Texte intégral
RPP : Renforcer l’agriculture et la pêche de demain – semble être l’un de vos objectifs majeurs. Pouvez-vous définir les grandes lignes de votre politique dans ces domaines ?
Louis Le Pensec : Les deux domaines semblent très dissemblables, mais présentent cependant beaucoup de similitudes. La plus évidente est leur fonction première qui est de produire des denrées alimentaires. Par ailleurs, ces deux activités sont confrontées à la question de la gestion des ressources. Pour l’agriculture, ces ressources sont celles du sol, de l’eau et plus généralement du territoire sur lequel elle agit. Pour la pêche, il s’agit de préserver le renouvellement des stocks actuels afin d’assurer leur pérennité, et donc celle de sa propre activité.
Cette fin de siècle a permis au citoyen de percevoir la fragilité de ces différentes richesses. Il en rend comptable ceux qui les exploitent ou les utilisent. C’est ce qu’on appelle globalement les nouvelles attentes de la société. Ces attentes concernent aussi très fortement la qualité des produits qui lui sont proposés, tant dans le domaine sanitaire que dans celui de la qualité. Face à cette demande, qui s’exprime de plus en plus fortement, il est évident que les agriculteurs comme les pêcheurs doivent se pencher sur le devenir de leur métier et de leur fonction dans la société. Elle demeurera toujours indispensable, mais elle doit être transformée pour s’adapter aux évolutions actuelles. Elle doit être modernisée. C’est en accompagnant ce mouvement, en lui permettant d’atteindre une ampleur à la hauteur des enjeux, que je compte renforcer la vitalité de ces secteurs et surtout leur permettre de conserver un rôle moteur dans la vie économique et sociale de notre pays.
RPP : À l’heure où certains estiment que le budget du ministère de l’agriculture et de la pêche devrait être réduit en fonction du nombre d’agriculteurs et de pêcheurs, vous préconisez un budget pour 1998 à la hausse puisqu’il atteint 35,7 milliards de francs, soit une augmentation de + 1,22 % par rapport à 1997. À ce sujet, il semble que l’installation des jeunes, l’enseignement agricole, la sécurité alimentaire et l’aménagement du territoire soient les priorités de ce budget. Pouvez-vous nous en parler davantage ?
Louis Le Pensec : Il est indéniable que le nombre d’exploitants agricoles, et donc d’emplois dans le secteur, est en réduction. C’est un mouvement que je vais m’efforcer de freiner, et pourquoi pas de stopper. C’est ce qui justifie l’effort budgétaire particulier que j’ai souhaité en faveur de l’installation des jeunes au travers du Fonds pour l’installation agricole. Il s’agit non seulement de permettre à des jeunes issus du milieu agricole de trouver une exploitation à reprendre et de les aider à le faire, mais d’étendre le dispositif à des jeunes venant d’autres milieux. Notre enseignement agricole attire, grâce à ses résultats exemplaires en matière d’insertion professionnelle, de plus en plus de jeunes issus d’autres couches de la population. Ce constat signifie d’ailleurs que cet enseignement est de qualité. Je tiens à ce que ces jeunes, pour la plupart très motivés, puissent trouver leur place dans cette profession. Il est donc indispensable de doter les mécanismes de l’installation des moyens nécessaires à leur efficacité. Mais l’installation n’est que l’aboutissement d’une logique qui s’appuie d’abord sur un enseignement qu’il convient d’adapter à une demande en constante évolution. Là encore, il y a un effort budgétaire à faire. Je me suis efforcé de le traduire dans les chiffres dès mon arrivée dans ce ministère.
RPP : L’agriculture et les industries agroalimentaires se placent au tout premier rang de l’économie nationale, en termes de volume d’activité, de valeur ajoutée, d’exportation et d’emplois. Afin de préparer le cadre nécessaire à l’expansion de ces secteurs, votre ministère travaille à l’élaboration d’une loi d’orientation pour l’agriculture. Pouvez-vous nous parler des grands axes de ce projet de loi ?
Louis Le Pensec : La loi d’orientation agricole que je souhaite proposer à l’examen du Parlement dès ce premier semestre 1998 doit permettre de redéfinir les objectifs à la politique agricole de notre pays. Il s’agit de les mettre en harmonie avec le contexte économique et social dans lequel nous vivons, afin de permettre à l’agriculture de répondre aux attentes nouvelles de la société. Il s’agit aussi de donner une légitimité renouvelée à l’intervention publique en faveur des agriculteurs.
Bien sûr les agriculteurs auront, demain comme aujourd’hui, pour vocation première de produire des biens alimentaires. Mais la politique agricole ne peut plus limiter son ambition à encourager le développement du volume de la production agricole.
