Texte intégral
Le Figaro : Quelle est, selon vous, la principale leçon politique de ces trois semaines d’agitation autour du projet de loi Debré ?
Jacques Toubon : Le bilan politique est nettement positif pour le gouvernement : il a fait la démonstration qu’il était soutenu par, grosso modo, les deux tiers de la population. Ce n’est tout de même pas mal ! C’est un fait incontournable. Mais, il s’agit d’un bilan à court terme. Dans un pays où la crise sociale est profonde, le pouvoir politique demeure forcément fragile.
Le Figaro : Au-delà de ce bilan à court terme, quels enseignements tirez-vous de la « crise » ?
Jacques Toubon : J’en distinguerai trois, d’autant plus significatifs qu’ils s’inscrivent dans le prolongement de ce qui s’était produit pendant le mouvement de décembre 1995, et même depuis la victoire de la nouvelle majorité, en 1993. J’ai été à nouveau frappé par le rapport paradoxal entre les Français et l’État. Chacun, de plus en plus, se tourne vers lui. Regardez aujourd’hui : Renault ferme une usine en Belgique. Immédiatement, les parlementaires, les syndicats, demandent au ministre de l’Industrie ce qu’il va faire. C’est une attitude tout à fait étrange. En même temps, plus on cherche un État qui étende son champ de protection, plus on le conteste.
Le Figaro : Vous pensez à l’appel à la désobéissance civique ?
Jacques Toubon : Dire que la conscience est au-dessus de la loi, c’est, indiscutablement, faire bon marché du rempart que constitue la loi démocratique contre toutes les déviations, tous les intégrismes, tous les fanatismes. Prenons l’exemple des opposants à l’avortement. Comment appliquera-t-on la loi Neiertz à ceux qui vont molester les médecins ou les infirmières dans les hôpitaux, les centres d’orthogénie ? Ils diront que leur conscience les oblige à désobéir à la loi ! Que pourra-t-on faire demain si, aux principes les plus sacrés de laïcité, on nous oppose les préceptes absolus de telle ou telle religion, que ce soit à l’école ou devant la justice ? Il me paraît nécessaire de réexpliquer le rôle de l’État démocratique et de faire comprendre le danger de le mettre en cause.
Le Figaro : Il a été fait référence aussi au régime de Vichy…
Jacques Toubon : D’autres, plus qualifiés parce que plus meurtris, ont dit mieux que moi ce qu’avait d’atroce cette comparaison. En outre, comment peut-on soutenir qu’il faut s’opposer au projet de loi Debré pour faire « barrage au fascisme » ? C’est exactement le contraire ! Si nous commençons à contester les lois établies par la démocratie, alors le fascisme pourra s’introduire par toutes les brèches ouvertes à plaisir.
Le Figaro : N’est-ce pas à l’État de faire vivre ces principes avec assez de force pour qu’ils ne soient pas contestés ?
Jacques Toubon : C’est la deuxième leçon. Ce mouvement de protestation invite à réfléchir à ce que j’appellerai les insuffisances de l’État libéral. Un État libéral est un État qui se donne pour objet de régler seulement les affaires qui relèvent de lui, en laissant le plus d’autonomie possible à la sphère du privé. Or, de plus en plus, les Français ont le sentiment que l’État, les autorités publiques, incarnent seulement la raison, tandis que la sphère du privé, à travers ceux qui l’ont représentée ces dernières semaines, parlerait le langage de la passion, de l’amour, de la vraie vie, en quelque sorte. Nous devons nous interroger : la politique ne doit-elle pas redevenir davantage une passion ? L’État gestionnaire peut-il encore entraîner ? À vouloir toujours l’enfermer dans ses missions régaliennes, ne risque-t-on pas de le dessécher, de telle sorte que la politique elle-même apparaisse comme purement rationnelle et gestionnaire, alors qu’elle est, à l’origine, engagement, éclat, bruit, fureur et passion ? Il faut réconcilier un État, allégé certes, et une société civile qui aspire à ce que la politique lui parle aussi le langage du cœur.
Le Figaro : Et la société civile retrouverait sa cohésion ?
Jacques Toubon : Troisième constatation, en effet. Comment ne pas remarquer le manque de tolérance entre les individus, entre les groupes ? Aujourd’hui, les égoïsmes, les intransigeances, prennent partout le dessus. Je suis très frappé de voir combien les gens sont peu capables de prendre en compte la raison de l’autre. Quand jacques Chirac, pendant la campagne présidentielle, a appelé les Français à retrouver les voies d’une nouvelle cohésion, il avait cette préoccupation. Au fond, il faut donner une réponse républicaine aux attentes des Français.
