Interview de M. Alain Juppé, Premier ministre et président du RPR, dans "Le Parisien" du 16 mai 1997, sur les propositions de la majorité pour les élections législatives, notamment l'emploi des jeunes, la sécurité et les finances publiques (ramener la TVA autour de 17 - 18 %).

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Média : Le Parisien

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Claude Despaux : Ces législatives ne sont-elles, pas, en réalité, un référendum déguisé ?

Alain Juppé : D’abord, la dissolution est parfaitement conforme à la Constitution. Personne, d’ailleurs, ne le conteste. Simplement, c’est la première fois qu’une dissolution intervient sans qu’on puisse parler, c’est vrai, de « situation de crise ». Mais c’est une pratique courante en Angleterre ou dans les démocraties comme l’Espagne. Alors, pourquoi cette fois-ci, Jacques Chirac a-t-il décidé de dissoudre ? Pour deux raisons essentielles. D’une part, nous vivons une période de stagnation et nous entrons à nouveau dans une période de croissance. Et, nous nous sommes dit que, si nous passions onze mois en précampagne électorale, cela n’allait pas faciliter la reprise de l’économie. Il était donc indispensable de lever l’hypothèque des élections en donnant la parole au peuple maintenant.

Il y a, d’autre part, de très grands rendez-vous européens à l’horizon. Jacques Chirac a, du coup, considéré que, pour aborder en position de force ces échéances, il valait mieux que les élections soient derrière lui plutôt que devant.

Claude Despaux : Et les interventions du chef de l’État ?

Alain Juppé : Que ce soit après une dissolution ou à la date normale, le chef de l’État, depuis 1958, a toujours fait connaître sa préférence. Du général de Gaulle, qui s’exprimait de manière un peu forte, style : « Moi ou le chaos », à François Mitterrand qui, en 1986, a participé à deux meetings électoraux, en passant par Georges Pompidou et par Valéry Giscard d’Estaing, dont on se rappelle le discours sur le « bon choix » à Verdun-sur-le-Doubs.

Pourquoi est-ce normal ? Parce que nous sommes, avec la Ve République, dans un système mixte où le président n’est pas la reine d’Angleterre. Il a un poids très important. Il est naturel qu’il montre ce qu’il considère être la bonne direction pour la France.

Daniel Nemarq : L’augmentation de la TVA n’est-elle pas un frein à la reprise ?

Alain Juppé : D’abord, il faut se souvenir que, si nous avons augmenté la TVA en 1995, c’est parce que nos déficits menaçaient d’étouffer notre économie. J’entends dire souvent que nous avons entrepris de rétablir les « grands équilibres » pour être, en 1998, au rendez-vous de la monnaie unique. Mais, même s’il n’y avait pas ce rendez-vous-là, on n’aurait pas pu continuer sur la pente que l’on avait, car une économie asphyxiée, cela signifie plus de chômage.

La dette, c’est quoi ? Ce sont les déficits des années antérieures. Quand l’État est en déficit, il s’endette et cette dette s’accumule. On était obligé de remettre de l’ordre là-dedans : aussi a-t-on fait des économies, d’un côté, et a-t-on relevé certains impôts, dont la TVA, de l’autre. Ce sont les marges bénéficiaires des entreprises qui en ont souffert. Pas les consommateurs.

J’ajoute que la TVA, dont vous me parlez, est un impôt qui nous protège : les textiles coréens qui rentrent en France paient 20,6 % de TVA, alors qu’il n’y a pas en Corée de charges sociales. Les textiles français exportés, eux, ne paient pas de TVA. Cela dit, il faudra ramener cette TVA vers la moyenne européenne : autour de 17-18 %. Cela dit, j’admets que ce relèvement de la TVA a eu des effets psychologiques. Or, comme l’économie, c’est aussi de la psychologie…

Hervé Joly : Quand la concurrence mondiale devient « sauvage », la réduction du temps de travail n’est-elle pas un leurre ?

