Article de M. Jean-Louis Debré, ministre de l'intérieur, dans "Le Figaro" du 7 novembre 1996, sur la politique de l'immigration et la lutte contre l'immigration et le travail clandestins, intitulé "Pour une immigration irrégulière zéro".

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : Emission Forum RMC Le Figaro - Le Figaro

Texte intégral

La France a toujours été un pays d'immigration, accueillant sur son sol des flux de population importants, en provenance, pour la majeure partie, de nos voisins européens. À ce titre, elle a longtemps fait figure d'exception dans une Europe terre d'immigration et réservoir de main-d'oeuvre pour l'extérieur. Plusieurs raisons expliquent cette particularité : la position géographique de la France, une démographie plus faible que celle de nos voisins, la nécessité d'alimenter l'économie en hommes.

Notre pays a donc connu plusieurs vagues d'immigration, avant-guerre, pendant la reconstruction, puis au cours des Trente Glorieuses. Quelles que soient les différences de volume ou de nationalité, ces flux migratoires avaient des points communs : ils avaient pour origine l'Europe, voire l'Afrique du Nord, plus récemment ; pour raison d'être le travail ; pour conséquence le renfort démographique.

Depuis 1974, l'immigration a profondément changé de nature et de dimension.

Première évolution : la pression migratoire s'est accrue et diversifiée. D'européenne, l'immigration est devenue progressivement africaine, puis maintenant asiatique. Il y a, à l'heure actuelle, plus de 60 000 non-admissions venant des différents pays d'Asie par an. On constate une forte pression à nos frontières de l'immigration irrégulière indienne (+ 60 % de non-admissions sur les sept premiers mois de 1996) ou encore chinoise (la Chine est ainsi au huitième rang pour les non-admissions et les irréguliers). Le développement des filières sri-lankaise, pakistanaise et bengalies, n'est pas la moindre des évolutions que nous constatons aujourd'hui. Elle est d'ailleurs en passe de donner naissance à un communautarisme agressif qui tranche avec l'intégration discrète dont nous avions l'habitude.

Deuxième évolution : l'immigration de travailleurs se transforme en une immigration d'ayants droit. La politique du regroupement familial, l'attrait exercé par notre protection sociale et le ralentissement de la conjoncture économique expliquent cette mutation, qui est perceptible au travers des statistiques actuelles. Sur 90 000 entrées régulières par an, on dénombre 25 000 regroupements familiaux, 25 000 étudiants, 5 000 réfugiés politiques, 10 000 demandeurs d'asile à titre provisoire, 25 000 visiteurs de longue durée, dont seulement 15 000 titulaires d'un contrat de travail.

Troisième évolution, liée aux deux précédentes : ce qui était une immigration de renfort démographique devient une immigration de substitution de peuplement, avec toutes les conséquences que cela implique – formation de ghettos dans un certain nombre de quartiers de nos villes, montée du communautarisme au détriment de l'intégration personnelle, tensions ethniques et essor de la xénophobie et du racisme, intrusion de l'immigration dans le débat politique national.

Voilà dans quel contexte les gouvernants d'aujourd'hui doivent agir. Leur tâche est de surcroît compliquée par l'accroissement considérable des facilités de circulation et par l'édification d'espaces régionales dont ils ne maîtrisent pas la totalité des règles de fonctionnement, et ne contrôlent pas tous les mécanismes. Ces considérations ne sauraient, naturellement, nous conduire à la passivité ou à l'affolement.

Relativisons d'abord le poids des transports et des communications dans les flux migratoires. Les transferts de population ne sont pas nés avec les réseaux modernes et remontent à la nuit des temps. Quant à la construction européenne bien comprise, elle est susceptible de nous donner des moyens d'action supplémentaires pour canaliser les flux migratoires.

Puissent toutefois ces contraintes faire que se dissipent quelques illusions commodes mais trompeuses. Europe ou pas, facilités de transport ou non, fermeté politique ou impuissance publique, je ne crois pas à l'immigration zéro, cette ligne Maginot des temps actuels qui rassure à bon compte des citoyens inquiets. La France est un carrefour géographique aux milliers de kilomètres de frontières terrestres, aériennes ou maritimes, qu'il faut contrôler, mais qu'il est irréaliste de vouloir rendre hermétiques. La France demeure une puissance mondiale qui a vocation à rayonner au-delà d'elle-même et de l'Europe de l'Ouest. Son influence dépend de sa capacité à accueillir des étudiants, à faire connaître sa langue et sa culture, à maintenir des liens de coopération avec les pays en voie de développement. Il est paradoxal de voir les croisés de l'identité nationale oublier ce qu'elle doit à l'universalisme français.

