Interviews de M. Alain Madelin, président de Démocratie Libérale, à RTL le 8 janvier 1998, dans "Le Parisien" le 12, à France Inter le 12 et à France 2 le 22, sur le mouvement des associations de chômeurs, son projet libéral et le projet de loi sur l'exclusion sociale.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : Emission L'Invité de RTL - France 2 - France Inter - Le Parisien - RTL - Télévision

Texte intégral

RTL –  jeudi 8 janvier 1998

O. Mazerolle : L. Jospin monte en première ligne et reçoit aujourd’hui les syndicats et les associations de chômeurs. L’approuvez-vous ?

A. Madelin : Il était temps ! Cela fait quand même un peu plus de six mois que L. Jospin est au gouvernement et on découvre ce qui est, à mes yeux, un problème grave depuis longtemps, le chômage de longue durée. Que l’on passe par des périodes de chômage, c’est triste, mais ça arrive dans toutes les sociétés. Le vrai problème c’est le chômage persistant, c’est le problème des fins de droits, des fins d’espoir, des personnes enfermées dans ce qu’il faut appeler des revenus de misère, et enfermant leurs enfants. C’est particulièrement douloureux au moment de Noël où l’on voit parfois les réveillons fastueux des uns, et les parents qui se sacrifient et qui disent : j’aimerais bien que mes enfants soient comme les autres. Il est bon qu’on ouvre les yeux. C’est ce qui m’avait fait dire – mais c’était un peu un cri du cœur – que je trouvais cette révolte légitime car je souhaite depuis longtemps une prise de conscience sur la gravité du chômage, sur les désordres sociaux liés à la gravité du chômage et particulièrement du chômage de longue durée.

O. Mazerolle : Mais que se passe-t-il ? Vous parlez comme les communistes, comme D. Voynet.

A. Madelin : Sur cette affaire c’est un problème de sensibilité, moi je le ressens comme ça. Ce qui est grave dans ce pays, c’est l’enfermement de familles entières dans la pauvreté, dans l’assistance et dans la dépendance. Zéro chance de trouver un travail ; vous êtes inutiles ; vos enfants sont en trop dans la société. Je suis révolté par cette passivité que l’on a vis-à-vis du chômage. Ce chômage-là n’est pas le résultat d’une tornade, ce n’est pas le résultat d’un tremblement de terre, c’est le résultat des erreurs de jugement et des pannes de courage des dirigeants politiques depuis des années, toutes tendances confondues.

O. Mazerolle : Il y a quand même deux remèdes à apporter. Il y a les réformes structurelles de longue durée, et puis il y à l’urgence. Sur l’urgence, est-ce que vous êtes, par exemple, favorable au relèvement des minima sociaux ?

A. Madelin : Oui, mais moi je vais vous dire ma solution pour l’urgence. M. le Premier ministre et Mme Aubry ont fait une grave erreur avec ce que l’on a appelé les "emplois Aubry." Il y a effectivement dans les municipalités – je suis maire d’une ville de 10 000 habitants, Redon – un certain nombre d’emplois semi-publics ou publics que l’on peut créer pour aider à la circulation, à la sécurité à la porte des écoles, pour distribuer des repas aux personnes âgées, pour amplifier les heures d’ouverture de nos musées, pour aménager de nouveaux espaces verts. Ces emplois-là, si l’on est un peu aidé par l’État, on peut les créer. Mais au lieu de les donner celles et ceux qui en ont le plus besoin, des gens qui sont tombés du train des entreprises et qui ne remonteront pas dedans parce qu’ils sont trop vieux, parce qu’ils ne sont pas assez qualifiés, qu’ils sont aujourd’hui enfermés dans la pauvreté, on les offre comme perspective de vrais emplois pour des jeunes – même pas des jeunes paumés des banlieues – diplômés. C’est une erreur grave, donc si je dois faire une suggestion, c’est de revoir la copie des emplois Aubry. Puisque nous allons bientôt avoir la loi sur l’exclusion, eh bien que dans cette loi nous donnions aux maires le pouvoir de retrouver une marge de manœuvre sur ces minimum sociaux afin de transformer ces revenus minimum d’assistance, en revenus minimum d’activité. Ce n’est pas un problème financier, c’est un problème de dignité. Le sentiment d’être utile à quelque chose ; que le gamin qui regarde son père ne le voit pas au chômage, mais qu’il voit qu’il travaille plus ou moins pour la ville.

