Texte intégral
Pascale Ferran : Dans un article que vous avez donné au Monde il y a quelques jours, vous expliquez combien, depuis quinze ans et à des fins électoralistes, les partis de gauche et de droite ont courbé l'échine sur la question de l'immigration. J’aurais envie de vous demander à quel moment vous vous êtes réveillé personnellement.
Michel Rocard : Mon évolution sur le sujet s'est durcie dès 1989, dans les huit jours qui ont suivi l'intervention où j'ai lâché la fameuse phrase « La France ne peut évidemment pas accueillir toute la misère du monde, raison de plus pour qu'elle traite bien la part qu'elle doit en prendre… ». Cette phrase servait d'entrée en matière à tout un paragraphe où je traitais d'une politique convenable d'intégration. Et quand j'ai vu Le Pen se servir de la première moitié de la phrase… Mais ceux qui ont commencé, ce sont les médias – en coupant. J'ai expliqué soixante-dix fois la vraie phrase, répété ce qu'elle voulait dire, mais ça n'a jamais vraiment pris avant un article que j'ai écrit dans Le Monde au moment de l'affaire des sans-papiers de Saint-Bernard. Depuis, ça s'est calmé, et tous les gens qui suivent la question se souviennent de ce papier. Mais l'appareil médiatique est tellement puissant. Tellement homogène – vous pouvez traduire par totalitaire – dans sa manière de fixer une image sur un fait, l'image étant vraie ou fausse, que je porte toute l'incompréhension de cette phrase.
Peut-être qu'au fond, je n'aurais pas dû la prononcer, mais elle dit bien ce qu'elle veut dire : on ne peut pas prendre toute la misère en effet (ils sont un milliard et demi de pauvres !), mais nous avons le devoir d'en prendre correctement une part. Il faut ajouter premièrement que toute cette « misère », est bien loin de frapper à notre porte (l'essentiel des flux migratoires est Sud/Sud) ; et deuxièmement que nous avons besoin d'une immigration légale et bien tolérée – pour des quantités de raisons.
La première est démographique : nous sommes déjà l'une de ces nations d'Europe qui ne renouvellent plus leurs générations… On vient de publier un calcul et les chiffres sont accablants ; si nous voulons en 2030 avoir la même population européenne qu'aujourd'hui, il nous faudrait déjà sept millions d'immigrés par an. Juste pour avoir une population stable, je ne parle pas d'un pourcentage stable dans la population du monde.
Deuxième raison de ce besoin d'immigration : si nous sommes bien le grand pays à la culture universelle que nous prétendons être, alors nos universités doivent accueillir très largement les étudiants étrangers, sinon cette culture s'estompe. Troisième élément : nous sommes la quatrième puissance exportatrice mondiale, nous exportons le quart de notre produit brut, or tout ça ne marche que si l'on accepte l'inverse, et si l'on échange des produits, des capitaux, des services, des idées, des musiques, des cuisines, on ne peut pas ne pas échanger aussi un peu les hommes.
Pour toutes ces raisons, ma conviction sur le sujet est absolument constante. C'est ce qui m'a conduit lorsque j'étais Premier ministre à mettre en place le Haut Conseil pour l'intégration, c'est la même ligne de pensée. Mais tout ça commence dans ma jeunesse. Avant la guerre d'Algérie, j'ai initié, en tant que président des Jeunesses socialistes, la ligne anticolonialiste de la Fédération étudiante. Ce qui lui a d'ailleurs valu plus tard d'être dissoute par Guy Mollet. J'avais construit des relations extrêmement étroites avec nos copains de l'Association des étudiants musulmans nord-africains à Paris. Je suis donc dans cette mouvance et dans ce travail depuis quarante ou quarante-cinq ans. Les problèmes de lisibilité liés notamment à cette phrase tronquée ont occulté tout ça, mais ce n'est ni de ma faute ni de mon gré.