Je n'aurai garde d'oublier la contribution de l'immigration à l'économie française, et notamment au fonctionnement des services publics. Jadis, c'était le bâtiment et les travaux publics ou l'automobile que les étrangers venaient soutenir par leur travail. C'est aujourd'hui l'hôpital public ou les services d'entretien qui bénéficient de l'apport de main-d'oeuvre étrangère. Il faut avoir le courage de le reconnaître, même si l'on peut déplorer la réluctance de nos concitoyens à exercer ce type d'emplois.

Dresser ces constats, ce n'est pas renoncer à définir une politique de l'immigration crédible, bien au contraire, c'est en peindre l'environnement et en souligner la nécessité. C'est quitter le mythe pour la réalité, la rigueur de pacotille pour la véritable exigence, celle qui s'attaque aux vrais problèmes dont dépend l'avenir de la France.

Nous sommes placés aujourd'hui devant un choix clair : accepter le développement séparé des communautés ou assumer l'assimilation républicaine. Ces deux options ont chacune sa logique et sa légitimité.

Le communautarisme prend pour exemple et pour modèle les États-Unis. La régulation des flux migratoires s'effectuerait par le biais de quotas fixés par nationalités. La notion renoncerait à imposer un modèle commun d'organisation à tous ainsi que des valeurs collectives pour se borner à laisser vivre, dans l'autonomie la plus grande, des groupes ethniques ayant leurs propres règles et ne se mélangeant pas les uns aux autres. Naîtrait ainsi une société multiculturelle, sur les plans à la fois géographique et social.

Prôner cette politique, c'est oublier qu'il existe une singularité américaine que l'on ne peut généraliser, qu'outre Atlantique le communautarisme coexiste avec un patriotisme dont la vitalité ne s'affaiblit pas. Si l'on ajoute la prise en compte de la dimension territoriale à la fois continentale et insulaire, de l'Amérique on comprend combien il serait difficile de transposer chez nous une politique équivalente. La mise en place d'une stratégie des quotas, séduisante à certains égards, se heurte à de nombreux obstacles : quelle clé de répartition entre les nationalités ? Quelles réactions en Afrique et dans les pays francophones ? Quelle capacité d'absorption pour la société française ? Et quels risques de constitution de ghettos supplémentaires où s'entasseraient des étrangers heureux ?

Nous avons la chance d'avoir jusqu'à présent réussi l'assimilation, lorsque nous y avons cru et quand nous nous en sommes donné les moyens. Pourquoi la renier aujourd'hui ? Pourquoi ne pas appeler les choses par leur nom ? Pourquoi chercher des termes aseptisés pour marquer une volonté et appliquer une politique ?

La politique d'assimilation a un siècle. Elle repose sur l'idée simple que la France n'est pas une ethnie mais un choix culturel. Quiconque vit sur notre sol est appelé à le partager. Au-delà des réalités administratives de l'intégration, là est le ressort essentiel du succès de l'action publique. Si nous venions à douter de nos valeurs, de la pertinence de nos principes républicains, de la nécessité d'appliquer la loi de manière égale pour tous, de maintenir fermement la séparation de l'église et de l'État, et plus généralement de la sphère privée et de la norme civique, alors aucune politique d'immigration crédible ne serait possible.

Que l'on me comprenne bien : l'assimilation républicaine n'est pas négatrice des différences, oublieuse des cultures et des sensibilités de chacun. Mais elle cantonne la différence aux pratiques individuelles et associatives sans jamais l'établir dans le droit positif. Le droit à la différence s'est transformé progressivement en une aspiration à la différence des droits. Cela nous rappelle le temps des Mérovingiens, où chaque vague d'arrivants donnait naissance à un droit particulier : un pour les Wisigoths, un pour les Ostrogoths, etc. Ce retour en arrière n'est pas acceptable. Pour assimiler des flux migratoires, il faut croire en soi-même, en son État et en ses lois. On peut après discuter des outils et des méthodes. C'est bien sûr, quotidiennement, une question primordiale.

Car il est clair que les outils traditionnels de l'assimilation républicaine ont fait leur temps. L'armée ne sera plus à l'avenir le creuset citoyen qu'elle était naguère. La fiscalité, par le jeu des exonérations et des régimes particuliers, n'a plus ce pouvoir égalisateur que lui conférait la Déclaration des droits de l'homme. Il reste l'école, qui, confrontée aux ghettos créés par un urbanisme inapproprié, à tendance à reproduire les carences de son environnement plutôt qu'à y remédier. Nous avons encore la possibilité de renverser la tendance en redonnant à l'Éducation nationale des missions claires : instruire les enfants, transmettre les connaissances, former l'esprit critique et la liberté de jugement, développer le civisme et le respect des règles élémentaires de la vie commune.

En dépit de l'affaiblissement des piliers de la République, faut-il réduire l'assimilation républicaine à une incantation ? Je combats cette idée avec vigueur.