O. Mazerolle : Pensez-vous pouvoir concerner tous les chômeurs de longue durée avec ça ?

A. Madelin : Beaucoup en tout cas avec ça, beaucoup avec ça.

O. Mazerolle : De plus en plus on entend parler maintenant d’une possible allocation universelle, de revenus minimum garantis, que l’on travaille ou non. Seriez-vous favorable à ce type d’idée ?

A. Madelin : Ça, c’est une idée des libéraux américains, d’ailleurs, mais je ne la crois pas facilement transposable à la France, mais je la regarde de près. Ce que je refuse en tout cas c’est une société d’assistance généralisée. Il y a des gens, aujourd’hui, qui sont enfermés dans l’assistance. Il faut créer, sous une forme ou sous une autre, des activités de façon à ce qu’ils aient le sentiment d’être utiles. Toute personne à la capacité d’être utile. L’autre question de fond c’est, bien sûr, de retrouver à notre tour le chemin de la création d’emploi. Si nous avions, en France, le rythme de création d’emplois des États-Unis, on créerait environ un million d’emplois par an. Vous allez me dire : mais les États-Unis, c’est loin, ce n’est pas le modèle français, d’accord. Alors prenons les Pays-Bas, à côté de chez nous, eh bien nous devrions créer, dans ce pays environ 500 000 emplois par an. Il faudra aussi qu’on ouvre les yeux, un jour, sur les quelques mesures – pas si difficiles que ça – courageuses, qui nous permettront de favoriser l’emploi dans ce pays.

O. Mazerolle : Vous préconisez les règles libérales, mais n’êtes-vous pas frappé de voir qu’il y a eu un vote difficile sur Maastricht, qu’il y a eu décembre 95 en France, qu’il y a eu le vote aux législatives du printemps dernier qui montrent qu’il y a une peur de ce ? On ne le comprend pas en France, on résiste à ça.

A. Madelin : Je vais prendre un exemple. Il y a beaucoup de gens qui sont dans des situations difficiles, qui sont parfois en fin de droits et qui peuvent se dire : puisque les entreprises ne m’offrent pas de travail, j’aimerais me mettre à mon compte, prouver que je peux être utile à quelque chose. Qu’a-t-on fait au cours des dernières années ? Il y avait une aide aux chômeurs créateurs d’entreprise, on l’a supprimée ; pour la remplacer par quoi ? Par rien ! Je trouve qu’à chaque fois ce sont des petites mesures, ce ne sont pas des grandes réformes, des bouleversements libéraux que je propose. Je propose quelques petites mesures qui nous permettraient de retrouver le chemin de la création d’entreprise et le chemin de la création d’emploi.

O. Mazerolle : Un autre problème de la marginalisation, c’est celui de la violence urbaine, que l’on voit se développer ces temps-ci. À Strasbourg, le maire a fait prendre des décisions qui responsabilisent les parents. On va raccompagner les enfants de moins de 12 ans chez eux quand ils sont trop tard, la nuit, dans les rues, et puis il propose également la mise sous tutelle des allocations familiales. La responsabilisation des parents peut-elle être un remède ?

