettre cinq ans pour que les salaires disparaissent de la base de calcul de la taxe professionnelle, mais les immobilisations restent encore lourdement taxées. La politique budgétaire ne présente en outre aucune visibilité à moyen terme. En fait, depuis que l’objectif d’une réduction du déficit public à 3 % imposée par le traité de Maastricht a été atteint, l’État manque d’objectifs clairs. Or, les entreprises ont besoin de visibilité sur leur environnement. C’est pourquoi le MEDEF a demandé une programmation budgétaire à moyen terme, prévoyant un retour à l’équilibre dans trois ans pour dégager ensuite un excédent significatif, indispensable pour financer les charges certaines de l’État dans les années à venir, celles du régime de retraite de la fonction publique par exemple. Mais pour y parvenir, je le répète, il faut s’engager dans la réforme de l’État. Et notamment aligner les régimes de retraite très favorables du secteur public sur ceux du secteur privé.

Option Finance : Dans l’état actuel des choses, cette réforme vous paraît-elle possible ?

Denis Kessler : Je ne sois pas pourquoi nous ne serions pas capables de mener à bien une telle réforme, alors que des pays comme la Nouvelle-Zélande, le Royaume-Uni, la Suisse ou le Canada y sont parvenus. Il s’agit seulement d’avoir la volonté politique de l’entreprendre. Or, d’une année sur l’autre, cette question a toujours été différée. Chaque nouveau gouvernement s’empresse de nommer un secrétaire d’État ou une commission chargée de la réforme de l’État, dont les recommandations sont aussitôt enterrées. C’est désormais d’une véritable opération de « reengineering » dont a besoin la fonction publique. Exemple : la direction générale des impôts emploie presque le même nombre de personnes depuis la fin des années 1970, alors que la collecte de l’impôt a été entièrement informatisée depuis. Le changement de technologie ne s’est accompagné d’aucune modification de l’organisation. Le coût de collecte est en fait aujourd’hui trois fois supérieur en France à celui des États-Unis, par exemple, sans que pour autant la prestation offerte, dans ce domaine comme dans d’autres, soit de meilleure qualité, loin de là ! Il est donc grand temps que l’administration optimise les moyens existants pour parvenir à dépenser moins pour la même qualité de service. Je ne suis pas pour l’État minimal, mais optimal. Il faut appliquer à l’État les techniques employées dans l’entreprise, c’est-à-dire optimiser le rapport coût/efficacité dans tous les domaines. Je souhaite que les citoyens exercent sur l’État la même pression que les actionnaires sur le management : vivement l’émergence d’un « public governance » aussi prégnant que le « corporate governance ».

Intertitre : « Il est faux de dire que le budget 2000 correspond à une baisse des impôts… »

Option Finance : En quoi cette réforme concerne-t-elle vraiment les entreprises ?

Denis Kessler : Alors que les entreprises passent leur temps à procéder à des « benchmarks », c’est-à-dire à se comparer sans complaisance les unes aux autres, pour vérifier qu’elles sont compétitives, l’État, de son côté, n’a toujours pas compris qu’il était aussi en concurrence. Tony Blair, en début d’année, a dit à ses ministres qu’il était de leur devoir d’étudier dans le monde entier les solutions que les États avaient trouvé pour régler des problèmes tels que la délinquance juvénile, la gestion des ambassades ou la prise en charge de la dépendance. Et de s’inspirer des expériences réussies pour les mettre en œuvre au Royaume-Uni. Quelle leçon d’humilité et de pragmatisme, à l’opposé de la thèse de ceux qui invoquent l’« exception française » pour justifier l’immobilisme.
Les entreprises françaises ne pourront être durablement compétitives si l’environnement dans lequel elles évoluent ne l’est pas. Elles-mêmes ont poursuivi des efforts très importants de productivité au cours des années passées. C’est maintenant à l’État, aux organisations collectives de faire un effort comparable pour accompagner cet effort de compétitivité et d’adaptation à la mondialisation. Autrement le site de production France ne sera plus attractif, ni pour les entreprises, ni pour les gens de talents qui les animent. Une vraie réforme de l’État, notamment une réforme fiscale, est donc plus que jamais nécessaire, et ce également pour des raisons sociales. L’écart qui existe, du fait du niveau des charges et des impôts, entre le coût du travail pour l’entreprise et le pouvoir d’achat de salaire net de cotisation net d’impôt, et l’insatisfaction qui en résulte de part et d’autre, contribue en effet grandement au malaise salarial et social actuel.