Robert Guédiguian : Sur ces questions-là, je suis tout à fait persuadé que vos convictions intimes d'homme privé sont voisines des miennes et de celles des gens qui étaient dans la rue l'autre jour. Mais si je suis venu discuter avec vous, c'est aussi parce que j'ai lu votre article récent du Monde, et ce qui m'intéresse dans ce texte, c'est votre aveu en tant qu'homme public. Vous avouez qu'effectivement, dans l'espoir de retenir les électeurs les plus fragiles, votre discours n'a pas été aussi ferme et clair qu'il aurait dû l'être. Ce qui nous renvoie directement aux motivations du mouvement auquel on assiste et que nous avons lancé, sans imaginer bien évidemment cette ampleur, par énervement, par indignation.
Michel Rocard : Et heureusement. Heureusement que vous étiez là.
Robert Guédiguian : On a probablement révélé une béance. Je crois que les gens qui sont allés dans la rue n'ont pas simplement envie de se battre contre un amendement supprimé, ils veulent aller beaucoup plus loin, ils ont envie de faire de la politique, de redevenir des citoyens, de se remettre à s'occuper de ce qui se passe dans la cité. Ils sont très motivés. Beaucoup de gens un peu plus jeunes que moi m'ont dit que c'était la première fois qu'ils manifestaient. C'est très important.
Michel Rocard : C'est magnifique.
Robert Guédiguian : C'est ce dont j'aimerais parler avec vous : comment refaire de la politique ?
Michel Rocard : Vous avez commencé votre question en faisant sur ma tête une distinction entre l'homme privé et l'homme public. Je récuse cette distinction. Vous renvoyez à une perception juste, vous avez raison, mais moi je suis obligé de vous répondre que dans ma tête à moi, cette distinction-là n'existe pas. J'accepte d'être incriminé comme homme public à partir de mes convictions privées. La vraie distinction, elle est entre le discours et l'acre. Il ne faut pas s'arrêter à la production de discours, Mon bilan, c'est aussi mes actions sur ce terrain comme secrétaire politique des étudiants socialistes, puis comme maire de Conflans, puis comme Premier ministre, ou avec le Haut Conseil à l'intégration. Et elles sont, je crois, peu contestables et, je pense, assez en accord avec vous. Le problème avec le discours, c'est qu'il est toujours châtré. Le système médiatique est horriblement simplificateur. Comme me l'a dit un jour Jacques Pilhan, qui est quand même un expert, ce système est totalitaire. Il s'abrite derrière une espèce de mirage, de garantie de la démocratie par l'offre de quelques dizaines de micros pour faire pluraliste, mais dans le commentaire, dans l'information, il est totalitaire : il ne porte qu'une image à la fois, et elle ne peut être que simplificatrice.
Pascale Ferran : On est d'accord avec vous pour remettre entièrement en cause les médias, niais il y a un moment où il faut aussi parler de la responsabilité des hommes politiques.
Michel Rocard : J'y arrive, justement. Comment faire de la politique autrement ? Nos partis manquent de crédit : faut-il en fonder d'autres ? Depuis cinquante ans en France, un nombre incroyable de gens ont tenté de fonder un petit parti en espérant qu'il devienne grand. Ça commence dans les années 46-47 par le Rassemblement démocratique révolutionnaire. Vous êtes tous un peu jeunes, mais c'était Jean-Paul Sartre, David Roussel, Francis Jeanson, et il me semble Albert Camus. Ils l'ont dissous trois ans après l'avoir créé. Je vous passe l'échec de Mendès France à rénover un Parti radical en plein déclin. Charles de Gaulle crée le RPF et le dissout cinq ans après, il ne recréera l'UDR qui va devenir RPR que lorsqu'il sera au pouvoir – là, depuis le sommet, les conditions de création sont un peu meilleures, même si elles sont un peu militaires. Je vous rappelle aussi Servan Schreiber, Michel Jobert, ou encore Tapie. Le seul petit parti qui a un peu réussi et duré quelque temps, c'est le PSU. Il a quand même longtemps rassemblé ce qu'il y avait de mieux dans la pensée française à gauche. Sur des bases sur lesquelles nous nous retrouverions tout à fait – notamment sur la question de l'immigration. Mais lui aussi est mort.