A. Madelin : C’est un des outils d’une panoplie de mesures. Je voudrais dire deux choses sur ces affaires de sécurité et de violence. La première, c’est que je ne vais pas donner de leçon à personne, parce que c’est un sujet grave qui se pose à l’ensemble de la société et si quelqu’un avait des remèdes miracles dans sa poche, ça se saurait depuis longtemps. La deuxième chose c’est que ce n’est pas seulement un problème de maintien de l’ordre, de forces de l’ordre. Un ordre social, pour être respecté, doit être respectable, donc il faut agir sur les deux bouts de la chaîne. La sécurité, mais aussi la restauration d’un ordre social respectable. Il y a des gamins qui brûlent des voitures, il y a des gens qui ont piqué des milliards d’argent public et continuent à rouler dans des voitures avec chauffeur. Donc il faut agir sur les deux et tenir le double langage sinon on ne sera pas compris. Sur le langage de la sécurité, il est évident qu’il y a un certain nombre de mesures à prendre pour redéployer les forces de police, pour développer les polices municipales. C’est quand même extraordinaire dans ce pays ! Il y a un problème avec des gamins qui ne sont pas en sécurité dans des quartiers difficiles, la nuit. La police municipale pourrait prendre les gamins, les ramener chez eux. Que fait le Gouvernement ? Il interdit les couvre-feux des maires, et il impose le couvre-feu À qui ? Pas aux gamins, à la police municipale, puisque le projet de M. Chevènement consiste à mettre la police municipale hors-activité à partir de 20 heures, le soir ! La mise sous tutelle des allocations familiales est quelque chose qui était proposé par mon ami P. Cardo. Il a été combattu sur ce point, il avait peut-être un peu raison trop tôt ; on y arrive. Il va falloir aussi créer des établissements éducatifs, j’allais dire un peu carcéraux, pour sortir des quartiers des multirécidivistes qui sont responsables de l’essentiel des violences. Il faudrait créer aussi des maisons familiales urbaines pour des gamins qui ne sont pas délinquants mais pré-délinquants et dont les parents sentent bien qu’ils ne sont plus capables d’assurer leur éducation, des sortes d’internats comme on l’a fait dans les campagnes avec les maisons familiales rurales. Bref, il y a toute une panoplie de moyens qu’il faut examiner de près et mettre en œuvre avec détermination. Je me réjouis de l’évolution des socialistes, semble-t-il, sur ce point.


France Inter: 12 janvier 1998

S. Paoli : Après l’évacuation par les CRS des locaux des Assedics occupés par les chômeurs, quelles réponses les associations ont-elles données à L. Jospin ? Le Journal du Dimanche publiait hier un sondage Ifop indiquant que 77 % des Français interrogés estiment que l’ensemble des mesures annoncées par le Premier ministre ne permettra pas de résoudre rapidement le conflit des chômeurs. À ce mouvement, jugé légitime par l’opinion, le Gouvernement propose le dialogue et impose l’autorité républicaine. Les salariées, appelés demain par les chômeurs à participer à une journée nationale d’action, exprimeront-ils leur soutien de façon objective après avoir, comme pour les grèves à la SNCF en décembre 1995 ou le mouvement des routiers, participé à des actions par délégations, une minorité exprimant l’inquiétude et/ou l’exaspération du plus grand nombre. Or le chômage est le premier souci des Français. En studio, A. Madelin, président de Democratic libérale. Vous avez été vous-même l’un des premiers à juger légitime le mouvement des chômeurs. Le libéral Madelin prenant fait et cause pour les chômeurs, ça a fait ironiser certains.

A. Madelin : Écoutez, je suis un peu comme l’opinion, je trouve que vraiment le chômage, et particulièrement le chômage de longue durée a atteint une telle gravité dans ce pays, ronge tellement notre société qu’en réalité, cela mérite une révolte. Il est normal qu’on se révolte contre le chômage, surtout le chômage qui enferme. Vous savez, les situations de pauvreté, de misère, ça existe dans tout le pays. Mais là, nous avons une pauvreté et une misère sans espoir de gens qui vivent une vie de privation qui, à la limite, l’accepteraient pour eux-mêmes mais ne l’acceptent pas, et ils ont raison, pour leurs enfants. Dun côté, on a le spectacle d’une société qui étale un certain nombre de richesses et de l’autre côté des gens qui sont enfermés dans la pauvreté, dans la pauvreté héréditaire : ceci nourrit toutes les frustrations, voire même dans certains cas les violences.

S. Paoli : Il n’y a pas de raison de douter encore une fois de votre sincérité mais enfin, il y a 15 ans que ça dure cette histoire, vous avez été vous-même aussi aux affaires ?

A. Madelin : Oui, vous avez raison, mais c’est la raison pour laquelle je suis assez révolté Et j’aimerais que l’on se dise : il faudrait qu’il y ait un sursaut dans ce pays. Cela fait aussi pas mal d’années que vous m’entendez parler à la fois de la déchirure sociale et de la nécessité d’un sursaut. Il existe des solutions de fond – ce n’est pas le moment d’en parler mais contre le chômage, si nous avions le rythme de création d’un certain nombre de pays qui ont fait confiance à des politiques libérales, on serait capable de créer entre 500 000 et 1 million d’emplois chaque année dans ce pays et on aurait depuis longtemps extirpé le chômage. Mais il y a une sorte de faute de courage, d’erreur de jugement des dirigeants politiques et sociaux depuis longtemps. On se refuse à essayer la seule politique qui n’a pas été entreprise dans ce pays, à savoir une politique libérale, créatrice d’emplois. Et aujourd’hui, ce sont les plus pauvres, les plus faibles qui paient la facture des erreurs de leurs dirigeants.