Alain Juppé : Je comprends que, sur cette question, les avis soient partagés. J’ai eu l’occasion, récemment, d’en débattre avec plusieurs grands leaders européens. Or, aucun d’entre eux n’a fait la moindre allusion, comme solution possible à la lutte contre le chômage, à cette question de la réduction du temps de travail. Et quand, moi, je l’ai fait, ils ont écarquillé les yeux. En me disant : « Quand les autres travaillent plus, comment voulez-vous que nous nous tirions si nous, nous travaillons moins ? »

Cela dit, je pense que, à condition de le faire intelligemment, l’aménagement du temps de travail peut apporter des solutions. Et puis, c’est à la fois une tendance historique et un progrès social. Sur le principe, on ne peut qu’être pour. La question est de savoir si cela pénalise ou non les entreprises, donc l’emploi.

J’ai une conviction bien ancrée : procéder de manière générale et obligatoire dans toutes les entreprises françaises – en leur disant : tel jour, à telle heure, on va passer à 35 heures payées 39 – ce n’est pas bon pour l’emploi. La bonne méthode, c’est le sur-mesure. Il faut regarder, entreprise par entreprise, ce qui est possible. Il faut faire preuve d’imagination. Par exemple, il ne s’agit pas forcément d’aménager le travail durant la semaine, mais sur l’ensemble de l’année.

Nous avons fait quelque chose qui marche très bien avec la loi Robien. Qu’est-ce que c’est ? On diminue la durée du temps de travail. On conserve un salaire équivalent. L’État apporte dans la balance une baisse des charges sociales. L’entreprise, elle, s’engage à embaucher. Enfin, le chef d’entreprise et les salariés s’engagent à améliorer le fonctionnement de l’entreprise. La loi Robien, depuis qu’elle existe, a déjà permis de préserver, ou de créer, une cinquantaine de milliers d’emplois.

Christine Bonnet : Vous préconisez la formation en alternance, mais que comptez-vous proposer pour les jeunes diplômés qui sont déjà formés ?

Alain Juppé : Tout montre qu’un jeune passé par une formation en alternance trouve plus facilement du travail. Les statistiques sont formelles : de 80 à 85 % des jeunes dans ce cas trouvent du travail dans les deux à trois mois qui suivent l’alternance. De quelle formation s’agit-il ? D’abord, de l’apprentissage, qui est une chose sérieuse ; ensuite, des contrats de qualification ; enfin, à l’université, de ce que l’on appelle, dans un jargon barbare, des « unités de première expérience professionnelle ».

Cela signifie que, dans les deux années du second cycle, les étudiants pourront passer entre quatre et six mois dans une entreprise, sous le double tutorat de l’université et de l’entreprise pour développer une première expérience professionnelle, laquelle comptera pour la validation de leurs diplômes.

Pour les jeunes déjà formés, dont vous m’avez parlé, c’est plus compliqué. Mais j’ai lancé une idée à laquelle je crois énormément : l’école de la « deuxième chance ». Il faut que nous arrivions, dans notre pays, à ce que ceux qui n’ont pas eu la chance d’une première formation efficace aient droit à cette seconde chance.

Frédéric Renard : On connaît les problèmes des caisses de retraite. Mais qu’en sera-t-il des retraites pour ceux qui ont, aujourd’hui, entre vingt et quarante ans ?

Alain Juppé : Je crois que la réforme engagée en matière d’assurance maladie a permis de sauver notre système à la française sans baisse des remboursements, ni rationnement des soins. On maîtrise à peu près les dépenses. En revanche, en ce qui concerne les retraites, une grande partie du travail est devant nous. Mais nous avons déjà agi : en 1993, nous avons porté à quarante ans le nombre d’annuités de cotisations nécessaires pour avoir une retraite à taux plein ; nous avons, d’autre part, dégagé, dans la réforme de l’assurance maladie, des ressources supplémentaires pour le régime général de la Sécurité sociale (20 milliards de francs environ). Pour les prochaines années, nous avons donc fait des réformes qui stabilisent le régime de base.

Et nous avons mis en place, par ailleurs, un système de fonds d’épargne retraite basé sur le volontariat : le salarié qui le souhaite peut ouvrir un compte approvisionné par ses propres versements et par ceux de son entreprise, de façon à se constituer un capital pour l’âge de la retraite. Ce n’est en rien une machine de guerre contre les retraites par répartition : elles restent la base de tout. C’est un simple supplément.

