Interview de M. Jack Lang, membre du bureau national du PS et député européen, à France-Inter le 21 janvier 1997, sur l'indépendance de la justice et le programme de travail de la commission de réflexion sur la justice.

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Circonstance : Installation de la commission de réflexion sur la justice présidée par Pierre Truche le 21 janvier 1997

Média : France Inter

Texte intégral

J. Dorville : Une justice plus indépendante, plus efficace, plus rapide, plus proche des gens, bref, une justice plus juste, j'imagine que les intentions affichées hier soir par le Président de la République ne heurtent pas vos convictions ?

J. Lang : On ne peut pas se plaindre que soit ouvert, et il était même grand temps, un chantier de réforme que les socialistes appellent de leurs vœux. En particulier lors de notre convention sur la démocratie en juin dernier, nous avons proposé une profonde réforme de la justice et nous nous sommes engagés, si nous l'emportions, à apporter ces changements. C'est inséparable de la réforme générale de nos institutions qui, très franchement, ont besoin d'un vrai bon coup de jeune.

J. Dorville : Donc, sur le diagnostic porté hier soir par le chef de l'État, une justice peu satisfaisante notamment dans son fonctionnement quotidien, vous êtes d'accord ?

J. Lang : Je crois qu'il faut, dans son propos, distinguer deux aspects. Il y a le fonctionnement quotidien de la justice et le vœu exprimé, que l'on ne peut qu'approuver, d'une justice moderne et proche des citoyens. Songez par exemple qu'il y a deux fois plus de magistrats en Allemagne qu'en France. Et chacun se plaint de l'archaïsme, du coût, de la lenteur de notre justice, même si les magistrats sont des femmes et des hommes de grande qualité. Un symbole parmi d'autres, qui est tout un programme : au pied du tribunal de Grenoble, se trouve un bas-relief qui représente la justice sous la forme d'une tortue. Je crois que c'est un sujet auquel il faut s'attaquer mais avec détermination et pas seulement en paroles. Or, je ne peux pas ne pas constater que le budget, le pauvre petit budget du ministère de la Justice est asphyxié, en régression et malgré des promesses réitérées depuis trois ans, il ne progresse pas suffisamment. Si l'on veut véritablement rendre la justice aux citoyens et en particulier, diminuer de moitié les délais de jugement, il faut véritablement un plan d'envergure.

J. Dorville : Mais ça n'est pas une situation nouvelle. La gauche était au pouvoir pendant 14 ans et le budget de la justice n'a jamais atteint des sommes faramineuses.

J. Lang : J'ai beaucoup regretté personnellement qu'à côté de grandes réformes qui ont illustré la gauche au pouvoir, la suppression de la peine de mort par exemple, elle ne se soit pas attaquée suffisamment aux dysfonctionnements et aux mauvais fonctionnements de la justice de tous les jours. Vous avez tout à fait raison, il y a eu simplement une réforme, celle d'H. Nallet à propos de l'aide juridictionnelle pour permettre l'accès à la justice des personnes qui n'ont pas de ressources ou peu de ressources. Mais je crois que nous sommes précisément décidés l'année prochaine, si nous l'emportions, à faire une réforme très profonde.

J. Dorville : Le point de fixation politique, c'est le degré de dépendance ou d'indépendance des magistrats du Parquet à l'égard du pouvoir politique. J. Chirac a chargé la commission Truche de formuler des propositions mais il semble réservé à l'égard des solutions radicales comme la rupture du lien entre les procureurs et la Chancellerie. Quelle est votre doctrine en la matière ?

J. Lang : Là aussi, on doit constater que le Président de la République, sans vouloir tourner le dos à une tradition qui fut longtemps celle de son parti, une tradition disons de verrouillage et de domestication du système judiciaire...

J. Dorville : Une tradition du pays.

J. Lang : Oui mais plus spécialement marquée ici plutôt que là, je n'accepte pas que l'on mette tout le monde dans le même sac. Mais enfin. Prenons le mot et tournons-nous vers l'avenir et réjouissons-nous que certaines des idées, que précisément nous avons proposées lors de notre convention, fassent leur chemin. Oui à une justice indépendante parce que nous-mêmes, nous proposons une rupture du lien avec la Chancellerie, sauf pour la politique pénale qui est une responsabilité de l'État. Mais une justice indépendante, c'est aussi une justice qui doit être en même temps impartiale et respectueuse des droits et responsable, d'où, c'est ce que nous proposons, une réforme du Conseil supérieur de la magistrature qui serait composé pour moitié de représentants du Parlement élus à la majorité des trois cinquièmes – pour qu'il y ait un véritable pluralisme au sein du Conseil – et qui serait l'autorité indépendante, garante de l'autonomie et de la responsabilité des magistrats du Parquet comme du siège. Par ailleurs, j'espère que cette commission s'attaquera aussi à tout ce qui porte atteinte au respect des droits des justiciables. De ce point de vue, la commission Delmas-Marty, voici quelques années, avait fait l'excellente proposition à propos du statut de l'instruction. Il y a tellement de survivances d'anciens régimes dans nos institutions judiciaires, législatives, exécutives, qu'on se dit : un bon coup de changement ne ferait pas de mal.