S. Paoli : On va venir sur, pourquoi pas, après tout, les possibilités libérales – mais peut-être avez-vous entendu B. Jeanperrin tout à l’heure qui s’intéressait aux exemples européens et où on découvre qu’en Europe, nous sommes les seuls à avoir un système assez éparpillé, alors que partout ailleurs, pour gérer ou pour répondre à la question du chômage, il y a une structure commune qui prend tout en charge. Pourquoi ?

A. Madelin : Écoutez, le problème n’est pas tant à mes yeux d’améliorer la gestion du chômage...

S. Paoli : Non, la structure, pour mieux répondre aux questions qu’on pose ?

A. Madelin : ...Qui, le problème est de libérer les créateurs d’emploi et les créateurs d’entreprise pour créer les emplois qui nous manquent. C’est à mes yeux, la priorité, je pourrais faire des suggestions très précises sur ce point. Mais il est évident que la création d’entreprise, c’est une réponse – et particulièrement aussi la création d’entreprise par les chômeurs, on s’en est moque à un moment donné. Mais se mettre à son compte, c’est une aspiration. Il y avait une aide aux chômeurs créateurs d’entreprise, on l’a supprimée, on l’a remplacée par rien. Vous avez en France plus de deux millions de toutes petites entreprises, des petits créateurs d’entreprise, des gens qui vivent dans des entreprises de moins de dix salariés et qui seraient prêts à embaucher un salarié supplémentaire, votre même leur premier salarié pour peu qu’on leur offre une formule simple à charges et à contraintes allégées. On pourrait multiplier les exemples. Je crois à la capacité dans notre pays de retrouver le chemin de la création d’emploi. Et ce que j’ai entendu essentiellement dans ce mouvement des chômeurs, ce sont des gens qui disent, nous voulons du travail, nous voulons du travail ! On a envie d’être utile, d’avoir le sentiment d’être utile à quelque chose, de ne pas se sentir en trop dans la société et ne pas sentir que ses enfants sont en trop. C’est vrai que ce cri du cœur de beaucoup, je le partage.

S. Paoli : Vous avez évoqué des pistes, par exemples au niveau des villes ou des agglomérations, ce que les maires peuvent faire tout de suite ?

A. Madelin : Oui, j’ai parlé de solutions de fond parce que je crois qu’il y a une politique qui nous ramènerait l’emploi, mais il y a des solutions d’urgence. La solution d’urgence à mes yeux, cela consiste à demander aux maires et aux élus locaux – je suis maire d’une ville de 10 000 habitants, Redon – de créer des emplois d’utilité collective et de transformer les revenus minimum d’assistance en activités utiles à la société. Ça permet de revaloriser...

S. Paoli : Dans votre esprit, ce sont de vrais emplois ?

A. Madelin : Ce sont de vrais emplois, cela permet par exemple pour assurer la circulation, la sécurité à la sortie des écoles, pour distribuer des repas aux personnels âgés, pour aménager de nouveaux espaces verts. On peut créer des emplois, des emplois utiles – on mettra un petit peu d’argent au pot – et de faire en sorte que le revenu minimum d’assistance devienne une activité utile, mieux rémunérée. C’est le bon sens. Tous les pays font ça. Pourquoi on fait ça ? Ce n’est pas un problème financier, c’est un problème de dignité. C’est qu’on ne veut pas que des familles entières soient enfermées dans l’assistance. Il faut sortir les gens de l’assistance. Moi, je ne veux pas d’une société d’assistance généralisée, je voudrais que les gens retrouvent le sentiment être utiles. Ces emplois-là, ils existent et au lieu de les donner à celles et ceux qui en ont le plus besoin, aux chômeurs qui sont au bout du rouleau, les fins de droits, on les a offerts en perspective d’espoir à des jeunes, et qui plus est, à des jeunes diplômés ou surdiplômés, ce sont les fameux emplois Aubry. C’est une erreur. Il faut faire marche arrière. Si on avait d’ailleurs, d’une façon générale, avancé la discussion du projet de loi sur l’exclusion au lieu de mettre en urgence ce mauvais projet de loi sur l’immigration, peut-être que l’on aurait évité cette explosion.