Claude Despaux : Pourquoi, depuis 1993, avez-vous laissé filer le montant de la dette publique, de 1 800 à 2 600 milliards ?

Alain Juppé : Il est tout à fait inexact de présenter les choses comme cela : il a fallu payer les déficits antérieurs. En 1981, la France n’était pratiquement pas endettée. Une première explosion des déficits est intervenue entre 1981 et 1986. Entre 1986 et 1988, au prix de gros efforts, nous avons réduit le déficit de 150 à 100 milliards.

L’un des grands reproches que je fais aux socialistes, c’est de n’avoir pas su profiter des années 1989, 1990 et 1991, où la croissance était forte, pour baisser les impôts. Ils ont utilisé les ressources fiscales supplémentaires pour augmenter les dépenses. Le résultat, c’est que les déficits ont explosé. Nous n’arriverons à baisser la dette que le jour où nous emprunterons chaque année un peu moins que ce que nous avons à rembourser. Pour y parvenir, il faudrait que le déficit soit ramené à 150 milliards. Nous en sommes à 280 : il reste du chemin à faire.

Tania Rampillon : Il y a beaucoup de logements vides, notamment à Paris. C’est choquant quand tant de personnes n’ont pas les moyens de se mettre un toit au-dessus de la tête…

Alain Juppé : Je suis bien d’accord avec vous. Il faut savoir que la quasi-totalité de ces logements appartiennent à des propriétaires privés ou à des groupes financiers qui ne veulent pas ou ne peuvent pas louer. Nous avons repris, en région parisienne, là où le problème se pose véritablement, une politique de réquisition en faveur des plus défavorisés.

Et nous avons prévu, dans la loi de cohésion sociale qui sera soumise à la nouvelle assemblée, de faciliter les réquisitions pour faire cesser ce scandale qui consiste à avoir, d’un côté, des gens à la rue et, de l’autre, des bureaux ou des logements de sociétés vides.

Nous avons engagé un programme de construction de logements d’urgence. Nous avons pris des mesures pour faire de la place dans les HLM, aux dépens de ceux qui n’ont pas à y être, aux gens qui en ont besoin. Nous avons fait en sorte que les surloyers soient réellement appliqués à ceux qui disposent de ressources supérieures aux ressources exigées. Quant au prêt à taux zéro, qui permet à des jeunes couples d’accéder à la propriété, c’est un grand succès puisque 200 000 prêts de cette sorte ont déjà été accordés : 75 % de ceux qui en ont bénéficié ont moins de trente-cinq ans et disposent de revenus situés entre 100 000 et 15 000 francs.

Christine Bonnet : J’aimerais que vous me disiez quels sont les avantages de la monnaie unique ?

Alain Juppé : Je suis convaincu que la monnaie unique aura pour nous, Français, beaucoup plus d’avantages que d’inconvénients. D’abord, c’est le bon sens, même s’il n’y avait pas monnaie unique, nous ne pourrions pas nous offrir le luxe de laisser en l’état les déficits et les dettes qui sont les nôtres. Euro ou pas euro, on ne peut plus tolérer l’addition de ces déficits.

Qu’est-ce que l’euro va nous apporter ? Beaucoup de choses !

D’abord, notre économie aura un socle stable permettant le maintien de taux d’intérêt bas, ce qui favorisera les investissements, la croissance et l’emploi. Nous serons protégés contre les dévaluations compétitives qui ont fait tant de dégâts dans l’industrie du textile ou de la chaussure, par exemple. Quand nous aurons une monnaie unique, ce genre de phénomène sera terminé.

Entre nous tous, il y aura une stabilité monétaire.

Autre avantage de l’euro : vis-à-vis des pays extérieurs à l’Union européenne qui utilisent aujourd’hui le dollar. À eux, nous dirons que nous sommes le premier marché du monde et que les contrats, c’est en euro qu’il faut les libeller. Bien entendu, il ne s’agit pas d’aller à l’euro n’importe comment : si l’Italie et l’Espagne sont prêtes, il n’y a, par exemple, aucune raison de les laisser à la porte.

Joëlle Lasseur : Que comptez-vous faire pour protéger les enfants des pédophiles, y compris à l’intérieur des écoles ?