Alors que le chômage est devenu la préoccupation majeure de notre société, la préservation de l’emploi, donc la pérennité des exploitations agricoles, et leur transmission dans de bonnes conditions doit devenir une préoccupation centrale de l’intervention des pouvoirs publics.
Pour conforter la pérennité des exploitations agricoles, il est nécessaire d’instituer des règles qui permettent une répartition équitable de la plus-value réalisée sur les produits alimentaires entre les agriculteurs d’une part, et les entreprises de transformation et de distribution d’autre part.
Pour valoriser les produits agricoles, il faut encourager le développement d’une agriculture qui tire un meilleur parti des potentialités des terroirs en développant les systèmes de production qui soient adaptés à ces potentialités.
Pour renouveler le contrat entre l’agriculture et la nation et répondre aux attentes de nos concitoyens, il faut promouvoir une agriculture qui joue tout son rôle dans la préservation des ressources naturelles et dans l’entretien des paysages. Il faut redéfinir le métier d’agriculteur non plus comme étant simplement un métier de production de services collectifs au profit de tous les usagers de l’espace rural.
Voici, en quelques mots les objectifs que j’entends assigner à une politique agricole reformulée et modernisée. Je dis bien « modernisée », car à mes yeux ce qui est moderne, c’est la prise en compte effective de l’ensemble de ces préoccupations, et non la crispation sur des méthodes et des priorités définies il y a plusieurs décennies pour faire face à une situation de déficit de la production agricole.
Il ne s’agit pas d’un ajustement de détail, mais d’une profonde modification de la conception de l’intervention publique dans le domaine agricole. Pour y parvenir, il est nécessaire de passer d’une politique agricole administrée à une politique contractuelle qui permette aussi de préparer le découplage entre les aides publiques et la production.
RPP : En ce qui concerne la crise bovine et son évolution, pouvez-vous nous parler des mesures de lutte contre l’encéphalopathie spongiforme bovine en France ? Existe-t-il encore des risques et si oui lesquels ?
Louis Le Pensec : Notre pays est actuellement un des moins atteints par l’ESB à l’échelon européen. Le nombre de cas décelés chaque année est en effet très faible. Et pourtant, nous faisons tout ce qui est possible pour les détecter, ce qui n’est peut-être pas le cas dans l’ensemble des pays. Nous possédons un réseau de surveillance extrêmement efficace. Quand on se donne les moyens de chercher, on finit toujours par trouver. C’est ce qui se passe en France. Nos services vétérinaires sont particulièrement vigilants et donc ils détectent au sein même des élevages, les animaux touchés par l’ESB. Dans ce cas, les mesures sont draconiennes, puisqu’elles signifient l’abattage et la destruction de l’ensemble du troupeau. Ceci entraîne bien évidemment l’indemnisation de l’éleveur.
Ces mesures démontrent clairement le sérieux attaché à cette question par le Gouvernement. Ce sérieux s’est d’ailleurs traduit à l’échelon européen puisque notre pays fut toujours en avance sur les mesures adoptées à Bruxelles pour combattre ce fléau. Nous avons été les premiers à interdire la consommation de farines animales par les bovins, nous avons aussi été les premiers à demander le retrait des abats à risques de la consommation. Enfin, nous sommes toujours aussi vigilants sur l’embargo concernant les viandes britanniques.
Reste-t-il des risques ? Il est évident qu’aucune activité humaine n’est exempte de risques.
On ne peut cependant s’interdire toute évolution ou refuser tout risque. Une telle attitude conduirait à un immobiliste certain, pour ne pas dire à une régression. C’est donc au politique de prendre les décisions qui lui semblent les plus adaptées aux évolutions de la société et aux enjeux qui lui sont proposés. Ce qui signifie aussi de les poser devant les citoyens. Peut-être avons-nous eu trop souvent recours aux avis des scientifiques pour y trouver un refuge. Les scientifiques ne peuvent malheureusement exprimer que quelques certitudes, mais surtout l’ensemble de leurs doutes.
RPP : Afin de mieux gérer d’éventuelles crises alimentaires et d’être à même de rassurer les consommateurs, pouvez-vous définir votre politique d’action dans ce domaine pour le moins sensible ?
Louis Le Pensec : Les questions relatives à la qualité sanitaire des produits alimentaires sont devenues des sujets médiatiques de premier plan. La crise dite de la vache folle y a bien sûr contribué pour beaucoup. Nous aurons dans ce domaine beaucoup à faire en 1998. L’enjeu est d’importance puisqu’il s’agit de définir une nouvelle organisation qui permette de conforter la qualité et l’indépendance de l’expertise scientifique des risques liés à l’utilisation de technologies ou de produits alimentaires. Ce sera le rôle de la future agence de sécurité sanitaire des aliments. Cela ne signifie pas que le ministère de l’agriculture sera déchargé demain de ses responsabilités en matière de sécurité sanitaire. En effet, il lui reviendra d’assurer les pouvoirs de police sanitaire au travers de ses services de contrôle.