S. Paoli : Essayer de voir comment vous pouvez répondre – j’ai parlé tout à l’heure de l’ironie de ceux qui évoquaient l’axe CGT-Madelin ; comment réussir ?

A. Madelin : Il n’y a pas de chômeur de gauche, il n’y a pas de chômeur de droite, il y a des gens qui souffrent.

S. Paoli : Justement, on va essayer de comprendre comment vous pouvez réussir cette synthèse des idées entre ce projet libéral qui est le vôtre, et puis cette volonté de répondre à la question du chômage. Le projet libéral, quand même, profite à l’entreprise ?

A. Madelin : Non.

S. Paoli : Alors dites-nous, expliquez-nous.

A. Madelin : Un projet libéral : qu’est-ce que c’est ? C’est un projet qui crée des activités nouvelles et donc qui crée des emplois à partir de ceux qui sont capables de créer des emplois. Cela s’appelle des entreprenants, des entrepreneurs. Le vrai problème de ce pays c’est qu’il n’y a pas assez de place pour tout le monde. Quand il n’y a pas assez de place pour tout le monde, c’est la lutte pour les places et dans cette lutte pour les places, ceux qui s’en sortent, ce sont ceux qui sont plus forts que les autres ; et les chômeurs, les fins de droits ce sont les plus faibles. Moi j’en assez de cette société où les politiquement forts l’emportent toujours sur les politiquement faibles. Et je voudrais remettre en marche un moteur de création de places nouvelles dans la société. Sinon ce n’est plus la lutte des classes – comme il y a longtemps –, cela s’appelle la lutte pour les places, et dans cette lutte pour les places ce sont les plus petits qui trinquent.

S. Paoli : Alors vous dites politiquement forts et politiquement faibles : c’est l’allusion directe aux évacuations directes par les CRS. D’un côté par exemple on laisse faire et là on vire ceux qui occupent les locaux ?

A. Madelin : Oui, il y a deux poids, deux mesures. Ou était l’autorité de l’État dont parle M. Jospin quand quelques camions bloquaient une raffinerie et paralysaient une région entière. Les chômeurs n’ont pas de camions. Alors ils occupent – c’est vrai de façon un peu symbolique – un certain nombre de bâtiments publics – ce n’est pas bien – mais dirait-on que les services publics fonctionnent ? Je crois qu’il faut savoir faire preuve d’un peu de tolérance. Le droit de grève c’est le droit de cesser le travail, mais qu’est-ce que c’est le droit de grève pour celui qui n’a pas de travail ? Je crois que sur ce point, on a pratiqué un peu deux poids, deux mesures. Moi, j’attends M. Jospin au pied du mur : si demain il y a une grève des transports dans la région parisienne, s’il y a une usine occupée, s’il y a à nouveau des incidents comme l’affaire des camionneurs, j’aimerais que M. Jospin, à ce moment-là, fasse preuve de la même autorité. À ce moment-là, cela aurait montré qu’il n’y a pas deux poids, deux mesures dans ce pays mais qu’il y a l’autorité de l’État respectée pour tous. Là, vraiment, je trouve qu’on a poussé le bouchon un peu loin. Surtout au lendemain de cette grève des camionneurs qui avait paralysé le pays.

S. Paoli : C’est intéressant et singulier : un homme comme vous ancien ministre de l’économie et des finances qui d’un seul coup bat en brèche, un petit peu, l’autorité républicaine s’agissant de cette affaire des chômeurs ?

A. Madelin : Si vous voulez me faire dire qu’on n’a pas le droit d’occuper un bâtiment public, la réponse est oui mais le droit de cesser le travail voire éventuellement d’occuper une entreprise lorsqu’on ne perturbe pas la liberté des autres. Pour un libéral : la liberté s’arrête là où commence la liberté des autres. Tant qu’on ne perturbe pas la liberté des autres ça va et encore une fois, ce que je n’ai pas apprécié dans cette affaire, c’est le sentiment que si les chômeurs avaient été un petit peu plus nombreux, un petit peu plus puissants, s’ils avaient des camions, s’ils avaient bloqué des raffineries, une fois de plus, l’autorité de l’État serait passée par pertes et profits. Ce sont encore une fois les plus petits qui trinquent.