Le Figaro : Vous parliez d’un bilan « nettement positif » pour la droite. Et pour la gauche, comment s’en sort-elle ?
Jacques Toubon : Elle ne s’en sort pas bien. D’abord parce qu’elle ne sait plus parler le langage du cœur. Son projet de « réalisme » est sévère, voire un peu janséniste. Ensuite parce que l’opposition ne dispose d’aucune proposition de fond sur les questions de l’immigration, sur la nature et l’avenir de la communauté nationale : elle a donc été incapable de réagir de façon cohérente. Ce qui la distingue, c’est l’absence d’élan. La gauche reste en creux, pour la majorité de ses électeurs, passés ou à venir. Elle ne formule pas une alternative d’espoir qui aurait pris la place de celle que Jacques Chirac a proposée en 1995.
Le Figaro : Le mouvement de protestation n’a-t-il pas marqué l’émergence d’une « nouvelle citoyenneté » ?
Jacques Toubon : Je récuse complètement ce terme. Il y a une citoyenneté, il n’y en a pas deux. Il n’y a pas de citoyenneté à côté de ou contre la démocratie. En revanche, je suis de ceux qui pensent que lorsque les artistes, les chercheurs, les cinéastes, sortent de leur atelier, de leur laboratoire, de leur salle de montage, et plaident au nom du peuple, lorsqu’ils deviennent des « intellectuels », c’est réjouissant. Mais il s’agit de l’émergence d’un sentiment, non d’une citoyenneté.
Le Figaro : Ne craignez-vous pas que se reforme le bloc traditionnel de la gauche et du parti « intellectuel » ?
Jacques Toubon : Non, je ne le crois pas. Parce que la gauche ne constitue pas un espoir et que son passage au pouvoir reste un obstacle pour tous ceux qui se prononcent spontanément en fonction des valeurs et des sentiments de la sphère privée. Paradoxalement, je dirai que la gauche pourrait regrouper autour d’elle beaucoup plus d’espoirs si elle ne prétendait pas gagner les élections législatives de 1998 ! À beaucoup d’égards, c’est sa faille principale.
Le Figaro : Autrement dit, vous la poussez à la faute, à revenir à ses incantations…
Jacques Toubon : Je ne suis pas sûr que l’expression des sentiments se réduise à l’incantation et à l’utopie. Les sentiments sont ce qu’il y a de plus concret dans la vie. Ce qui ne marche plus, ce sont les systèmes, les promesses, les engagements irréalistes.
Le Figaro : La victoire du FN à Vitrolles a-t-elle pesé lourd dans cette mobilisation des artistes ?
Jacques Toubon : Sur le plan factuel, événementiel, il n’y a aucun doute : la collision Vitrolles-Châteauvallon-loi Debré a été explosive. L’amalgame a été fait, aussi inconséquent et infondé soit-il. La réaction était à la fois de déception et de rejet du Front national. Mais allons au fond des choses. Cette collision n’est pas anodine, puisque l’immigration est le parangon du vote Front national. C’est bien pourquoi il faut dire et répéter que ce n’est pas l’immigration qui crée le chômage, mais le chômage, la pauvreté, la précarité, qui ont fait naître les problèmes de l’immigration et, surtout, ont mis en lumière les difficultés de l’intégration. L’obsession du Front national est fausse. On ne dit pas assez qu’il faut s’attaquer à la cause, c’est-à-dire, de manière générale, à l’anxiété des Français, avant de s’attaquer à l’effet, les difficultés d’intégration.
Le Figaro : Précisément, le gouvernement a été accusé de confondre l’effet et la cause…
Jacques Toubon : Ce procès fait au gouvernement est injuste. Il ne s’est jamais trompé d’objectif : l’emploi, la protection sociale, les revenus des plus démunis, le logement, la sécurité. On entend dire tout et n’importe quoi : d’un côté, qu’il n’y a pas de différence entre l’étranger et le citoyen français ; de l’autre, on tient des propos fatalement xénophobes. Ceux qui défendent des thèses communautaristes, multiculturalistes, s’opposent à ceux qui proposent un modèle assimilationniste, considéré comme le modèle traditionnel français. Je pense qu’aujourd’hui, pour être efficace, il faut récuser à la fois ce que l’on appelle l’insertion et l’assimilation.