Une autre loi doit être examiner au cours du premier semestre 1998 qui viendra renforcer les pouvoirs de contrôle des services du ministère de l’agriculture et de la pêche. Je veux parler de la loi sur la qualité sanitaire des produits alimentaires qui a déjà été examinée en première lecture par l’Assemblée nationale.
Nous disposerons après l’adoption de ces deux textes d’un cadre législatif à rénover qui permettra de faire jouer, mieux que par le passé, la complémentarité entre l’expertise scientifique d’un côté et l’exercice des pouvoirs de police sanitaire de l’autre. Cette clarification permettra de répondre aux préoccupations de l’opinion publique en cette matière.
RPP : Le Gouvernement vient d’annoncer l’autorisation de la mise en culture d’un maïs résistant à un insecte nommé « pyrale » mis au point par la firme suisse « Novartis ». Suite à cette décision, vous avez promis un grand débat public sur les organismes génétiquement modifiés et sur l’étiquetage le plus transparent et précis des produits qui en sont issus. Concrètement, sous quelle forme et comment pensez-vous engager ce débat auprès du citoyen ?
Louis Le Pensec : Les procédures de mise en culture de végétaux génétiquement modifiés sont extrêmement rigoureuses. Elles ont lieu au niveau des États, mais aussi au niveau européen. Les variétés de maïs proposées par Novartis avaient subi avec succès l’ensemble de ces examens. Le gouvernement Juppé avait cependant pris une position qui m’a semblé incohérente en admettant cette variété à l’importation, ce qui signifie son introduction sur le territoire de la communauté et sa consommation par le bétail, mais en refusant sa mise en culture.
Il m’a surtout semblé que le problème de ce type de végétaux n’avait pas été clairement débattu au niveau national alors qu’il s’agit d’un enjeu majeur pour l’avenir. Le Gouvernement a donc décidé après les débats approfondis entre ministres de sortir notre pays d’une position intenable au niveau international, mais surtout de permettre un très large débat citoyen sur la question des nouvelles techniques génétiques appliquées aux végétaux.
Ce débat national aura lieu au cours de ce semestre sous l’égide de l’office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et techniques. Cette procédure qui a déjà été expérimentée dans certains pays de l’Europe du Nord est une première en France. Elle permettra de déterminer avec l’ensemble des parties concernées, et par là même l’ensemble des citoyens, l’attitude de notre pays vis-à-vis d’une telle évolution.
C’est la raison qui nous a incités à ne donner qu’une autorisation temporaire et révocable de mise en culture d’une filière de maïs transgénique. Il appartient à ce débat, que je souhaite très large, de faire émerger une position consensuelle sur la conduite à tenir pour les autres filières de maïs ou pour les autres végétaux.
RPP : Va-t-on inéluctablement vers une agriculture totalement transgénique ? Peut-on dire aujourd’hui que l’avenir de l’agriculture passe par la révolution du génie génétique et si oui, pouvez-vous nous en donner les raisons ?
Louis Le Pensec : Rien n’est inéluctable, à commencer par la logique des marchés. Il n’en demeure pas moins que nous ne sommes pas seuls au monde. Les pays riches comme le nôtre peuvent se permettre de faire des choix qui leur assurent une complète sécurité et un très haut niveau de qualité de l’alimentation. Il est des pays pour lesquels la problématique est complètement différente. Il s’agit d’abord pour eux d’assurer la subsistance de populations toujours plus importantes, avec des moyens souvent limités. Quand vous leur assurez, grâce à de nouvelles techniques qui permettent aux végétaux d’améliorer leur défense face aux parasites, une augmentation de 20 à 30 % des rendements, il est facile de comprendre que leurs dirigeants soient tentés par l’expérience. Des pays comme la Chine ou l’Inde ont de ce point de vue une approche très différente de la nôtre. Dès lors, leurs efforts de recherche dans ce domaine deviennent très importants. C’est aussi le cas chez ceux qui affirment une vocation à nourrir la terre entière. Et ces derniers possèdent dans le domaine de la recherche des moyens que les pays concernés sont loin de détenir. Les enjeux financiers sont alors considérables et la capacité à alimenter peut devenir une arme économique d’une puissance insoupçonnée. Il me semble que cette question mérite une réflexion approfondie et que nous devons prendre en compte, sans a priori mais avec vigilance, les innovations scientifiques qui nous sont proposées et auxquelles notre secteur de recherche doit contribuer.