S. Paoli : Mais un homme comme vous peut être dans la rue demain avec les chômeurs ?

A. Madelin : Je pense que ce n’est pas ma place mais je suis déjà un peu de cœur. Il ne faudrait trop politiser ma réaction mais je voudrais que ce sursaut des chômeurs serve à engager vraiment le débat dans le pays sur les mesures de fond, les quelques mesures de sursaut dont je parlais tout à l’heure qui seraient capables de faire en sorte que notre pays, à son tour, retrouve le chemin de la création d’emploi. Maintenant il y a eu ce sursaut de cœur des Français, il reste à le transformer en politique alternative. Je vais essayer de m’y employer.


Le Parisien : 12 janvier 1998

Le Parisien : Les chômeurs ont-ils raison de vouloir poursuivre leur mouvement après les mesures d’urgence annoncées par Lionel Jospin ?

Alain Madelin : Une chose est sûre : ce mouvement donne la parole à ceux qui souffrent le plus et qui ont plus que jamais besoin d’être entendus. En ce sens, il est légitime. En face, j’ai trouvé que la première réponse du gouvernement reflétait son incompréhension. Le plus important pour les familles enfermées dans des revenus d’assistance, de misère, c’est de retrouver un travail, et la dignité du travail.

Le Parisien : En décidant l’évacuation, par la force, des bureaux de l’Assedic le gouvernement comment-il une faute politique ?

Alain Madelin : Cette réponse montre que dans ce pays, il y a deux poids deux mesures. Si l’usage de la force publique est légitime pour « libérer » une raffinerie bloquée par des camionneurs (ce qui n’a pas été finalement le cas), elle est tout à fait discutable lorsqu’il s’agit de l’occupation symbolique de bâtiments publics, pourvu que celle-ci ne perturbe pas les services publics essentiels. Ces évacuations renforcent mon sentiment qu’il existe deux catégories de Français : les politiquement forts et les politiquement faibles.

Le Parisien : Quelles mesures d’urgence auriez-vous prônées à la place de Lionel Jospin ?

Alain Madelin : Dans le cadre d’une action d’urgence et de solidarité, on peut créer des emplois dans les collectivités locales : service aux personnes âgées, environnement, accueil, animation. Ces emplois devraient être réservés à ceux et celles qui n’ont pas l’espoir immédiat de retrouver un véritable emploi dans une véritable entreprise. Nous devrions transformer les revenus d’assistance en revenus d’activité mieux rémunérés. Plutôt que d’examiner, dans l’urgence, un mauvais projet de loi sur l’immigration, le gouvernement aurait été mieux inspiré de faire débattre du projet de loi sur l’exclusion.

Le Parisien : Comment pouvez-vous en même temps vous déclarer solidaire des chômeurs et combattre les trente-cinq heures ?

Alain Madelin : Le partage du temps du travail est une illusion. Les trente-cinq heures autoritaires pour toutes les entreprises ne créeront pas d’emplois. Elles vont briser la croissance et aggraver le chômage. Nous devons prendre des mesures pour alléger les contraintes nombreuses qui pèsent sur les créateurs d’emplois et d’entreprises.

Le Parisien : Vous êtes un des rares, à droite, à soutenir les sans-emplois…

Alain Madelin : Je suis probablement plus à l’aise que d’autres pour en parler, parce que cela fait longtemps que je dénonce cette déchirure sociale que provoque le chômage de longue durée. Parce que je ressens le besoin de défendre en priorité celles et ceux qui n’avaient pas jusqu’alors les moyens de se faire entendre. Peut-être aussi parce que la politique économique libérale que je propose est la seule que l’on n’ait pas franchement essayée en France.

Le Parisien : Une fois encore, un mouvement social paraît déborder la classe politique et les représentants syndicaux…

Alain Madelin : C’est une nouvelle illustration du formidable décalage entre le sommet et la base, entre les Français et les différents corps constitués qui les représentent.

Le Parisien : Alors, qui doit changer ?

Alain Madelin : Ceux qui les représentent.


France 2 : jeudi 22 janvier 1998

F. Laborde : Comment avez-trouvé L. Jospin hier soir ? Pédagogue ? Fédérateur ? Ferme ? Responsable ?

A. Madelin : Je voudrais éviter de tomber dans les clichés où la droite dit : il n’a rien dit et la gauche qui dit : il l’a très bien dit. Je crois que le Premier ministre a été dans son rôle de Premier ministre, il a fait preuve de réalisme. Alors ça peut décevoir certains. C’est le réalisme et la rigueur de gauche, aujourd’hui. Pour mettre une toute petite touche d’ambiance, le charme est rompu. »

F. Laborde : Vous ne saluez pas, vous, la performance du Premier ministre qui dit non au fond à la pression de la rue ? Ça n’arrive pas tous les jours.