On pourrait, aujourd'hui, lancer ce type d'expérience. On aurait quinze mille signatures le lendemain matin, grâce notamment à l'informatique, et la semaine suivante dans la France entière des petites sections se réuniraient, et les gens commenceraient à causer. La première fois, on irriguerait les réunions par des orateurs parisiens – vous en seriez, bien sûr, pour parler des étrangers. Le mois d'après, les sections éliraient un bureau, et on commencerait déjà à voir quelques compétitions entre les membres. Le mois suivant, ils commenceraient à préparer des listes pour les prochaines élections municipales. Bref, en un an et demi, ils se conduiraient comme tout le monde. Autrement dit, l'humanité est faite comme elle est, les revendications de pouvoir sont dans toutes les têtes et la canalisation des appétits de compétition, de pouvoir, de prestige, de notoriété locale s'opère avec dureté. Résultat : il vaut mieux faire avec, et savoir que les grandes boutiques ont cinquante ans d'histoire. Si on était suédois, on serait tous sociaux-démocrates sans gène. Parce que sur une longue période d'histoire, ils ont réussi à garder un peu d'honneur, à ne jamais éjecter les dissidents les plus énergiques ou les plus forts. Mais ça suppose des conduites différentes. Ici, en Mai 68, le gouvernement a envoyé les CRS dans la cour de la Sorbonne pour la première fois depuis Vichy. En Suède, le ministre de l'Éducation nationale social-démocrate est allé tout seul dans l'équivalent de l'Odéon occupé, il y a passé un jour et demi à discuter et élaborer un certain nombre de réformes. Il a écrit son décret, avant d'en sortir. Voilà, c'est le parti social-démocrate suédois. Mais c'est une tradition, une histoire qui incorpore une chose que nous n'avons pas en France, ni du côté des partis ni du côté des spontanéités montantes : l'habitude de manier des institutions en souplesse. On est toujours des répressifs. C'est une réponse un peu pessimiste mais, en même temps, je crois beaucoup au fait que l'humanité est lentement en train de devenir adulte, qu'il y a par conséquent place pour une évolution.
Pour reprendre l'analyse de la thématique de l'immigration dans le fonctionnement de nos partis, c'est vrai qu'il y a une part d'autocritique générale de la gauche dans ce que j'ai dit et écrit. Mais elle n'est pas tout à fait là où vous croyez. L'intelligence n'est pas toujours immédiate, notamment quand on a besoin qu'elle soit collective.
La capacité intellectuelle d'écrire le contenu de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen a mûri pendant près d'un siècle avant 1789, elle passe par L'Encyclopédie, par Voltaire, Diderot, par une formidable accumulation de pensées. La question de l'immigration commence lorsqu'en 74 Giscard décide de stopper l'immigration légale – ce qui initie l'immigration clandestine. Et le chômage arrive juste après. À ce moment-là, nous sommes un pays qui depuis plus d'un siècle a largement eu recours à l'immigration. Tout ça est dans notre histoire. Personne ne s'en formalisait. On naturalisait à tour de bras. J'ai d'ailleurs commencé ma carrière dans la fonction publique au service des naturalisations, où je passais mon temps à me bagarrer avec la police pour naturaliser des militants CGT !
L'idée qu'on aurait un « problème » d'immigration n'était dans aucune tête. En revanche, l'immigration clandestine s'est présentée, c'est vrai, comme un problème. Il est donc exact de dire qu'on a commencé un combat contre l'immigration clandestine – qu'on a peut-être eu le tort de confondre avec le combat contre le travail clandestin, combat que j'ai d'ailleurs durci lorsque j'étais Premier ministre : le nombre de procès pour délit d'emploi de travailleurs clandestins a doublé en trois ans.
Pascale Ferran : C'était contre le travail clandestin et pas contre l'immigration clandestine. Mais on se porterait tous beaucoup mieux si tout le monde luttait contre le travail clandestin.
Michel Rocard : Complètement. Une des clés de l'immigration clandestine, c'est l'appel, c'est le travail clandestin. En 1982, en arrivant, on a régularisé les travailleurs immigrés en situation difficile, Le premier mouvement de la gauche était donc quand même le bon. On a d'ailleurs eu une surprise, on en a trouvé 130 000 alors qu'on s'attendait à ce qu'il y en ait un demi-million.