D'abord parce que, malgré tout, l'intégration se passe mieux qu'on ne le croit. J'en veux pour preuve la très grande stabilité de la société française devant les tentatives de déstabilisation imputables au terrorisme intégriste de l'an dernier. Il y a, certes, des quartiers où la situation est dangereuse. Il y a le phénomène préoccupant d'enfants nés en France et qui ne se sentent pas français. Mais, tout compte fait, les arrivants réguliers n'éprouvent pas de difficultés majeures à s'assimiler.

La deuxième raison qui incite à la prudence réside en l'émergence de nouvelles formes d'assimilation. Je pense notamment au sport, qui joue aujourd'hui un rôle majeur dans notre société, grâce à la densité du tissu associatif, à l'exemplarité de certains itinéraires et à leur mise en valeur par les médias, à l'élan patriotique qui accompagne les grands évènements. Je considère également que la vitalité du monde associatif, les trésors de dévouement et d'engagement que l'on y trouve, pallient dans une certaine mesure la défaillance de certaines structures traditionnelles.

Il faut également mettre l'accent sur la réussite individuelle, économique, financière ou autre, propre à l'immigration.

Enfin, et ce n'est pas le moindre aspect, l'assimilation républicaine n'aura d'avenir que si nous sommes capables de maîtriser les flux de population. Je vous ai dit ma méfiance à l'égard du concept d'immigration zéro et mon refus des quotas. Mais je suis un fervent partisan du concept de l'immigration irrégulière zéro. Et c'est le sens de la politique que je mène au nom du gouvernement.

Cette politique repose sur plusieurs éléments :

Il faut d'abord nous donner les moyens d'une application quotidienne et constante de nos lois. Le projet de loi que je m'apprête à défendre devant le Parlement n'a pas d'autre ambition. Il se situe dans la ligne des lois volées à l'initiative de mon prédécesseur. À l'usage, sont apparues un certain nombre de difficultés d'application de la législation. Notre rôle est d'apporter les aménagements nécessaires afin d'améliorer l'efficacité des procédures. Je sais que nombre de nos compatriotes se sont interrogés cet été : pourquoi ne pas avoir évacué l'église Saint-Bernard plus tôt ? Pourquoi cette impression d'imbroglio juridique ? Tout simplement parce que le droit en vigueur ne permettait pas d'agir autrement. Aurait-on compris que je prône le respect de la loi pour les autres, et que je m'en affranchisse pour moi-même ?

Rendre notre droit plus facilement applicable, c'est d'abord parfaire le dispositif d'éloignement des étrangers en situation irrégulière, par l'adaptation des règles de la rétention administrative. C'est également rendre plus opérants les contrôles à la frontière, en reconnaissant aux officiers de police judiciaire la faculté de procéder à une visite des véhicules., à l'exclusion des voitures particulières, dans une bande de 20 kilomètres au voisinage des frontières intérieures de notre pays. Cette orientation complètera utilement la coopération policière européenne, que les accords de Schengen nous permettent de mettre en oeuvre, et qui s'est traduite par la création de commissariats communs avec l'Espagne, par exemple. On ne peut pas fermer les frontières, mais on peut les contrôler.

Encore faut-il avoir non seulement un droit adapté, mais aussi une volonté politique. Le bras séculier de cette volonté est l'exécution des reconduites à la frontière. Il s'agit là aujourd'hui du moyen le plus efficace, le plus sûr, le plus utilisable pour combattre l'immigration clandestine. Encore faut-il ne pas avoir peur de l'employer. La multiplication des opérations groupées de reconduite a deux effets : une conséquence directe de réduction de l'immigration irrégulière ; une conséquence indirecte de dissuasion à l'égard des candidats à l'immigration et des États concernés.

Ces actions doivent s'accompagner d'une fermeté absolue à l'égard des employeurs clandestins et des filières du travail clandestin. Le démantèlement d'un nombre important d'ateliers en région parisienne est à mettre au crédit de l'État. Le projet de loi que Jacques Barrot défendra au nom du gouvernement permettra d'aller plus loin dans la répression de pratiques inadmissibles, sur les plans aussi bien ethnique qu'économique.

Croyez-le, cette politique de maîtrise des flux n'a pas pour but de causer de l'agitation médiatique. J'observe d'ailleurs qu'elle est entrée dans les moeurs. Elle commence à être connue dans les pays d'immigration et comprise par les États. Il faut la poursuivre car elle est le troisième pilier d'une stratégie globale qui vise à promouvoir l'assimilation républicaine. Dans la République, chacun a des droits et des devoirs, et ceux-ci ne dépendent jamais de la couleur de la peau ou de l'origine ethnique. Ils dépendent de la loi fixée par la nation, qui s'impose à tous les citoyens.

Croire en nos valeurs et les faire respecter, accepter les étrangers qui acceptent nos lois, dissuader ceux qui les refusent : c'est un bon triptyque pour une bonne politique.