Option Finance : Cette pression sur les entreprises ne les empêche pourtant pas de figurer parmi les plus compétitives au monde…

Denis Kessler : C’est le paradoxe français. L’outil productif est condamné à être de plus en plus performant pour surmonter les contraintes de tous ordres que l’État lui impose, alors que dans le même temps l’État, lui, ne s’impose aucune discipline. Cela n’est pas tenable. Pour financer les retards d’adaptation de la sphère publique, les entreprises doivent dégager de nouveaux gains de productivité en permanence. Mais la coexistence de la sphère publique immobile et de la sphère privée en mouvement est de plus intolérable.

Intertitre : « … à ma connaissance, il affiche 35 milliards de francs de prélèvements supplémentaires. »

Option Finance : Que pensez-vous du projet de financement de la loi sur les 35 heures, qui mettrait à contribution plusieurs institutions ?

Denis Kessler : Je constate d’abord que l’État continue à dépenser. Officiellement, le budget semble vertueux car les dépenses de fonctionnement n’augmentent que de 15 milliards de francs. En fait, on va dépenser, au titre des 35 heures, 105 milliards de francs, dont 40 milliards sont déjà inscrits dans le budget de l’État, pour subventionner le loisir sans effet sur l’emploi… Et pour financer le reliquat, trois nouveaux impôts vont être créés (surtaxe de 10 % des heures supplémentaires, contribution sociale sur les bénéfices, écotaxe), tandis que les pouvoirs publics affichent l’intention de siphonner les fonds sociaux ! Cela revient donc à financer la réduction du temps de travail en prélevant sur l’indemnisation des chômeurs, l’argent des retraités et celui des malades, ce qui est inadmissible. Je rappellerai en outre qu’en France il existe une démocratie politique, le Parlement, à qui il appartient de voter le budget, et une démocratie sociale, qui n’est pas gérée par lois, par l’État, mais par des conventions (conventions collectives, accords interprofessionnels, accords d’entreprises…). La loi sur les 35 heures constitue à ce titre un formidable déplacement de la frontière entre ce qui relève de la démocratie sociale et de la démocratie politique, au détriment de la première. Confier au Parlement le soin de légiférer sur des relations sociales, salariales, dans le secteur privé est une erreur qu’aucun pays ne commet. Dans une économie décentralisée, il faut faire confiance aux partenaires sociaux pour qu’ils trouvent à leur niveau la façon dont ils vont s’organiser.

Option Finance : L’allégement des charges sociales des entreprises dans le cadre des 35 heures ne va-t-il pas au moins dans le bon sens ?

Denis Kessler : Nous n’avons jamais demandé que les charges sociales soient allégées de cette manière, car la totalité de ces allégements sera financée par les entreprises par le biais de prélèvements nouveaux. C’est l’économie gribouille. Comprimer la dépense publique serait un moyen beaucoup plus efficace de diminuer les charges ! En fait, nous ne voulons plus de cette intermédiation sociale. Depuis quinze ans, l’État s’est progressivement dégagé du rôle d’intermédiation financière qu’il s’était arrogé dans l’économie, pour heureusement laisser la place au marché. Du coup, il cherche à s’impliquer dans l’intermédiation sociale, d’autant que, dans ce domaine, l’Europe ne lui impose pas encore de contraintes.

Option Finance : Qu’en est-il des propositions du MEDEF sur les stock-options ?

Denis Kessler : Nous considérons qu’il faut élargir leur attribution, pour qu’elles bénéficient à un nombre croissant de salariés dans l’entreprise. À condition toutefois de leur octroyer une fiscalité plus attractive. Il faut rappeler que les stock-options constituent une opération de répartition de le richesse créée des actionnaires vers les managers. Les condamner comme certains le font constitue une grave erreur : les stock-options ont des effets d’incitation économique évidents, et des effets de répartition de la valeur créée positifs.

Option Finance : Les fonds de pension ont-ils encore une chance d’être instaurés en France ?

Denis Kessler : Ils constituent fondamentalement la meilleure manière de définir des règles de partage de valeur, puisqu’ils permettent aux salariés de bénéficier au cours de leur vie de la croissance économique et de l’enrichissement des entreprises. La France est le dernier pays à l’heure actuelle à ne pas s’en être dotée. Même la République tchèque, la Pologne s’y sont mises ! En Grande-Bretagne, aux Pays-Bas, les fonds de pension sont surcapitalisés. La bourse a tellement « performé » dans ces pays qu’ils n’ont même plus besoin de demander des cotisations pour pouvoir garantir une croissance des retraites. Leur retard, en France, témoigne bien en fait du rejet par l’État de l’idée d’accumulation : depuis des années, la pression fiscale sur l’épargne, le patrimoine… n’a cessé d’augmenter. C’est une erreur de diaboliser, comme on le fait actuellement, les fonds de pension. S’ils existaient en France depuis dix ans, les salariés auraient pu constituer, compte tenu de la hausse de la bourse et de la désinflation, un patrimoine et seraient beaucoup plus rassurés sur l’avenir de leur retraite…