Premier constat presque un peu étrange et, en même temps, assez vif soulagement : le problème n'est pas si grave qu'on croit, et il n'y a pas lieu d'en faire un drame. Le débat sur l'immigration clandestine est en partie technique : il faut casser l'appel au travail clandestin par des employeurs français ou étrangers – les trois quarts sont français. Mais c'est vrai qu'on n'a pas vu venir l'ambiguïté qui est apparue sur la question de l'immigration clandestine. Ce n'est pas la même chose de s'attaquer à la source – l'appel par les employeurs – et de faire des difficultés aux gens déjà sur place. Cette confusion, on ne l'a pas vue venir. On ne s'est pas rendu compte que ça allait mettre en cause l'immigration régulière, on s'est trouvés embarqués sans y avoir pensé. On a découvert beaucoup trop tard que l'immigration régulière allait se trouver mise en cause. Et qu'on allait faire de l'immigré le bouc émissaire de tous nos problèmes.
Pascale Ferran : La fameuse expression de Fabius en 1984 – en gros, Le Pen pose de bonnes questions mais apporte de mauvaises réponses – est quand même la plus catastrophique prononcée sur le sujet. C'est gravissime pour l'image des valeurs de la gauche.
Michel Rocard : Cette phrase est très malheureuse. Je serais très étonné que Laurent Fabius n'en tombe pas d'accord.
Pascale Ferran : Mais les responsables politiques de gauche ont eu une série de déclarations très malheureuses, qui ont fait le jeu de la pensée la plus basse. Je pense à la réflexion de Pierre Mauroy accusant les islamistes après une grève dans une usine automobile au début des années 80, ou encore à l'expression de « seuil de tolérance » utilisée par Mitterrand. Toutes ces dérives symboliques ont conduit à une faillite.
Les Inrockuptibles : La gauche a besoin d'une mise au clair de tout ça.
Michel Rocard : Je suis d'accord, et je l'ai écrit.
Pascale Ferran : C'est pour ça que nous sommes là. Parce qu'on voudrait presque vous aider à ce que le discours passe mieux d'une certaine façon.
Michel Rocard : Je crois que notre complicité est établie, qu'elle est claire… Je maintiens que toutes ces attitudes sont le produit d'une absence de perception. Mais je n'ai pas envie d'excuser tout ça, seule phrase au nom de laquelle je suis incriminé, moi, c'est à contre-sens de ce qu'elle justifiait, expliquait et annonçait, c'est-à-dire tout le discours sur le traitement correct de l'immigration. Mais il faudrait savoir aussi qu'il y a pour quiconque exerce une responsabilité une quasi-impossibilité de lire et de penser : les responsables politiques sont trop harcelés par les problèmes. Dans ses mémoires, Kissinger dit en gros « Ne vous faites pas d'illusions, vous arrivez au pouvoir avec un certain stock d'infirmations, d'idées et de réflexions, de visions charpentées, vous ne changerez plus, vous ne rechargerez pas vos batteries, vous ne fonctionnerez et ne gouvernerez qu'au nom de ces visions. Et vous sortirez lessivés, liquidés, batterie à plat. » La faute méthodologique consiste à demander aux hommes politiques de penser à la place d'autrui – ils ne sont pas là pour ça. C'est aux disciplines intellectuelles de produire les connaissances nécessaires à temps, les responsables politiques ne peuvent être que des capteurs d'idées, des haut-parleurs et des traducteurs – ils ne sont pas chercheurs. Ce n'est pas ce qu'on leur demande, et ils n'ont pas le temps. Il faut donc construire des liens entre une recherche pointue – mais également soudeuse d'une éthique de la responsabilité et pas seulement de conviction – et les décideurs politiques. J'y suis très sensible parce que je suis un intello en politique, c'est d'ailleurs l'une des raisons pour lesquelles je me suis, au total et au final « planté ». Dès que j'ai été dégagé de la charge de premier secrétaire du PS, je suis revenu à ma fonction première : depuis trois ans, je ne travaille plus que sur un problème, le chômage, et je pense avoir inventé des choses. Mon livre, Les Moyens de s'en sortir, c’est le bouquin d'un intello qui a peut-être un peu plus de poids à cause de sa signature de politique. C'est cette fonction-là qui manque : si vous voulez faire de la politique sans avoir intégré ce rapport nécessaire à une intellectualité qui cherche, qui est toujours en pointe sur le diagnostic, on obtiendra toujours les mêmes fautes. Je revendique une relation avec le monde de l'investigation comme étant l'une des clés de la bonne politique.