Alain Juppé : C’est un des sujets qui me révoltent le plus. Chacun doit réagir là avec son cœur et sa sensibilité devant des choses proprement monstrueuses. Vous me dites : « Que comptez-vous faire ? » Cela confirme que l’on ne s’explique jamais assez puisque nous avons déjà agi.

L’an dernier, avec Xavier Emmanuelli, la France a été, dans une réunion internationale qui s’est tenue à Stockholm, à la pointe de ce combat. Et nous avons mis au point un projet de loi qui durcira considérablement les peines contre tous ceux qui se rendent coupables de ce genre de crime. Nous voulons que, une fois condamnés, les pédophiles que leur métier met en contact avec des enfants, ne puissent plus exercer ce métier. Nous avons décidé l’interdiction de toutes les cassettes pédophiles.

Nous avons prévu des règles très strictes pour éviter l’installation, à proximité des lieux, quels qu’ils soient, où se trouvent des enfants, de sex-shops ou magasins de ce type.

Mais, dans notre texte – qui sera voté, j’y compte bien, dès le lendemain des élections –, nous avons surtout rendu obligatoire pour les pédophiles, qui sont en général des malades, un suivi médical, sous contrôle judiciaire, une fois leur peine purgée. Car les pédophiles sont souvent des récidivistes. Et si les pédophiles ne suivaient pas le traitement qu’on leur imposera, ils seront aussitôt réincarcérés.

J’ajoute que, sous la direction de Xavier Emmanuelli, en liaison avec les associations de protection de l’enfance qui font un travail remarquable, nous avons également réfléchi à d’autres mesures. Par exemple, quand un enfant est victime d’un viol et que cela donne lieu à une plainte, il faut aujourd’hui que le garçon ou la fille raconte à la justice ou à la police son drame, parfois jusqu’à quatre ou cinq fois. Nous prévoyons donc que l’on puisse utiliser des enregistrements qui dispenseront l’enfant de décrire son traumatisme plus d’une fois.

Joëlle Lasseur : La justice n’est-elle pas tout de même trop laxiste ? Comment se fait-il que, dans l’affaire des jeunes filles assassinées à Boulogne, l’on ait relâché, auparavant, des hommes aussi dangereux ?

Alain Juppé : Je comprends votre question car j’ai été bouleversé comme vous par ces assassinats. Les magistrats nous répondent que, dans la législation actuelle, rien ne leur permettait d’imposer à ces condamnés de se soigner. Je sais, par ailleurs, que, dans les cas d’inceste, pour beaucoup de juges, la priorité des priorités, en conscience, c’est de ne pas rompre le lien entre l’enfant et sa famille. Or, le plus grand nombre de viols et d’actes de pédophilie a lieu à l’intérieur des familles. On ne peut pas se substituer aux juges pour apprécier ces affaires. Mais il faut absolument renforcer la vigilance et faire tomber le mur du silence.

Joëlle Lasseur : Dans l’affaire de Boulogne, les condamnés n’ont pas purgé la totalité de leur peine…

Alain Juppé : Il y a un juge d’application des peines, et une procédure. Tout cela ne relève pas du gouvernement. Cela autorise le juge, à partir du moment où le condamné s’est bien comporté en prison, à le faire bénéficier d’une libération anticipée. Je sais que cela choque beaucoup. C’est la raison pour laquelle, en 1993, nous avons institué des peines incompressibles. Je le répète : il faut renforcer vigilance et prévention pour éviter de tels drames. Notre société est vulnérable, mais la prise de conscience qu’elle connaît actuellement est salutaire.

Tania Rampillon : Avez-vous des solutions contre la violence quotidienne, omniprésente ?

Alain Juppé : Il faut, d’abord, que l’État, chargé d’assurer la sécurité des citoyens, joue son rôle avec autorité et efficacité pour faire appliquer la loi. La première réponse à la violence dont vous parlez, c’est donc la police de proximité. Ce que l’on appelle l’ilotage. C’est important dans un quartier de voir les policiers patrouiller : pas forcément pour verbaliser, mais pour regarder ce qui se passe, et entretenir des relations de confiance avec la population, à la façon des gendarmes en milieu rural.

La seconde réponse, c’est de faire de la prévention, car la violence est souvent le fait de jeunes, et même de très jeunes de 12, 13, 14 ans. Là, il faut des éducateurs de rue, des structures associatives, des terrains de sport.