A. Madelin : C’est ce que je viens de vous dire : réalisme. Le Premier ministre, comme beaucoup de ses prédécesseurs, découvre les réalités des chiffres et il essaie de concilier – c’est normal, j’allais dire – le langage du cœur avec les réalités des chiffres. Malheureusement je ne suis pas du tout d’accord avec la réponse. On est aujourd’hui dans un État-providence qui crée le chômage, qui distribue un peu d’argent pour panser les plaies de ceux qui sont tombés du train, qui ne réussissent pas à monter dans le train mais c’est un État-providence qui n’a plus le sou. C’est un État-providence dont on se rend compte au fil du temps, quand le temps passe, qu’il enferme les gens dans l’assistance. Il est insoutenable financièrement, il est insoutenable moralement parce qu’être pauvre ça arrive dans la vie, mais être enfermé dans la pauvreté, avoir le sentiment que l’on n’en sortira pas, que ses enfants n’en sortiront pas, que vous êtes inutile, que vous êtes en trop dans la société, c’est ça qui aujourd’hui crée une situation sociale en tout point explosive. Le Premier ministre a quand même donné une piste, un peu comme T. Blair, un peu comme les libéraux comme moi, c’est-à-dire on ne peut pas laisser les gens dans l’assistance. On ne veut pas d’une société d’assistance. Il faut une société du travail. Une fois qu’il a dit ça, il est un peu court parce que lorsqu’il rêve sur les 35 heures celles-ci ne vont pas créer d’emplois. Les 35 heures ne vont qu’aggraver le chômage, les 35 heures, dès aujourd’hui, cassent la confiance donc vont casser la croissance. Je prends rendez-vous sur ce point, mais surtout, il y a des gens aujourd’hui qui sont enfermés dans des minima sociaux, qui ont une vie de privation pour eux-mêmes et peut-être, ce qu’il y a de pire pour eux, ils ont le sentiment de priver leurs enfants, de ne pas donner à leurs enfants les chances qu’ont d’autres enfants. Et c’est vrai en plus ! Donc on ne peut pas donner ; Jospin a raison de dire qu’il ne peut pas augmenter les minima sociaux. On n’a pas les moyens d’augmenter les minima sociaux. »

F. Laborde : On ne peut pas accentuer la dette, ça, c’est une chose à laquelle vous souscrivez...

A. Madelin : Oui, mais là où Jospin s’est trompé et M. Aubry aussi, c’est que si l’on ne peut pas augmenter les minima sociaux, on a quand même une marge de manœuvre pour compléter les minima sociaux par des revenus du travail ou pour transformer les minima sociaux en revenus du travail. Je vais être concret : dans les mairies, par exemple, nous avons un certain nombre d’emplois d’utilité sociale. Ces emplois-là, au lieu de les offrir comme perspectives pour des jeunes, comme l’a fait M. Aubry, et qui plus est, même pas les jeunes qui en auraient le plus besoin mais des jeunes diplômés qui se bousculent pour ces faux emplois, il fallait les donner, il faut encore les donner, à celles et ceux qui sont aujourd’hui enfermés dans l’assistance ; que l’on puisse leur offrir un revenu complémentaire par le travail, fut-il un travail d’utilité sociale dans les villes, ou transformer des minimums sociaux tels qu’ils existent aujourd’hui en travail utile. C’est aussi un problème de sentiment d’être utile, utile à quelque chose dans une collectivité locale.

F. Laborde : Vous dites que les 35 heures, ce n’est pas la bonne réponse. C’est un peu court de dire ça. Vous allez faire des contre-propositions sur les 35 heures ?