Robert Guédiguian : Pour cela, il faut des hommes politiques prêts à écouter. Après ce qui s'est passé dans la rue samedi dernier, je vais attendre avec impatience le positionnement du PS, du PC aussi, de la gauche dans son ensemble sur la question de l'immigration. Je veux voir si on est entendus ou s'il continue à y avoir une complaisance électoraliste.
Pascale Ferran : Pensez-vous que le PS va se positionner franchement pour l'abrogation des lois Debré et Pasqua ?
Michel Rocard : Comme je suis député européen, je ne siège pratiquement plus au bureau national et je ne connais donc pas les derniers débats internes. Mais les extraits que j'ai vus du rapport d'Adeline Hasan, notre secrétaire nationale chargée de la question, me semblent intéressants. Cela dit, l'abrogation ne résout pas tout, il faut aussi reconstruire tout un système légal, ce qui est une affaire compliquée.
Dominique A : Et puis, quand un homme politique n'est pas au pouvoir, il ne traite que de symbolique.
Michel Rocard : S'il ne traite que de symbolique sans un rapport avec le faire, il est déraisonnable. Parce qu'au fond, ce qu'on écrit est objet de discussion, voire de scandale, mais la vraie clé c'est ce qu'on fait si on prend le pouvoir. Quand on pense dans l'opposition, il ne suffit pas de chercher à se faire plaisir médiatiquement ; il faut la certitude que l'on sera capable de faire ce qu'on promet. Or, quand nous allons rendre public notre programme, cet aspect sera passé sous silence, nous ne serons lus qu'au plan symbolique. Quand j'écris, ce n'est pas seulement pour la symbolique mais aussi pour faire. Et cette exigence est un peu différente.
Les Inrockuptibles : Comme pour faire exception à la remarque de Kissinger que vous avez citée, on peut se demander, à propos de l'immigration, si au contraire la gauche n'a pas gouverné à rebours des principes qu'elle s'était construits durant sa longue période d'opposition.
Michel Rocard : On ne peut pas le dire tout à fait comme ça. Il faut à nouveau faire la différence entre immigration clandestine et régulière. La dérive de la société française vers la confusion des deux n'est qu'une substitution à l'impuissance devant le chômage.
Dominique A. : Mais pourquoi n'entend-on pas ces propos plus souvent ?
Michel Rocard : Toujours ces problèmes de reprise par le système médiatique. Mon article du Monde, auquel vous faisiez référence tout à l'heure, et paru pendant le mouvement que vous avez déclenché, a en fait été proposé à deux journaux au tout début février, au moment de mon discours au Sénat, mais refusé précisément parce qu'il était, jugeaient-ils, trop proche de mon discours contre la loi Debré. Mais comment voulez-vous qu'on communique si les citoyens ne sont pas au courant des débats parlementaires ? Une fois le mouvement démarré, Le Monde s'est intéressé à une version actualisée de ce texte. Il y a quelques lignes en plus sur la désobéissance, mais sur le fond, c'est la même chose que mon discours au Sénat le 4 février, soit huit jours avant votre appel.
Pascale Ferran : Peut-être que les journaux ont vu un fossé entre notre mouvement et les responsables politiques, mais au contraire nous essayons de trouver une nouvelle manière de responsabiliser les hommes politiques. Nous cherchons à obtenir des réponses et des engagements de leur part, et pas à les remplacer.