RPP : Les modes de production agricoles actuels ont largement contribué à la pollution de l’eau et des sols. Une étude récente de l’Institut français de l’environnement (IFEN) montre à quel point il serait temps de se préoccuper des conséquences de l’intensification du développement agricole sur notre environnement. Quelle est la position du ministère de l’agriculture dans ce domaine ? Pensez-vous que la filière agrobiologique soit une solution ? Pouvez-vous nous parler des enjeux que représente cette filière ?
Louis Le Pensec : Vous abordez ici des questions qui me tiennent à cœur. En tant qu’élu breton, j’ai été un des premiers à participer dans les années 70 à un programme de gestion d’un bassin versant. Depuis ce type de préoccupation ne m’a pas quitté. Il est évident que l’intensification des productions agricoles peut avoir de graves conséquences sur l’environnement. L’ignorer serait avoir une politique à courte vue, car ce phénomène remet en cause l’activité même des exploitants et des éleveurs. Prenons l’exemple de l’eau. Alors qu’elle était jadis considérée comme un don du ciel, elle est aujourd’hui considérée comme une ressource indispensable dont la gestion est impérative. Elle a changé de statut, mais elle est encore plus indispensable en qualité, pour assurer une production répondant à une demande de plus en plus exigeante du consommateur. Si un productivisme incontrôlé remet en cause cette ressource, l’effet négatif ne sera pas long à se faire sentir sur ces mêmes productions.
C’est le message que j’essaie de faire passer aux éleveurs de porcs de l’Ouest et la volonté que j’ai essayée, avec ma collègue Dominique Voynet, de traduire en élaborant la circulaire sur les plans de maîtrise de pollutions d’origine agricole. Cette nouvelle circulaire a pour objectif de rétablir ce fragile équilibre entre l’agriculture et la gestion de l’eau. Il ne s’agit pas de bloquer l’activité économique, mais de lui permettre de se développer tout en assurant la reconquête de la qualité de l’eau. Les pouvoirs publics sont prêts à accompagner cette démarche par des mesures budgétaires, mais les professionnels doivent eux aussi prendre leur part de l’effort entrepris.
C’est leur intérêt puisqu’ils assureront ainsi la pérennité de leur secteur en rétablissant l’image de leur production, mais aussi en permettant à de petits exploitants et à des jeunes de vivre de ce métier.
L’agriculture biologique participe de la même préoccupation. On le sait, ce type de production revient plus cher que l’agriculture classique. Mais là encore le consommateur joue son rôle. Il est de plus en plus disposé à faire des efforts financiers pour disposer de produits dont les qualités naturelles lui sont garanties. Cette demande, dont la croissance est très forte, assure un avenir économique viable à ce secteur dont l’autre intérêt majeur est d’être respectueux de l’environnement et du consommateur. Il m’a donc semblé indispensable de le soutenir, d’autant que notre pays qui était au premier rang européen dans ce domaine est maintenant relégué au quatorzième rang. C’est ce qui a motivé le lancement en décembre d’un plan sur cinq ans dont l’objectif ambitieux, mais réaliste, est d’atteindre les 25 000 exploitations et 1 million d’hectares en agriculture biologique. Pour y parvenir, les aides à ce secteur seront dès cette année multipliées par quatre. Il s’agit d’accompagner la reconversion des exploitants souhaitant passer au « bio », conversion qui prend du temps et génère pendant quelques années une diminution du revenu qui serait dissuasive sans l’appui des pouvoirs publics.
RPP : Défenseur d’une agriculture forte et performante, quelle est aujourd’hui votre position et celle de la France dans le débat européen ? À ce sujet, pouvez-vous nous définir les principaux objectifs de la prochaine réforme de la politique agricole commune et nous dire en quoi cette nouvelle réforme peut-elle être favorable ou non aux intérêts français ?
Louis Le Pensec : Il n’y a pas dans mon esprit deux politiques, l’une européenne et l’autre nationale, se complétant plus ou moins bien, mais une seule et même orientation qui doit être traduite de façon cohérente dans toutes les enceintes. Et c’est à la lumière de cette orientation que j’ai présenté les amendements que je souhaite voir apporter au projet de réforme proposé par la commission. Il nous reste maintenant à faire le nécessaire pour que ces orientations soient reprises par la commission dans son travail de préparation des règlements d’application de la réforme de la politique agricole commune.
L’intervention de la France dans les négociations communautaires a permis que le conseil des ministres de l’agriculture adopte au mois de novembre une résolution qui constitue à mes yeux une bonne base de travail. Elle ne constitue certes qu’un point d’appui, mais je l’utiliserai pour faire jouer tous les leviers dont je dispose afin de faire les amendements nécessaires pour que ce projet soit conforme à nos intérêts.