J. Dorville : Certains soulignent le danger qu'il y aurait à rompre tout lien hiérarchique entre la Chancellerie et les magistrats du Parquet et beaucoup parlent de risque d'une dérive à l'italienne, d'une république des juges.

J. Lang : Je crois qu'il faut faire une distinction entre les affaires individuelles, les cas individuels – et sur ce plan, il faut que les magistrats soient maîtres d'eux-mêmes dans le cadre des lois qu'ils doivent respecter – et d'autre part, la politique judiciaire, la politique pénale qui est une question qui relève du Parlement et du pouvoir exécutif. Alors, il faut trouver comment on peut établir la frontière entre les affaires individuelles et la politique générale. Souhaitons que la commission s'empare de ce sujet avec audace et imagination. Et souhaitons surtout que les travaux de cette commission ne connaissent pas le sort des travaux de la commission Fauroux, jetés à la trappe pour l'Éducation nationale, ou des travaux de la commission Rigaud sur la Culture qui paraissent pour l'instant mis au placard.

J. Dorville : L'autre volet de la réforme annoncée par J. Chirac, c'est le respect de la présomption d'innocence et en fait, le respect du secret de l'instruction. Là encore, l'équilibre semble très difficile à trouver entre la liberté de la presse et le respect de la vie privée et des Droits de l'homme.

J. Lang : Sur ce plan, il faut être humble et faire comme on doit le faire pour toute réforme, s'inspirer des exemples d'autres pays. Je crois que nos amis britanniques ont réussi sur ce plan, pas sur d'autres, à trouver un équilibre entre le respect de la présomption d'innocence et le respect des droits de la presse.

J. Dorville : Certains juristes vont jusqu'à proposer la transparence absolue et d'autres le secret absolu. Il y a une voie moyenne à la française ?

J. Lang : Aujourd'hui, nous cumulons à la fois des survivances de la Chambre noire de Louis XIV ou Louis XV – surtout quand il s'agit de citoyens anonymes, qui souffrent le plus des dysfonctionnements de la justice, ce n'est pas nécessairement les puissants – et puis d'autre part, ce système de mise au pilori médiatique qui assassine médiatiquement quelqu'un avant qu'il ait même été entendu. Donc, encore une fois, il y a des solutions, elles sont pratiquées avec bonheur dans certains pays, je pense à l'Angleterre. Mais que cette annonce d'une réforme – qui devrait être profonde, radicale et toucher pas seulement à la justice mais à l'ensemble des institutions françaises pour les rendre enfin démocratiques, pleinement démocratiques – n'écarte pas des décisions immédiates à prendre et en particulier l'engagement de l'exécutif de ne plus étouffer les affaires et la volonté qui s'appliquerait dans les prochains mois d'augmenter substantiellement le budget de la Justice.

J. Dorville : Tout cela forme un débat éminemment politique. Regrettez-vous que le Parlement ne soit pas davantage associé à cette réforme ? Finalement, on confie ça à un collège d'experts. Et regrettez-vous aussi que le Président de la République n'ait pas choisi la voie du référendum s'il doit y avoir une révision de la Constitution ?

J. Lang : Pour le Parlement, en un mot, en posant la question vous venez de dire ce qu'il est dans nos institutions, c'est-à-dire peu de choses, il faut le dire. Il est temps, là encore, que le Parlement français puisse être l'égal des parlements des autres pays. Il n'est pas normal en effet que le Parlement ne puisse pas se saisir pleinement d'un grand sujet comme celui-là. De toute façon, aucune réforme d'envergure ne pourra naturellement être adoptée si le Parlement ne la vote pas ou si le peuple n'est pas appelé à se prononcer.

J. Dorville : Et sur le référendum ?

J. Lang : C'est à voir. Je pense qu'il faut d'abord traiter sérieusement les sujets et faire en sorte que ce qui constitue le socle de notre vie en commun – si on veut que le sentiment d'appartenance à une même communauté nationale en France s'affirme un peu plus – que nos institutions communes, notre maison commune soit beaucoup plus proche des citoyens.