Interview de M. Jean-Louis Debré, ministre de l'intérieur, dans "Valeurs actuelles" du 23 novembre 1996, sur l'actualisation des "lois Pasqua" sur l'immigration, la lutte contre le terrorisme, et l'attitude du gouvernement face aux soupçons de censure.

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Média : Valeurs actuelles

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Valeurs Actuelles : Après la condamnation des rappeurs du groupe NTM, la gauche dénonce un régime « qui met des chanteurs en prison », certains, dans la majorité, crient à la censure, et le garde des sceaux lui-même demande au parquet de faire appel. Comment réagit le ministre de la police ?

Jean-Louis Debré : L'incitation à la haine, quelle que soit sa forme, est inadmissible. Les appels à la discrimination à l'encontre d'une catégorie sociale sont aussi condamnables que ceux visant une communauté ethnique, quelle qu'elle soit. C'est pourquoi je m'étonne que des personnalités, si promptes à intervenir en d'autres circonstances, dénient aux policiers le droit d'obtenir réparation de l'ostracisme dont ils ont été victimes. Comment accepter que, sous couverts de « création », certains appellent publiquement à la haine et au meurtre ? On ne peut défendre l'État de droit et accepter sans réagir de pareilles dérives !

Valeurs Actuelles : Cette affaire, après l'affaire Foll, n'a-t-elle pas durement mis à l'épreuve vos rapports avec Jacques Toubon ?

Jean-Louis Debré : Nos relations personnelles n'ont jamais cessé d'être bonnes. Tout comme n'ont jamais cessé de l'être celles du ministère de l'Intérieur et du ministère de la Justice. Les succès enregistrés dans la lutte anti-terroriste et dans notre combat quotidien contre la criminalité sont là pour le démontrer.

Mais il est clair – et cela n'entache en rien l'amitié que je porte à Jacques Toubon – que lui et moi n'avons pas toujours la même sensibilité, ni la même approche de certaines questions de société… D'où, parfois, des réactions qui peuvent ne pas être identiques ! En quoi est-ce une affaire d'État ?

Je ne veux rien dire sur ce que vous appelez l'affaire Foll. Mais pourquoi, dans ce pays, ne pourrait-on commenter une décision de justice ? Si tel était le cas, il faudrait supprimer le Dalloz, la Gazette du Palais, le Jurisclasseur, le Lebon, dont la seule raison d'être est justement de commenter, et même parfois de critiquer, les décisions de justice ! Et puis, pourquoi ne pas supprimer aussi le droit d'appel, qui n'est rien d'autre, après tout, qu'un moyen de critiquer un jugement que l'on conteste ?

Ce qui n'est pas admissible, c'est de contester le juge qui a rendu la décision. On n'a pas le droit de jeter le discrédit sur le magistrat qui a prononcé une décision juridictionnelle.

Valeurs Actuelles : La gauche accuse la droite d'enterrer les affaires de droite, comme hier la droite reprochait à la gauche d'enterrer les affaires de gauche. Que lui répondez-vous ?

Jean-Louis Debré : Si nous freinions les « affaires » ou si nous cherchions à les étouffer, on n'en parlerait sans doute pas tant. Il n'est pas de semaine sans que la presse relate le déroulement des enquêtes en cours, sans trop s'embarrasser, hélas, un secret de l'instruction ou de la présomption d'innocence. C'est bien la preuve que des investigations se poursuivent et que les instructions ne sont pas interrompues.

Laissons les affaires suivre leur cours, sans les freiner, mais sans chercher à tout prix à désigner à l'avance des coupables. La présomption d'innocence s'applique à tous les justiciables, sans exception. L'atmosphère de chasse à courre qui règne dans la vie politique française est détestable.

Valeurs Actuelles : Venons-en à l'immigration. Comment interpréter le toilettage des lois Pasqua ? Comme un recentrage (le gouvernement a banni de son vocabulaire l'expression « immigration zéro ») ou comme un approfondissement ?

Jean-Louis Debré : Comme un approfondissement et une actualisation. Je considère que les lois votées en 1993 sont de bonnes lois. Je les ai d'ailleurs votées comme député. Pour autant, elles ne sont pas intangibles. A l'usage, nous avons constaté que des améliorations étaient nécessaires pour rendre notre droit plus applicable et nos procédures plus efficaces. C'est notamment le cas en matière de délais de rétention administrative et judiciaire, d'exécution des contrôles aux frontières ou de délivrance de certificats d'hébergement…

Voilà pourquoi le gouvernement présente un texte pragmatique, ferme et réaliste. Ferme, parce qu'il est indispensable de réprimer sans aucun laxisme l'immigration irrégulière. Réaliste, parce qu'il prend en compte la situation géographique et l'héritage historique de la France.

Je suis convaincu, d'ailleurs, que ce processus d'amélioration de nos procédures se poursuivra. Parce qu'il correspond au souci légitime d'adapter notre droit aux réalités nouvelles de l'immigration. Ce souci s'impose à tout gouvernement.

Valeurs Actuelles : Concernant la police, comment expliquez-vous la fronde de certains syndicats face à la réforme que vous leur proposez ?

Jean-Louis Debré : Il est normal que des interrogations voient le jour au sein de la police, alors que l'organisation du travail change profondément. Nous avons engagé une réforme de grande ampleur, et les policiers la ressentent comme telle.

La modification des cycles de travail et des règlements d'emploi de la police constitue une révolution des mentalités. Elle doit permettre de rendre la police plus présente, plus proche des citoyens, et donc plus efficace.

Il s'agit de mettre la police en situation de répondre à une délinquance plus mobile, plus collective et plus organisée que par le passé.