Michel Rocard : Le fait qu'il y ait eu occultation générale du débat au Sénat – où Robert Badinter s'est aussi exprimé clairement –, alors que nous sommes quand même un régime à deux chambres, a violemment joué contre nous, hommes politiques. Nous étions plus engagés que vous l'avez su.
Pascale Ferran : Je voudrais revenir un peu sur l’emploi des mots « immigration clandestine ». Je me méfie terriblement de la façon dont on peut reconduire la faute sur cette question. Il faut dire que la seule façon digne et humaine de lutter contre l'immigration clandestine, c'est de lutter contre le travail clandestin, certes. Mais il faut aussi répéter qu'un certain nombre de clandestins sont là parce qu'ils risquent leur tête dans leur propre pays. Les Algériens, par exemple. Quel est le point de vue de la gauche là-dessus ? Attention aussi à ne pas recommencer à désigner l'immigration clandestine comme une forme de bouc émissaire.
Michel Rocard : Je suis d'accord, je l'ai dit partout. Les chiffres sont là : l'immigration n'est pas notre problème. Le problème, c'est le chômage et toutes les angoisses qu'il crée. Non seulement on a trois millions et demi de chômeurs, mais aussi quatre millions de précaires – des RMI aux CDD de très courte durée en passant par les CES, les contrats de travail aidés ou les temps partiels non choisis. Ça fait sept millions et demi de gens aux revenus précarisés. Alors, ça crée une angoisse vraie, ça pousse les gens à faire n'importe quoi. La demande généralisée de la retraite à 55 ans est une folie : démographiquement, on ne peut pas payer. Mais il faut comprendre cette demande – c'est la demande d'une sécurité : au moins, quand vous êtes retraité, vous n'êtes plus licenciable. Je suis malheureusement relativement pessimiste quant à la possibilité pour la République française dans son état actuel à sortir de cette crispation sur l'immigration uniquement par des échanges de discours et des convictions. Il faut commencer à vaincre le chômage et, quand il y aura moins de pression, on se sentira mieux. Mais ça n'empêche évidemment pas qu'au niveau des principes il faille tenir bon, c'est ce que j'essaie de faire. Le combat central à court terme aujourd'hui, c'est d'arriver à convaincre les gens que l'immigration n'est pas un problème. Mais cette crispation nationale n'existe que par dérivation de la question centrale, le chômage. Pardon, chômage plus précarité. Voilà le combat le plus urgent pour décrisper la société et pouvoir refaire un peu de lien social. Mais à ce problème du chômage et de la précarité, il faut en effet trouver une réponse technique économique qu'on n'a pas encore, pas complètement. Je crois que j'ai fait avancer un peu les choses avec ma proposition sur la réduction du temps de travail. Mais le fond de l'affaire, c'est la capacité de l'humanité à maîtriser ses rapports quantitatifs avec elle-même pour produire et survivre, et donc l'invention d'une nouvelle doctrine économique. Il faudrait même risquer le mot de théorie, on en a besoin – les médecins savent tous qu'on ne travaille pas sans théorie. Or, nous avons assisté à l'effondrement d'une discipline, la théorie économique manque à l'appel, aucune ne répond désormais aux besoins d'une humanité consciente. Il faut discuter, proposer des solutions. Je vais à Stockholm dans quinze jours pour un séminaire, les Scandinaves travaillent beaucoup sur ma proposition. Mon livre a également été traduit aux Pays-Bas et il est à l'ordre du jour du prochain congrès du parti social-démocrate néerlandais.
Pascale Ferran : Et chez nous ?
Michel Rocard : J'ai perdu, au PS, une bataille temporaire d'amendements il y a trois mois. Mais ce n'est pas gelé, et j'ai au moins réussi à établir une compatibilité entre ce qu'écrivait le parti et ma proposition. Cette bataille est en cours, elle n'est ni gagnée ni perdue. J'espère la gagner sur le plan international, parce que la gauche, pour moi, c'est mondial.