L’insertion, c’est, en fait, le communautarisme, contraire au modèle républicain. Cela consiste à maintenir chacun dans la précarité d’un statut personnel qu’il exprime à travers une communauté religieuse ou ethnique, une tribu. Quant à l’assimilation, elle supposait un modèle ou des modèles : l’instituteur, le curé ou le missionnaire, l’appelé au service militaire, le boursier, l’employé, le fonctionnaire. À présent, la crise du service public, les problèmes de l’enseignement, les exceptions au service national, font que ces modèles assimilateurs se sont affaiblis. Les « hussards noirs » de la République ont disparu. La télévision a remplacé le tableau noir. Je respecte profondément et partage les convictions des républicains, mais quand je vois certains d’entre eux se raidir, défendre une formule d’assimilation dans l’État-nation, tel qu’on l’a connue à la fin du XIXe siècle ou au début du XXe, je me dis qu’ils n’apportent aucune réponse réelle à la situation de la France dans l’Europe et dans un monde global.
Le Figaro : Ni assimilation ni insertion ?
Jacques Toubon : La véritable question, ce n’est ni l’assimilation ni l’insertion, c’est l’intégration, autrement dit l’acceptation et l’application dans la vie de tous les jours de nos valeurs républicaines par tous ceux qui vivent sur le territoire national, dans des conditions évidemment régulières. Cela consiste à prendre en compte dans sa vie personnelle et collective la double tradition française : la chrétienne et la laïque. Elles ont en commun le respect de l’égale dignité de tous les hommes, proclamée par la Déclaration des droits de 1789. La France, ce sont toutes nos différences, transcendées par un sens commun de l’histoire. Une fois posé ce principe, on peut en arriver à ce que Tillinac définit parfaitement comme « les noces harmonieuses des terroirs et de l’universel ». C’est l’objectif du président de la République et du gouvernement.
Le Figaro : C’est là sa manière de combattre le Front national ?
Jacques Toubon : Le Front national, c’est la mise en œuvre contemporaine des principes de Machiavel : jouer sur la peur et sur la haine, diviser les hommes pour régner. Par exemple, ses dérapages verbaux relèvent d’une stratégie efficace de communication. Quand il profère des propos racistes, xénophobes, non seulement il conforte son noyau originel, mais de plus il crée un sentiment de paranoïa chez ses adeptes les plus récents : se voyant attaqués à partir des mots tenus par les chefs du FN, ils se convainquent qu’ils sont l’objet d’un complot et ont tendance à resserrer les rangs autour du parti qu’ils ont décidé de soutenir plutôt que de s’en éloigner. Cette stratégie apporte au FN à la fois la confortation de son noyau dur et la solidification de son électorat périphérique. Ce qu’il y a de redoutable dans l’extrémisme, c’est qu’il n’est pas toujours réducteur ; il a quelquefois un effet multiplicateur : c’est pourquoi il faut le combattre idéologie contre idéologie, valeurs contre absence de valeurs. Sans relâche. Si nous ne le faisons pas, à ses deux premiers cercles, il ajoutera le cercle de ceux, probablement les plus nombreux, qui, le voyant crier plus fort que nous, se rameuteront autour de lui en pensant que nous n’avons pas le courage de l’affronter sur le fond.
Le Figaro : Vous ne croyez pas à la solidité du rempart de la gauche ?
Jacques Toubon : Non. La gauche n’est pas un rempart contre le FN, elle est trop ambiguë. Ses valeurs ne sont pas en cause, mais son positionnement politique. En récusant le primat de l’intégration tel que je l’ai défini, en laissant libre cours à la confusion entre un étranger en situation régulière et un immigré en situation clandestine, elle nourrit la crainte de ceux que le Front national manipule. Au contraire, la netteté des positions du président de la République et du gouvernement est la seule vraie barrière au développement idéologique du Front national.
Le Figaro : Si vous pensez que les propos de Catherine Mégret, la thèse du « complot juif » défendue par Le Pen, ne sont pas des dérapages, pourquoi ne pas poursuivre leurs auteurs devant les tribunaux ?
Jacques Toubon : La question n’est pas de savoir si l’on a des chances de gagner. L’application qui est faite actuellement de la loi sur la presse est, de manière générale, très favorable à la liberté d’expression, même quand celle-ci est tout à fait inadmissible. Voyez la dernière décision autorisant la diffusion d’objets nazis… Je suis en train d’étudier, sur le fond et sur la procédure, si nous pourrions engager des poursuites avec quelques chances de succès. Engager des poursuites contre des responsables du Front national pour les voir sortir du tribunal en quelque sorte blanchis par la justice, et leurs propos excusés par les juges, me paraît extrêmement négatif.
C’est la raison pour laquelle j’ai rédigé un projet qui s’efforce de combler les lacunes de la loi actuelle.
Le Figaro : Mais il est enterré, ce projet !