A. Madelin : Je vais faire des contre-propositions sur l’emploi d’une façon générale. Moi, je suis assez à l’aise parce que la seule politique qu’on n’a pas vraiment essayée dans ce pays – on a essayé toutes les politiques de droite, toutes les politiques de gauche – c’est ce que j’appelle moi une politique libérale. Ce sont les idées de T. Blair, ce sont les idées des Pays-Bas. C’est la politique qui réussit ! Il y a quelque temps des éminentes personnalités socialistes disaient : il vaut mieux être chômeur en France que mal payés aux États-Unis. Et je crois que c’est cette mentalité-là qui nous fait énormément de mal. Il vaut mieux avoir un travail d’une façon générale. Et j’entendais L. Jospin qui se moquait un petit peu des emplois en Grande-Bretagne. Allons donc ! Que font des jeunes aujourd’hui ?

F. Laborde : Ce n’est pas ça. Il a dit que le chômage est sans doute plus important que les chiffres officiels.

A. Madelin : Aujourd’hui que font beaucoup de jeunes en France ? Ils ont envie d’aller voir ailleurs et ce sont des jeunes français qui vont travailler en Angleterre. Moi, j’aimerais bien que ça soit un peu l’inverse. Donc c’est peut-être un peu facile de décrier le modèle britannique mais au moins c’est un modèle qui aujourd’hui crée des emplois, c’est pour ça que les solutions que je défends aujourd’hui me paraissent être des solutions qu’à notre tour notre pays devra bien engager. Là, L. Jospin se trompe en enfermant le pays dans le partage du travail. On ne sort pas des difficultés en réduisant la durée du travail. »

F. Laborde : Quand vous dites que le charme est rompu que voulez-vous dire ? Que les déçus d’hier c’étaient les chômeurs et la gauche romantique ?

A. Madelin : Il y a eu un moment où L. Jospin bénéficiait d’un petit état de grâce : tout nouveau tout beau ; un style sympathique ; un gouvernement nouveau, renouvelé. Ce que je veux dire c’est que le charme est rompu. C’est fini.

F. Laborde : Quand il dit : je ne fais que passer, je suis là pour servir la France, ne trouvez-vous pas que c’est un ton un peu nouveau dans la bouche d’un Premier ministre ?

A. Madelin : Non je ne pense pas. Je pense que tous les Premiers ministres – et c’est la fonction même qui fait ça – ont envie de servir la France. Quand vous êtes à Matignon, vous avez envie de servir la France, et vous oubliez un peu le reste.

F. Laborde : Cette volonté de ne pas polémiquer, d’être plutôt pédagogue ça ne vous a pas séduit ?

A. Madelin : Je crois que c’est le ton normal que doit avoir un Premier ministre. Le problème n’est pas celui-là, le problème est de savoir est-ce que la direction qui est suivie est la bonne. C’est celle qui permet de préparer un meilleur avenir pour notre pays et pour nos enfants. Je ne doute pas de la sincérité de M. Jospin mais simplement je suis convaincu que l’on ne guérira pas de cette très grave maladie du chômage par les remèdes qu’il propose.

F. Laborde : Est-ce que le risque aujourd’hui est de voir s’éterniser ce conflit des chômeurs, ou bien est-ce que le risque – comme le pensent deux tiers des Français dans un sondage – est qu’il y ait une explosion sociale ?

A. Madelin : Nous dormons sur un volcan. Le chômage ronge la société française. C’est une société dans laquelle on n’a plus d’espoir, plus d’espoir pour les jeunes des banlieues, plus d’espoir pour les gens qui sont aujourd’hui enfermés dans l’assistance et dans la pauvreté, qui ne voient devant eux qu’une vie de privation, qui ont le sentiment que leurs enfants sont en trop dans la société. C’est une société qui, par nature, est une société au bord de l’explosion. C’est pour ça qu’elle a besoin de remèdes forts et j’espère qu’un jour viendra le moment où les Français prendront conscience de cela et accepteront leur tour les seuls remèdes qui peuvent nous permettre de remettre la société en mouvement et de créer des emplois.

F. Laborde : Il faut une loi sur l’exclusion assez vite alors ?

A. Madelin : Oui, la loi sur l’exclusion moi, j’y avais beaucoup travaillé du temps de l’ancien gouvernement pour faire en sorte que l’on transforme ces minima sociaux en revenus d’activité parce que je crois que c’est quelque chose d’essentiel. Je regrette que le Gouvernement l’ait mis en panne.

F. Laborde : À cause de la dissolution.

A. Madelin : Oui, et qu’on ait donné l’urgence aux textes sur l’immigration ou sur la nationalité. L’urgence pour moi, c’était la lutte contre l’exclusion.