Ne considérer que la France est déjà une limite dans laquelle on ne peut s'enfermer ; je suis aussi citoyen d'Europe. En France, nous sommes un peu coincés parce que trop liés à l'appareil de l'État, à cause aussi du grand divorce ici entre les intellectuels et les hommes politiques, avec responsabilité partagée d'ailleurs. C'est vrai, on a fait en France beaucoup de conneries politiques – des guerres coloniales notamment – mais il y a trop souvent dans la communauté intellectuelle une autosatisfaction dans l'éthique de la conviction, au détriment d'une éthique de la responsabilité. Ça fait partie des difficultés du paysage, mais la responsabilité est à 70 % chez les politiques : je ne suis pas en train de vous engueuler !
Dominique A. : Mais pourquoi la gauche française ne fait-elle pas davantage d'efforts pédagogiques ?
Michel Rocard : En Allemagne, lorsque le parti social-démocrate choisit son candidat au poste de Chancelier, 834 000 adhérents se déplacent pour aller voter. En Autriche, le parti social-démocrate compte 600 000 membres, en Suède 400 000, aux Pays-Bas 120 000... En France, il n'y a pas 100 000 adhérents au PS, et quand il s'agit de se déplacer pour aller voter, on est contents de dépasser 70 000 ! II y a déjà une faiblesse sociale-démocrate quasi constitutive liée au fait qu'on s'est payé depuis le début du siècle un communisme infiniment plus fort qu'ailleurs. La déperdition d'énergie militante dans un combat, non seulement vaincu mais également non pertinent, a donc été énorme. Toutes ces énergies n'ont servi à rien, or ils les avaient toutes, les communistes. Tous les intellos étaient communistes. En quarante-cinq ans, on n'a pas eu un seul grand livre signé d'un dirigeant social-démocrate en France. Pour repenser la politique et imaginer une contestation productive et non destructrice de lien entre les intellectuels et les politiques, il faut se comprendre et donc connaître toute cette histoire. Le parti français est le grand malade de l'Internationale socialiste depuis le début. Dès la naissance, il a deux handicaps. Le premier, c'est qu'il naît un peu plus tard que les autres. L’allemand et l'anglais datent de 1880 environ, et nous on naît en 1905, à la dure... Résultat : partout ailleurs en Europe, les fondateurs de la gauche sont des grands combattants de la démocratie, du pluralisme, du droit de vote, du suffrage universel, de l'impôt progressif sur le revenu, de tout ce qui va faire la démocratie... En France, tout ça est déjà fait : la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen est écrite, on est en République, le suffrage universel est acquis. Dans l'Europe entière, la sociale-démocratie marche sur deux pieds, un pied droits de l'homme/démocratie et un pied social, le combat ouvrier. En France, la sociale-démocratie n'a dès l'origine qu'un seul pied, celui du combat social. En plus, l'introducteur du marxisme en France, Jules Guesde – qui était un esprit limité –. l'importe avec un tel sectarisme qu'il en déduit tout de suite ce qui va ensuite être théorisé sous le nom de léninisme, c'est-à-dire : la classe ouvrière est enfin dotée, grâce à la raison, de la science positive des relations entre les hommes, et ça s'appelle le marxisme ; le bureau politique du parti est l'organe éclairé détenteur de cette science ; et vous syndicalistes qui êtes toujours en train de négocier avec vos patrons des compromis boiteux, vous n'avez qu'à vous aligner sur les décisions éclairées du bureau politique… Alors, la CGT répond l'année d'après, en 1906, avec la Charte d'Amiens, et qui est une déclaration de guerre des syndicalistes aux politiques. Nous sommes le seul pays en Europe à avoir ça. Et ça va tout organiser pour un siècle – on y est toujours d'ailleurs, et le prix c'est la relative faiblesse du syndicalisme en France ! Il y a du coup toujours eu une grande méfiance entre les syndicalistes et les politiques, les types ont fait carrière en s'ignorant les uns les autres. Ces deux handicaps de départ nous ont beaucoup gênés. En 1920, cas unique en Europe, la majorité du parti socialiste français décide de se transformer en parti communiste. Ils embarquent l'argent, le journal L'Humanité – la tolérance même, un merveilleux journal humaniste et intello qui devient un organe stalinien – et les cadres. Il faut recommencer de zéro. Deuxième épisode : en 1940, les trois quarts du groupe parlementaire socialiste votent les pleins pouvoirs à Pétain. Tous les autres partis de l'Europe continentale ont disparu pendant le nazisme, aucun n'a collaboré, leurs dirigeants sont tous allés en camps de concentration, y sont morts ou sortis avec les honneurs. Pas un social-démocrate allemand n'a collaboré, le parti norvégien a été superbement résistant, tout comme le parti néerlandais. Nous, en 1945, on est dans le déshonneur. D'où une troisième naissance. Très vite suivie d'une guerre coloniale, d'où de nouveau le déshonneur qui entraîne là un coma prolongé dont Mitterrand nous sortira pour un épisode qui a ses pages de grandeur, mais finira avec le désastre électoral de 1993 ! Nous en sommes à la cinquième renaissance d'un parti à l'enracinement social insuffisant. Et les intellectuels considèrent qu'il en va de leur dignité de ne jamais mettre les pieds dans ce parti !