Jacques Toubon : Il n’est pas enterré dans la mesure où ceux-là même qui au départ étaient contre, disent aujourd’hui de manière plus mesurée : si l’on nous fait la démonstration qu’un tel projet de loi est indispensable, nous sommes prêts à le voter. C’est une évolution considérable. La loi de 1881 était une loi restrictive. Elle est peu à peu devenue extrêmement libérale pour n’importe quelle opinion. À partir du moment où il y a atteinte par des propos ou des comportements au principe de l’égale dignité de tous les hommes, est-ce qu’il n’est pas mieux – et ma réponse est cent pour cent oui, à la fois sur le fond et dans la forme – de faire de cette atteinte un délit dans le Code pénal, et non pas un avatar de la loi sur la liberté de la presse.
Le Figaro : Comment revivifier l’idéal républicain ?
Jacques Toubon : L’idéal républicain, tel qu’il a été exalté par Jacques Chirac en 1995, est indiscutablement notre but. Simplement, il faut bien comprendre qu’il n’y a pas de République sans budget, sans monnaie, sans croissance. La République, ce n’est pas le laisser-aller, l’illusion lyrique ou l’inflation. La République exige – c’est tout le sens de l’action que l’on mène depuis deux ans – une gestion sérieuse des affaires, la construction de l’Europe, la monnaie unique qui renforcera notre propre puissance. Quand nous aurons retrouvé la force et les moyens – au sens propre de ce mot – de notre existence, alors nous pouvons retrouver notre essence. On ne fait pas suffisamment la distinction entre ce préalable et le retour à l’idéal républicain, qui est l’objectif.
Le Figaro : En attendant, la République ne risque-t-elle pas de se perdre ?
Jacques Toubon : Il ne suffit pas de dire : la République nous sauvera. Il faut d’abord sauver la République. La gesticulation sur les valeurs républicaines sans reconstruction de la République ne sert à rien. C’est comme si nous continuions à parler latin à des gens qui se sont mis à parler français. Les réformes de fond que nous sommes en train de réaliser vont nous permettre, dès 1997, d’obtenir un certain nombre de résultats d’ordre économique et social, mais surtout de répondre au mécontentement de toute une partie de la population. Je prends un exemple dans le domaine de la justice : je suis persuadé que le taux important de classements sans suite des plaintes accroît le divorce entre les Français et la justice et constitue, plus généralement, un élément de désaffection de l’opinion publique à l’égard du pouvoir politique. Il alimente les votes contestataires et protestataires. Si la réforme de la justice telle que Jacques Chirac l’a engagée nous permet d’y remédier, nous aurons répondu au sentiment d’insécurité que ressentent les Français.
Le Figaro : Comment appréciez-vous le rapport du Conseil supérieur de la magistrature critiquant la nomination de certains juges ?
Jacques Toubon : Je l’ai dit très clairement : c’est une tempête dans un verre d’eau. De juin 1995 à janvier 1997, le Conseil supérieur de la magistrature a rendu 685 avis concernant des magistrats du parquet, 15 ont été défavorables, et sur ces 15, il a été passé outre 7 fois. C’est-à-dire que l’avis du Conseil supérieur de la magistrature n’a pas été suivi dans un peu plus de 1 % des cas ! Ce pourcentage doit en outre être apprécié par rapport aux avis négatifs rendus par ailleurs pour les magistrats du siège, avis négatifs deux fois moins nombreux que pour le Parquet. J’ajoute qu’une telle pratique, exceptionnelle donc, n’a rien d’anormal, puisqu’elle est expressément prévue par la loi constitutionnelle de 1993. Il y a des limites à la désinformation et à la polémique politicienne. Les socialistes seraient en particulier bien inspirés de se souvenir du statut qui était celui du Conseil supérieur de la magistrature lorsqu’ils étaient aux affaires. Qui est à l’origine de la réforme de 1993 ? Qui a attribué au Conseil supérieur de la magistrature de nouveaux pouvoirs, en particulier à l’égard des magistrats du Parquet, le Parti socialiste ou la majorité ? Alors que le président de la République vient de donner toute son ampleur au mouvement de réforme engagé pour la justice, il est permis de s’interroger sur les motivations de certains qui tentent ainsi de s’y opposer.
Le Figaro : Ne craignez-vous pas que le combat politique mette à mal votre calendrier ?
Jacques Toubon : Ce n’est que lorsque nous aurons conduit ces réformes irrécusables que nous aurons, effectivement, la possibilité de retrouver l’exemple républicain. Je crois que l’on a trop souvent cherché à rapprocher le tabouret du piano, et non pas le piano du tabouret, comme dans le sketch de Grock. Aujourd’hui, la vraie politique, même s’il y a des gens qui ricanent, c’est de tirer le piano, ce qui est évidemment plus difficile. Mais « Qui veut vaincre est déjà bien près de la victoire », dit un proverbe. C’est pour cela que Jacques Chirac est président de la République, et je pense que c’est pour cela aussi que nous réussirons, tous unis derrière lui.