Il faut bien sûr expliquer le sens et les modalités de cette réforme. C'est ce que j'ai fait en recevant Place Beauvau les 2 200 commissaires de police de France, mais aussi les commandants de CRS. Le directeur général de la police nationale, Claude Géant, a fait à ma demande une tournée sur l'ensemble du territoire. Nous avons installé des comités techniques paritaires dans chaque département. Ce sont des lieux de concertation et de dialogue entre la hiérarchie et la base. Bref, cette réforme se fait dans le dialogue et la concertation. Cette méthode portera, j'en suis sûr, ses fruits.

Valeurs Actuelles : Les syndicats de police sont-ils plus politisés que par le passé ?

Jean-Louis Debré : Ils sont surtout plus atomisés qu'hier. Le paysage syndical de la police s'est fissuré. L'éclatement de la Faps a profondément transformé le mode de relation entre l'autorité politique et le syndicalisme policier.

Valeurs Actuelles : Un an après le démantèlement du réseau Kelkal, où en est la menace terrorisme ?

Jean-Louis Debré : Je ne suis pas sûr que le terme du réseau Kelkal donne une vision complète des mouvances susceptibles de frapper sur le sol français. C'est bien pourquoi, d'ailleurs, la menace demeure aujourd'hui présente, même si elle n'est pas aussi aigüe que l'an dernier. Les causes profondes du risque terrorisme, qu'il s'agisse des foyers de tension internationale ou de la montée d'un islamiste intégriste qui trouve des relais dans une fraction de la jeunesse en plein désarroi, n'ont pas disparu.

Terrorisme : une vigilance de tous les instants.

Certes, notre action contre les réseaux clandestins, coordonnée avec celle de nos partenaires européens, l'apparition de dissensions au sein de la nébuleuse islamiste, atténuent un peu aujourd'hui la menace.

Notre vigilance n'en demeure pas moins totale. Et notre attention est renforcée lorsque des évènements symboliques ou des circonstances particulières nous font craindre un regain de tension.

Valeurs Actuelles : Où en sont les procès ?

Jean-Louis Debré : C'est bien sûr la justice qui détermine les échéances judiciaires. En ce qui concerne les attentats de 1995, les investigations des services de police continuent. Vu la multiplicité des faits commis et des personnes en cause, il faudra sans doute approfondir ces enquêtes pour parvenir à tout élucider.

D'autres procès mettant en cause des terroristes de la mouvance islamiste doivent intervenir rapidement, comme celui des individus impliqués dans les attentats d'août 1994 au Maroc.

Valeurs Actuelles : Vous avez identifié tous les responsables et la plupart des donneurs d'ordres. Tous les commanditaires le sont-ils aussi ?

Jean-Louis Debré : La distinction entre responsables, donneurs d'ordres et commanditaires est sans doute un peu artificielle. Il s'agit davantage d'une différence de niveau de responsabilité dans l'organisation. Certains de ceux qui sont suspectés d'avoir exercé un rôle de direction figurent parmi les détenus en France. Nous avons demandé au Royaume-Uni l'extradition d'un responsable présumé de ces attentats. D'autres, en fuite, sont activement recherchés. On peut enfin penser que l'initiative est venue des chefs du GIA basés en Algérie.

Valeurs Actuelles : Et la politique ? Comment le ministre des élections analyse t-il le résultat du premier tour de la municipale de Dreux dans la perspective de 1998 ?

Jean-Louis Debré : Quant près de 37% des électeurs se prononcent pour un parti comme le Front national, c'est le signe d'un profond malaise de la société. Il serait coupable de se le dissimuler…

Certes, une analyse plus fine de ce scrutin montre que le maire sortant, Gérard Hamel, progresse grâce à un bon ancrage local – grâce aussi, à l'efficacité de son action pour faire reculer l'insécurité -, et que la gauche profite peu d'une situation économique efficace et sociale difficile. Quant au Front national, il n'effectue pas un nouveau bond en avant. Mais le cas de Dreux est si particulier qu'une extrapolation nationale me paraît hasardeuse.

Pour l'avenir, il convient que la majorité, de façon peut-être plus lisible que par le passé, exalte le patriotisme républicain et s'appuie sur une plus grande proximité entre nos élus et les Français. Ni indifférence ni anathème, mais fidélisation ou reconquête de l'électorat populaire, telle doit être notre ligne de conduite. Déterminons-nous par rapport à nous-mêmes, aux valeurs auxquelles nous adhérons, plutôt que de chercher toujours à nous positionner par rapport aux autres. C'est en croyant en ce que nous faisons, en allant au-devant des Français pour leur exprimer la cohérence de notre action que nous ferons reculer l'extrémisme.

Ceux qui critiquent Juppé lui rendront bientôt hommage.

Valeurs Actuelles : Que répondez-vous à ceux qui, à droite comme à gauche, misent sur une dissolution, et même sur le départ d'Alain Juppé ?

Jean-Louis Debré : Toute cette agitation politicienne n'est pas faite pour améliorer l'image de notre majorité. La dissolution, dans l'esprit des institutions, n'a pas été conçue pour améliorer le confort personnel des dirigeants. Elle est une arme pour trancher une crise politique, pour dénouer un conflit national grave.

Quant aux paris sur un éventuel changement de premier ministre, c'est un classique des commentateurs politiques. Alain Juppé, avec courage, compétence, mais aussi un grand sens de ses responsabilités envers les Français, a orienté notre pays sur la voie des réformes. Qui peut croire une seule seconde que la France puisse se redresser, conserver son indépendance, et même continuer à vivre avec, comme troisième budget pour l'État, le remboursement de sa dette ? Je pense que le temps est proche où ceux qui critiquent Juppé lui rendront hommage pour la lucidité, la continuité et l'efficacité de son action.