Mais il faut aussi parfois réprimer. Or, les plus jeunes, on ne peut pas les mettre en prison. D’où la création de ce que nous avons appelé des « unités éducatives à encadrement renforcé ». Ce sont de toutes petites unités – il en existe déjà près d’une quinzaine – où il y a deux ou trois animateurs pour trois ou quatre jeunes. À l’intérieur de l’école, il faut aussi assurer une présence d’éducateurs et de volontaires du service national : ils peuvent jouer les « grands frères » auprès des plus turbulents.

Comment ne pas évoquer, enfin, la responsabilité de la télévision en ce domaine ? Le CSA a imposé des ronds et des triangles pour mettre en garde contre les programmes les plus violents. Mais cela n’empêche pas certaines chaînes de continuer à programmer à 20 h 45 des films extrêmement violents. Il faudra sans doute, dans l’avenir, que l’on soit plus directif, pour que ce type de films soient programmés en seconde partie de soirée.

Joëlle Lasseur : Comment défendre la laïcité ? Comment éviter, par exemple, que les intégristes islamistes se croient tout permis, notamment à l’intérieur de l’école, sans que les proviseurs baissent les bras ?

Alain Juppé : C’est une question extrêmement importante. Car ce qui est en jeu, c’est la défense d’une conception de la société française. Il y a des pays – les États-Unis, par exemple – où l’on accepte que la société soit composée de communautés juxtaposées. Ce n’est pas notre conception. Chez nous, chaque individu se voit reconnaître des droits et est membre, en tant que tel, de la communauté nationale. Il faut, là-dessus, être tout à fait intransigeant.

Je dis que les valeurs de la République, c’est : Liberté, Égalité, Fraternité, Laïcité. Il faut expliquer qu’à partir du moment où on veut s’intégrer en France, il faut accepter les principes républicains qui reposent sur la tolérance et le respect de l’autre. Car, il n’est pas question de laisser certains mettre en cause notre système républicain.

Cela dit, concrètement, nous avons un problème : le port du voile est, à l’évidence, un signe ostentatoire qui peut choquer, mais notre circulaire, destinée à combattre cela, a été cassée par le Conseil d’État. Il nous faut donc trouver un nouveau texte conforme à la Constitution pour donner une assise juridique à l’intervention des proviseurs lorsqu’il le faut.

Frédéric Renard : Je veux en venir aux tristes affaires. Va-t-on longtemps continuer à avoir une justice à deux vitesses en France, plus clémente, en règle générale, avec les hommes politiques qu’avec les simples citoyens ?

Alain Juppé : Je ne crois pas qu’il y ait deux poids et deux mesures. Il y a des anciens ministres de gauche comme de droite en prison, et des anciens élus déclarés inéligibles des deux côtés. La justice passe. Cela dit, je crois que la justice en France ne fonctionne pas très bien. D’abord, parce qu’on braque le projecteur sur les affaires politiques : or, il s’agit, en réalité, d’une toute petite partie de l’iceberg.

Le vrai problème, c’est lorsqu’un simple citoyen a affaire avec la justice pour des problèmes de famille ou de voisinage, par exemple. Il lui faut parfois attendre au moins deux ans avant que la justice tranche. C’est cela auquel il faut remédier. Il faut raccourcir les délais : voilà une priorité. Pour cela, nous devons, comme nous avons commencé à le faire, augmenter le nombre de magistrats, mais aussi simplifier des procédures abominablement compliquées.

Il y a aussi le problème de l’autonomie de la justice par rapport au pouvoir politique. Mais distinguons. Il y a les affaires de corruption personnelle : certains s’en mettent plein les poches, et ils doivent payer, à tous les sens du terme. Je ne crois pas que l’on puisse dire que, désormais, il y ait des protections de ce côté-là.

Il y a eu, d’autre part, quelque chose qui est un véritable problème, dont on ne sortira pas avant longtemps : le financement des partis politiques. Les lois de 1988 et 1991 n’ont pas tout réglé. Et, surtout, elles ne règlent pas les situations antérieures à cette période. J’entends dire par nos adversaires que nous préparons une loi d’amnistie. C’est de l’affabulation. Là comme ailleurs, la justice passera. J’ajoute un dernier élément : la nature du lien entre le garde des sceaux et le parquet. Faut-il le couper ? Le modifier ? La commission, présidée par M. Truche, rendra ses conclusions en juillet prochain, à la demande du Président de la République.