En Allemagne, 800 000 membres du parti social-démocrate, ça veut dire que si le gouvernement commet une faute politique, il y a 800 000 porteurs du bouche à oreille en défense, et ça résiste. Chez nous, on n'a pas ces porteurs du bouche à oreille en défense parce que les 100 000 adhérents ne sont même pas petits-fils de militants – dans les chaumières, le grand-père ne raconte plus ses manifs au petit-fils. La fragilité électorale est donc extrême, on s'en rend particulièrement compte quand il s'agit ensuite d'aborder les problèmes les plus délicats, immigration comprise. La logique présidentielle est écrasante.
Pascale Ferran : J'ai quand même été atterrée par le silence de l'opposition dans le mouvement que nous vivons. Parallèlement, ce qui fait peur, c'est que les gens les mieux représentés aujourd'hui, en tour cas à l'Assemblée, sont ceux du Front national : tout le monde leur vole leurs idées. Je vote depuis que j'ai 20 ans mais je ne suis pas du tout représentée, personne ne parle en mon nom.
Dominique A. : Ce sentiment de ne pas être représenté, très partagé, est quelque chose que j'ai fortement ressenti lors de la manifestation.
Les Inrockuptibles : Le passage par la pensée, entre les aspirations et l'action politique, semble ne plus exister. Comment peut-on réinjecter de la pensée dans la machine, de manière à recréer ce lien de notre génération avec la politique, réconcilier éthique de conviction et éthique de responsabilité ?
Michel Rocard : Il n'y a pas de pensée macro-économique qui réintègre l'homme au cœur du dispositif. Tant qu'il n'y a pas de pensée, il n'y a pas lieu de débattre sur la pensée. L'impuissance des diplomaties européennes en Bosnie, elle commence dans chacun de nos pays par une absence de pensée.
Il faudrait créer ou multiplier les lieux : centres de recherche, lieux de colloques, de symposiums – mais il n'y a plus de sous. Il faudrait également l'ouverture générale des partis. Je ne l'espère plus et aucun d'entre vous ne mettra jamais les pieds au PS. Il faudrait pourtant être membre d'un parti politique comme on est abonné au gaz, pour faire tourner les services publics. Nous paierons toujours votre abstentionnisme – que je comprends et que je respecte, mais qui a des conséquences : on va rester entre gens dont la pensée n'est pas la principale préoccupation.
Moi, je suis prêt à vous écouter, à vous entendre et à vous suivre sur beaucoup de choses sauf si vous me demandez ma démission du PS. La question, c'est comment faire émerger un vrai corps de conviction par des procédures pour partie internes au PS et pour partie externes, à cause de sa faiblesse numérique, y compris la manifestation de rue – mais l'idéal sera de les jumeler. J'ai un grand souvenir de la manif du 28 mai 1958. De Gaulle avait été mis au pouvoir par l'armée, l'Algérie avait basculé, les parachutistes étaient en place… Nous avons fait une très solennelle et imposante manifestation de défense de la République. Ce jour-là, j'ai compris que des élections libres, on en a sûrement besoin mais qu'il ne faut pas que ça dans la société.