Marie-Charlotte Neyrand : Compte tenu de votre indice de popularité, ne serait-il pas souhaitable que Jacques Chirac laisse entendre qu’il nommera, après le scrutin, un nouveau Premier ministre ?

Alain Juppé : Mais, ce serait contraire à la Constitution ! Cette campagne des législatives s’est décidément très mal engagée avec ces questions de personnes. C’est l’élection présidentielle, et elle seule, qui a pour objet de choisir une personne. Dans une élection législative, on élit 577 députés, une majorité, un projet de gouvernement. Ensuite – ensuite seulement – le Président de la République désigne le Premier ministre de son choix.

Claude Despaux : Je suis landais et je vous avais aperçu une fois à Hossegor. Vous reveniez de la pêche… Mais, aujourd’hui, j’ai l’impression de découvrir un autre homme…

Alain Juppé : Vous pensiez que j’allais vous dire des choses désagréables ?

Claude Despaux : Pas du tout ! Mais pourquoi, aujourd’hui, êtes-vous détendu alors que, habituellement, on vous sent étriqué, comme s’il y avait une sorte de blocage ?

Alain Juppé : Aujourd’hui, on a du temps. Et c’est plus important qu’on ne croit. Quand on a cinq minutes à la radio ou à la télévision et qu’on est obligé de ramasser sa pensée, on est presque condamné à se caricaturer. Sans compter que les médias – sans faire de procès aux journalistes, qui ont aussi leurs contraintes – ont tendance trop souvent à tout réduire aux « petites phrases ».

Cela dit, n’exagérez pas : je ne suis pas toujours coincé. L’autre jour, à « 7/7 », sur TF1, on m’a dit que j’étais plutôt détendu. Vous voyez, le pire n’est pas toujours sûr ! Mais vous ne pouvez pas imaginer la pression qu’on a sur soi quand on est face à une caméra, sur un plateau de journal télévisé. Et puis, je ne suis peut-être pas toujours l’ordinateur insensible et froid que l’on imagine ! Je suis un homme comme tout le monde, avec ses passions, ses enthousiasmes et aussi ses réactions…

Claude Despaux : Je connais bien, comme vous, l’équipe de rugby de Mont-de-Marsan. Un homme comme vous…

Alain Juppé : … ne peut pas être totalement mauvais (éclats de rire). Vous savez, récemment, pour la première fois de ma vie, il m’est arrivé de voir deux matchs de rugby le même jour. L’après-midi, au Parc des Princes, j’ai suivi un formidable France-Écosse et puis, un peu plus tard, pour des copains de lycée, j’avais réussi à faire retrouver à l’Institut national de l’audiovisuel la cassette de la fameuse finale du Championnat de France de 1962 : Dax contre Mont-de-Marsan, au parc Lescure, à Bordeaux. Revoir cela, ça a été un été un très grand moment.

Frédéric Renard : Si vous deviez conclure…

Alain Juppé : Notre échange a été marqué, me semble-t-il, par quelque chose d’assez profond. Il y a moins d’agressivité qu’on ne le pense dans les relations entre les hommes politiques et leurs électeurs. Pour peu qu’on ait le temps de discuter, on arrive à un vrai dialogue sans s’envoyer des noms d’oiseau. Car ce qui m’accable, c’est d’entendre ou de lire le compte rendu qu’on fait d’un discours ou d’une conversation d’une heure où l’on a tenté d’aborder les vrais problèmes, en glissant juste une ou deux petites phrases.

Et que retient-on le lendemain matin ? Uniquement la « petite phrase » en question. Alors, les gens se disent : les hommes politiques ne sont pas sérieux. Ils passent leur temps à se disputer et ne parlent pas des problèmes qui nous concernent. Quand j’aurai, trois cent soixante-cinq jours par an et trois fois par jour, dialogué comme aujourd’hui avec les uns et les autres, peut-être s’apercevra-t-on que je ne suis pas si méchant homme !